Premières mesures révolutionnaires de Kamo et Eric Hazan : une lecture critique


D'abord, l'éditeur et sa maison d'édition : si La Fabrique est une maison d'édition fondée en 1998 dont le catalogue est l'un des plus stimulants qui puissent aujourd'hui exister, Eric Hazan est un homme d'édition (déjà les éditions Hazan), un vrai (qui serait un peu, toutes choses égales par ailleurs, comme le François Maspero des temps actuels). Autrement dit un éditeur indispensable sur lequel peuvent compter tous ceux qui ne se satisfont ni de l'ordinaire capitaliste ni du renoncement à l'hypothèse communiste. On sait en effet, et notamment grâce aux constats dressés par André Schiffrin (dont Eric Hazan a justement publié plusieurs ouvrages), que la sphère de l'édition dans sa soumission toujours plus grande aux pressions financières fait de plus en plus l'économie des éditeurs et des politiques éditoriales qu'ils peuvent y défendre. Aux côtés d'autres (à l'instar par exemple des éditions Lignes : ), La Fabrique se présente ainsi comme cette maison d'édition suffisamment amicale et accueillante pour la pensée dissensuelle, ouverte sans sectarisme ni dogmatisme à tous les réflexions critiques et hétérodoxes, qu'elle multiplie les éditions d'ouvrages incontournables, de Jacques Rancière et Alain Badiou à Grégoire Chamayou en passant par les nombreux titres consacrés, tantôt aux relectures progressistes de la Révolution française, tantôt à la (re)découverte de pans entiers et méconnus de l’œuvre d'Antonio Gramsci et Walter Benjamin (enfin les pièces manquantes de son Baudelaire viennent d'être révélées). Ajoutons qu'Eric Hazan ne se suffit pas seulement de l'édition car il est également l'auteur d'un certain nom de livres témoignant d'une persévérance dans l'engagement contre le consensus policier consacrant l'ordre existant. Autant (et c'est bien logique) du côté des Palestiniens en lutte pour leur indépendance nationale (et la plus grande utopie serait celle d'un État commun défendue dans un ouvrage récent cosigné avec Eyal Sivan) que du côté des partisans (comme Alain Badiou) du droit de critiquer Israël sans devoir subir automatiquement la rhétorique antisémite servant de réflexologie aux partisans du statu quo colonial. Avec Premières mesures révolutionnaires (cosigné par l'inconnu Kamo – un rapport avec le militant bolchevique du même nom, compagnon de route de Staline mystérieusement décédé en 1922 ?), Eric Hazan « se propose humblement de rouvrir la question révolutionnaire » (p. 8) et, à ce titre, s'inscrirait dans la même dynamique qu'Alain Badiou (Le Réveil de l'histoire. Circonstances 6) et Michael Hardt et Toni Negri (Déclaration. Ceci n'est pas un manifeste). Tous d'accord a minima pour dire que nous n'en avons pas fini avec l'histoire pour autant qu'elle ne se cantonne pas à dresser l'édifiant récit des vainqueurs. Des insurrections des peuples des pays du Maghreb et du Machrek de 2011 aux diverses secousses sociales qui ont saisi (et saisissent encore) de nombreux pays (et souvent parmi les plus riches de la planète), nombreuses sont les preuves d'une conflictualité qui, mondiale même si inégale, ébranle les idéologues patentés et autres faiseurs d'opinion visiblement pas fatigués lorsqu'il s'agit de seriner, malgré la crise du capitalisme depuis 2007, la rengaine valorisant l'hégémonie néolibérale. Comment les auteurs de Premières mesures révolutionnaires déterminent les prodromes de leur constat ? Et en quoi les mesures préconisées par eux représentent-elles la mesure d'une nécessité à sortir par le haut du désastre économique, social et écologique dans lequel nous plongent les contradictions du capital ?

