Idiotie du réel, bêtise des doubles

l’ontologie tautologique de Clément Rosset

« (…) il n'y a pas de "délire d'interprétation" qui tienne, puisque toute interprétation est un délire » (Clément Rosset, Logique du pire. Éléments pour une philosophie tragique, éd. P.U.F.-coll. « Quadrige », 2013 [1971 pour la première édition], p. 21).

 

 

Coïncidence fatale du réel. Selon Clément Rosset, le réel est l’ensemble non clos d’objets non identifiables. C’est pourquoi l’être humain craint le réel car il ne s’habitue pas à son caractère imprévisible et imprédictible, à sa propension à déjouer ses désirs et attentes imaginaires. Cette impossibilité littérale du réel, dès lors que l'on comprend bien que le contraire du réel est le possible, est ce qui peut nous mener dans les cas les plus extrêmes jusqu’à la folie et au suicide. Dite ainsi, l'impossibilité du réel au sens où le réel est synonyme d'impossible pourrait être légitimement rapprochée de quelques héritiers hégéliens plus ou moins hérétiques à l'instar de Georges Bataille et Jacques Lacan qui furent les contemporains de Clément Rosset, mais rien ne serait plus faux dès lors que la valorisation du savoir à venir n'est pas loin de ressembler à la Loi dans Le Procès de Franz Kafka. L’attitude la plus courante serait donc l’illusion : la structure fondamentale de l’illusion est spéculaire, elle appartient au double qui vise à faire accroire au désamorçage du réel par le seul détournement de l’attention. Qu’il s’agisse de l’illusion oraculaire telle que l’exprime structuralement le mythe de Œdipe (Clément Rosset est un lecteur de Freud), de l’illusion métaphysique exemplifiée par la tradition philosophique occidentale et souvent dogmatique reliant Heidegger à Platon (l'Idée, la Raison, l'Être ou l'Esprit seraient autant de modes conceptuelles consistant à percer un secret qui au fond n'existe pas) ou encore de l’illusion psychologique (la non identité de soi avec soi-même, grand thème de la littérature romantique et moderne, exemplifiée par la fameuse formule « Je est un autre » de Rimbaud), il y aurait toujours refus de la simplicité du réel qui n'a pas d'autre destin que de coïncider, toujours, avec lui-même. Cette coïncidence fatale fonde la dimension tautologique du geste philosophique de Clément Rosset opposant à la bêtise du double l'idiotie du réel

 

 

L'idiot tragique. Le réel, qui se déroberait à toute contradiction et à toute répétition, est l’être sans double. Le double est le contraire du réel, le déni de sa singularité qui en exprime la pauvreté ontologique : d’où que le désir humain ne puisse s’en satisfaire, incliné à penser en termes métaphysiques ce qui se présente physiquement devant lui. Dégoût du réel parce qu’il est idiot (c’est-à-dire étymologiquement simple, singulier, original et sans copie, pauvre et seul) et effroi devant l’unique qui peut