 

Le « capitalisme démocratique »

comme gouvernement s'autorisant (de l'absence) du peuple

 

La première partie de l'ouvrage intitulée « On a raison de se révolter » pose d'emblée la distinction entre trois formes idéal-typiques de gouvernements (dirigé par un parti unique, préservant à coup de fusils un régime autoritaire victime d'instabilité politique ou bien placé entre les mains de l'oligarchie libérale dénommée ici « capitalisme démocratique », p. 15). Les « trois piliers » dont se soutient le dernier modèle présenté par les États qui l'appliquent, à savoir l'élévation du niveau de vie (depuis l'institution du « compromis fordiste » après 1945), la paix entre les peuples et le respect des droits civils synonyme de libertés démocratiques, n'ont pas cessé depuis d'être corrompus par le pouvoir de la finance. « Nulle part, le pouvoir n'appartient au démos » (p.16) écrivent à juste titre les auteurs, ce qui induit le vide populaire réel des formes politiques existantes et leur subordination corrélative aux marchés sous le double principe du lobbying et du pantouflage (p. 18). En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » opéré par le gouvernement PS aura rétrospectivement représenté l'institutionnalisation d'une hétéronomie au nom de laquelle le politique s'identifiera toujours moins aux besoins populaires et toujours plus aux intérêts de l'économique. Et le discours de la « crise » viendrait parachever auprès des peuples le statu quo idéologique au nom duquel les pires régressions sociales doivent être acceptées et supportées au nom du renflouement du capital. C'est pourquoi, considèrent les auteurs, s'indigner, protester et pétitionner ne servent pratiquement à rien, sinon à entretenir l'imaginaire existant en excluant du champ du possible l'idée que le peuple pourrait bien prendre son destin en mains en refusant d'abandonner sa souveraineté sacrifiée au contrôle et à l'expertise de la classe des politiciens professionnels.

 

L'ossification du trotskysme comme les effets de manche du PG ou du Front de Gauche ne sont à ce titre guère à la hauteur des enjeux politiques quand l'urgence sociale s'exprime en émeutes et révoltes toujours plus appréciées par les médias quand elles affectent les pays non-occidentaux que lorsqu'elles relèvent du monde occidental. Et si le signifiant de communisme retrouve une certaine aura grâce au travail de quelques philosophes critiques, fait encore défaut un semblable travail à effectuer concernant son vieux double – la « révolution » – qui mériterait la même entreprise de (re)légitimation symbolique. Eric Hazan et Kamo ne partagent pas l'opinion courante d'une dépolitisation ou d'une atonie des masses populaires qu'expliqueraient la privatisation et l'individualisation des existences consécutives à la mondialisation du capital. Les diverses formes de conflictualité manifestent en réalité un désir de changement social et politique qui resterait pourtant marqué par un « scepticisme ambiant sur l'idée de révolution » (p. 25). La défaite historique du « communisme de caserne » n'est pas pour rien dans ce scepticisme en regard duquel un peu de pensée dialectique consiste aussi à en saisir la positivité sous la forme d'une « désétatisation » du communisme dont les communistes libertaires ont persévéré à soutenir l'idée... depuis Bakounine ! Et c'est bien dommage qu'il ne soit que trop peu fait mention dans Premières mesures révolutionnaires de l'histoire (certes bien minoritaire) de ce communisme-là (puisqu'il y eut – et il y a encore – autant de communisme que de groupes ou d'organisations s'en réclamant), à part un rapide clin d'œil au « doux prince Kropotkine » (p. 55). Un communisme hétérodoxe et libertaire, aussi anticapitaliste et anti-libéral qu'il est anti-étatique et anti-stalinien, dont l'histoire a jusqu'ici montréla fidèle obstination dans quelques principes universels,et dont l'actualité viendrait opportunément démontrer que le temps serait venu de la plus grande appropriation de ses idées par les peuples soucieux de leur auto-émancipation.

 

Créer l'irréversible révolution, maintenant

 

Un temps propice au soulèvement révolutionnaire qui serait dès lors venu, disent les auteurs dans la deuxième partie de leur ouvrage intitulé « Créer l'irréversible », et qui se manifesterait déjà par « l'évaporation du pouvoir » (p. 31) ayant marqué l'été 1789 comme le printemps 1968, comme il a récemment marqué les évictions populaires de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte durant l'année 2011. Mais ces évictions ont été également suivies d'un processus électoral au terme duquel s'est fondé le rétablissement autoritaire du pouvoir étatique (et même islamique au Maghreb). Ce cycle est connu, celui de la « révolution populaire – gouvernement provisoire – élections – réaction » (p. 33), revenant régulièrement sanctionner les aspirations libertaires du peuple, depuis février 1848 et septembre 1870 au gouvernement du social-traître Ebert consécutif à l'écrasement de la révolution allemande de 1918-1919 en passant par la guerre civile italienne des années 1944-1945. En lieu et place d'une assemblée constituante qui reconduirait l'autorité de l’État et le cercle monotone de la scansion électorale, les auteurs prescrivent de « créer immédiatement l'irréversible » (p. 35) en prônant « la dissolution des corps constitués » (p. 38). Les questions, régulièrement discutées par toutes les personnes, militants organisés ou non soucieuses du dépassement de l'impasse capitaliste, du sort de l'argent comme « équivalent général abstrait » ou de l'abolition du salariat afin de sortir de la centralité économique du travail, ne se régleront certes pas en un jour, mais pourront toujours demeurer à l'ordre du jour des débats qu'une société véritablement démocratique se donnera à elle-même dans la participation du plus grand nombre de ses citoyens (on insistera pour notre part sur le fait que l'argent ou le travail ne deviennent des abstractions soutenant la persévérance du capital que pour autant qu'ils se trouvent subsumés sous le principe de la marchandise : une fois la marchandise et la propriété lucrative abolies, l'argent et le travail n'induiront rien d'autre que la possibilité concrète de faire société en y assurant la circulation de ses éléments matériels et immatériels).

 

Ce qui reste en tous les cas certains, c'est que l'actuelle revendication d'un « revenu universel garanti » (ou « dotation inconditionnelle d'autonomie », p. 45), autant portée par des économistes libéraux que par certains disciples de Toni Negri conceptualisant un « capitalisme cognitif » potentiellement libérateur pour les « multitudes », ne règle au fond en aucune manière la domination d'un capitalisme pour lequel la centralité du travail et de l'argent et l'individualisation de la vie commune sont posées comme d'incontournables prérequis. Au lieu de créer du revenu tributaire d'une redistribution fiscale opposée au salaire socialisé afin d'alimenter la machine du « pouvoir d'achat », les auteurs préconisent de libérer les individus de l'argent et du travail par la création d'un « processus constituant » (dirait à nouveau Toni Negri) qui, au-delà de la forme stricte de l'assemblée constituante, produira la nouvelle société égalitaire. On peut en passant se demander si Eric Hazan et Kamo ne confondent pas travail et emploi, le second terme induisant la capture capitaliste du premier terme. Travail qu'il faudrait libérer donc du carcan de l'emploi (et de ce qui accompagne structurellement le travail subordonné, à savoir le chômage et la précarité), ainsi que le pense Bernard Friot (mais ses thèses ne sont hélas ici pas plus discutées que celles de Frédéric Lordon  évoquant l'institution de « récommunes » synonymes d'appropriation commune des choses de l'économie abandonnée à la gabegie lucrative), cette libération appelant l'émancipation des salariés face aux employeurs. Alors, l'abolition du salariat se posera peut-être moins que son extension intégrale induisant l'institution d'une « citoyenneté économique » (à partir de 18 ans), l'élargissement de l'assiette de la part socialisée du salaire intégrant la part patronale et la création, à côté de la cotisation sociale, d'une « cotisation économique » finissant par se substituer au capital. Reste qu'il est fortement probable qu'« avec la fin du capitalisme démocratique, la quantité de travail diminuera » (p. 51). Et, par conséquent, les emplois inutiles servant à entretenir les circuits de l'accumulation du capital et la consommation ostentatoire des riches devront disparaître pour laisser place à une société émancipée des dogmes du « travail obligatoire » et de la « dictature de l'économie » (p. 53). Là encore, malgré l'auguste référence à l'Économique de Xénophon, économie est comme travail saisie de manière abstraite et au bout du compte unilatérale (autrement dit : au service strict de la domination). Alors qu'il ne s'agirait, au fond, que de remettre l'économie et le travail à leur place : c'est-à-dire au service du commun et non au profit de quelques-uns contre tous les autres.

 

En revanche, il faut saluer la charge anti-humaniste des auteurs qui ont bien raison de rigoler lorsque se font entendre les arguments autoritaires en faveur de l'existence de l'État, grand arbitraire censé empêcher depuis la fiction du Léviathande Thomas Hobbes que l'« Homme » soit un loup pour l'« Homme ». Car cet « Homme » est bien une invention moderne (de l'âge classique précisément, comme l'avait déjà rappelé à l'époque des Mots et les choses Michel Foucault en 1966) qui, en plus de rabattre dans une seule essence abstraite dévolue au triomphe du masculin universel la moitié féminine de l'humanité, réduit les gens à des bêtes dangereuses que seule la contrainte étatique domestiquerait. « ''L’Homme'' n'existe tout simplement pas. S'il existe une chose qui produit effectivement un être vil, abject, menteur, misérable, c'est bien la contrainte étatique » (p. 55). Cette anthropologie négative (comme il existait naguère une « théologie négative ») représente une fiction politique destituant les gens de leurs capacités à vouloir vivre dans un monde meilleur. Et ce, au nom des pires (et seulement celles-là) tendances dont il n'est pas dit qu'elles n'existent paset que seul l'autoritarisme étatique saurait réprimer alors qu'avec l'autoritarisme du capital, celui de l'Etat les entretient. Sans verser dans le mythe rousseauiste du bon sauvage (pas plus évident que le lycanthrope hobbesien), on devrait plutôt parier, quand on cause révolution, sur les aspirations réelles des peuples dont la requête est d'abord celle de leur dignité quotidiennement bafouée. Et ce pari, s'appuyant sur de nombreux précédents historiques (comme l'émancipation allait de soi sans verser dans l'extermination, à l'époque de la Commune en 1871, de la révolution espagnole de 1936 et de la Commune de Shanghai en 1967) doit savoir faire fi de la sempiternelle argutie anti-totalitaire qui identifie systématiquement la révolution à la barbarie afin de laisser intouchée les fallacieuses nécessités du capitalisme et de l'étatisme.

 

Limites du discours : sur l'organisation, l'écologie, les forces militantes disponibles...

 

« Pour créer l'irréversible, il faut éviter que se reconstitue un État » (p. 57) posent les auteurs citant Saint-Just : « Un peuple n'a qu'un ennemi dangereux, c'est son gouvernement » (idem). Et cette disparition, loin d'entraîner le chaos, induira dans sa mise en pratique l'évanouissement de ce « centralisme bureaucratique » (p. 60) qui, avatar bourgeois du « centralisme démocratique » léniniste des bureaucraties soviétiques, produit quotidiennement à l'échelle nationale le désordre social. Et la décentralisation n'aura sournoisement servi qu'à réaffirmer un peu plus la présence étatique à toutes les échelles territoriales – échelons régionaux, départementaux, cantonaux, municipaux. Il suffit, pour des raisons fumeuses d'austérité budgétaire synonyme de délégation du poids de la dette étatique sur l'ensemble de la société, d'un gel des dotations globales de fonctionnement que l'État « doit » aux collectivités territoriales depuis 1984 pour comprendre à quel point l'autonomie des territoires n'est qu'un vain mot. C'est pourquoi la démocratie sans le capitalisme appelé de leurs vœux par les auteurs de Premières mesures révolutionnaires devra s'instaurer à partir d'un maillage territorial, de « l'échelle des villages et des quartiers, du moins à une échelle localisée » (p. 61). Et c'est à cette échelle que des assemblées, des groupes de travail, des collectifs divers, des comités hétérogènes fleuriront (mais les auteurs n'ont vraisemblablement pas pensé aux « cent fleurs » de Mao) en garantissant eux-mêmes l'application de leur décision sans s'en remettre aux procédures standards du formalisme parlementaire (le vote à bulletin secret ne représentant qu'une solution de dernière instance, sanctionnant un « échec à s'entendre », p. 63). Pour autant, cette prise de position n'appelle pas la célébration d'un principe classique des partisans de la « démocratie directe», à savoir l'assemblée générale. S'il est vrai que les individus rompus à l'exercice peuvent influer leur déroulement et peser sur les décisions prises, et s'il est vrai que persistentles réflexes consistant à se déresponsabiliser en déléguant à ceux qui revêtent si bien les habits du délégué, l'assemblée générale et la souveraineté populaire qu'elle implique semblent difficilement contournables dans le processus persévérant d'une démocratie ouverte à son in-finie auto-institution (comme le dirait le philosophe Jean-Luc Nancy). Aussi, la critique appropriée des réseaux sociaux et de l'Internet censés rendre à nouveau possible la révolution (comme certains médias l'auraient remarqué pendant le « Printemps arabe ») n'est fondée qu'en rappelant les puissances (phénoménologiques) de l'inter-subjectivité couplée à la force émancipatrice de la « palabre, le contact avec les yeux et avec les mains, les verres bus en commun » (p. 65).

 

On pourra cependant critiquer dans ce rapide état des lieux du possible révolutionnaire l'absence de réflexion consacrée à la structuration intercommunale ou fédérale à partir de laquelle s'organiserait le tissu hétérogène des collectifs sur un territoire plus vaste que l'échelon local et communal (une réflexion qui induirait à veiller à ne donner à ces nouvelles structures aucun pouvoir propre par l'obligation de ses participants à adopter la rigueur de mandats impératifs tournants). La délégation impérative et tournante, élargie à tout le monde parce que le postulat égalitaire est (comme le dirait Jacques Roncière) que tout le monde est capable, mène-t-elle automatiquement à la représentation politique et, partant, à la reconstitution de la petite classe politicienne ? Ce n'est pas là chose plus garantie que serait garanti l'effondrement social et la barbarie consécutifs à la mise à bas de l'État. Il existe malgré tout des domaines (notamment industriels) requérant qu'ils soient investis au niveau de la province (plutôt que de la région, échelon bureaucratique promis à disparaître) comme du pays tout entier, qu'il s'agisse des énergies (le nucléaire est immédiatement visée) aux voies de communication en passant par les circuits de l'information. Concernant le champ de la santé, deux ennemis sont clairement désignés : la pharmacie (cet « immense déballage », p. 69) et l'imagerie médicale (cette « mystification », p. 70). Dans la foulée, la question écologique est soulevée, vite écartée (et même un peu trop rapidement, comme chez Alain Badiou d'ailleurs) aunom du fait que le registre écologiste dominant s'inscrirait dans la politique de la culpabilisation citoyenne. Les thèses de l'écologie radicale ou de l'éco-socialisme ne sont même pas débattues et seule « la prolifération urbaine » au risque de la désertification des campagnes est ici pointée comme le gros problème à urgemment régler. C'est un peu court, d'autant plus qu'une critique du productivisme est une condition sine qua non pour sortir de schémas d'organisation de la production d'un vivre-ensemble. Et ainsi échapper à des normes industrielles qui, historiquement partagées par le capitalisme d'État soviétique et par le capitalisme mixte ou libéral des économies de l'ouest, ont pesé de tout leur poids dans la dévastation environnementale de la planète.

 

L'histoire n'est pas finie, elle s'écrit partout aujourd'hui...

 

Les auteurs citent, comme preuves à l’appui du sens de l’organisation rationnelle et égalitaire dont savent faire preuve les classes populaires dans leur souci de revitaliser les campagnes désertifiées par la violence du centralisme bureaucratique, Tarnac situé sur le plateau des Millevaches et Marinaleda en Andalousie. S’il s’agit là certes d’« îlots dans l’océan du capitalisme bureaucratique » (p. 86) victimes d’offensives étatiques visant à les dénigrer et les désorganiser (comme on l’a vu à Tarnac lors de la pseudo « affaire Julien Coupat »), ces exemples témoignent aussi d’un désir des auteurs de contrarier par la pratique réellement existante la critique potentielle du spontanéisme des masses que pourraient leur adresser « les militants des groupuscules néotrotskystes, néoléninistes ou néomaoïstes qui proposent sur le trajet des cortèges syndicaux leurs journaux écrits dans une langue d’un autre temps » (p. 107). On pourra ici regretter autant la stricte réduction des forces potentielles offertes par les groupes d’extrême gauche à la critique de leurs pratiques certes encore largement imprégnées de sectarisme, que l’exclusion hors du champ de la réflexion du monde syndical, hétérogène et zébré de contradictions (entre l'énergie de certaines bases militantes et l'ossification des structures fédérales et confédérales). La requête finale d’un « rencontrons-nous » oblige d’ailleurs à dépasser ce type de clivage pesant de tout leur poids sur l’avenir révolutionnaire, clivage au nom duquel devrait répondre au sectarisme réel des uns le jugement cynique des autres, peut-être inorganisés. La référence répétée à des groupes non-identifiés de femmes et de chômeurs, d’habitants des quartiers et de jeunes manifeste un impressionnisme dans le relevé des forces existantes en regard duquel apparaît comme plus difficile le saut du tigre révolutionnaire. Si l’on partage l’idée qu’il faille s’extraire de « l’attentisme bavard » (p. 107) propre aux organisations révolutionnaires classiques, persiste la question de l’organisation et de la structuration dans le désir de l’auto-émancipation populaire qui, en période révolutionnaire effective, se répercutera aussi sur le plan structurel ou organisationnel d’un communalisme ou d’un fédéralisme assurant la liaison entre, par exemple, les lieux de travail et les lieux d’habitation, tous compris comme lieux de vie. C’est là un point aveugle des propositions des auteurs Premières mesures révolutionnaires dont la demande de révolution est projetée, à l’exclusion des militants pour qui le signifiant révolutionnaire reste encore pourtant opératoire, sur des collectifs dont on se demande si la défense de leurs intérêts immédiats, aussi légitimes soient-ils, recoupe bien le désir du communisme. Et c’est plus généralement le problème, lors de la lecture de l’ouvrage, de la dissociation de la question révolutionnaire de celle du communisme qui pousse à travailler dans le sens de l’appropriation par le plus grand nombre de ses principes.

 

Pour finir, la troisième et ultime partie de l’ouvrage, intitulée « Les jeux sont ouverts », fait en premier lieu un sort à la question du fascisme. Sauf que l’appréhension du problème est ici contradictoire. D’une part en effet, il s’agit de distinguer l’« imprégnation fascistoïde » actuel du fascisme militarisé des années 1930 (p. 100). D’autre part pourtant, le constat est celui de la multiplication européenne (en Allemagne, en Grèce) des violences racistes entretenues par un discours anti-immigré relayé par le consensus médiatico-politique. Et les dérives dites « populistes » (les opportuns guillemets accordés au terme de « populisme » encourageraient légitimement à discuter, comme le fit la politiste Annie Collovald, une notion fourre-tout et consensuelle s’agissant d’identifier dans la même catégorie extrémiste gauche de la gauche et droite de la droite) des partis de l'ensemble de l'échiquier politicien, au lieu de dévitaliser les partis d’extrême droite, ne font qu’entretenir ce consensus entraînant en toute logique le renforcement de la légitimité de leurs argumentaires nationalistes. On ne comprend alors pas vraiment le postulat selon lequel l’antifascisme serait un « leurre » (p. 103). On le comprend encore moins alors qu’est fait mention du meurtre ignoble de Clément Méric. Le prétexte, hautement fallacieux, serait que la réaction au fascisme viendrait selon une dialectique infernale le revigorer tout en « donnant l’impression de soutenir l’ordre démocratique existant » (p. 104). Mais les faux démocrates et vrais libéraux se contrefichent aujourd'hui de l'antifascisme. La critique concernant l’impressionnisme propre à la vision des auteurs de Premières mesures révolutionnaires s’en trouverait aisément renforcée, d’autant plus que CAPAB (le collectif antifasciste Paris-Banlieue auquel appartenait le militant assassiné), ainsi que d’autres groupes antifascistes, se battent avec leurs moyens (que l'on peut toujours raisonnablement discuter) contre le fascisme compris comme chien de garde du capitalisme. Parmi les collectifs désignés sans plus de précision par Eric Hazan et Kamo pour soutenir l'effectivité révolutionnaire, il y aurait ceux-là et les mêmes ne se feront probablement pas attendre pour s’inscrire dans cette dynamique.

 

Le défaut d’articulation politique entre communisme et révolution et le manque de stratégie adossé à l’impressionnisme du relevé de l’existant, l’absence de réflexion sur les structures à construire afin de fédérer les forces révolutionnaires inventant un nouveau vivre-ensemble et la sous-estimation de la problématique écologique, la saisie abstraite de notions telles l'argent, le travail et l'économie et les piques sans portée contre le sectarisme d’extrême gauche ou l'impasse supposée de l'antifascisme, tout autant que le quasi-oubli de la mention des groupes anarchistes et communistes libertaires, finissent par se conjuguer et affaiblissent quelque peu les arguments des auteurs de Premières mesures révolutionnaires. En revanche, ce qui demeure, c'est leur passion révolutionnaire, une passion plus grande que tous les renoncements et toutes les résignations qui nous est commune, et qui attesterait qu'il y a moins de vraies divergences que de faux problèmes à dépasser ensemble dans les discussions à venir.

 

31 octobre 2013

 


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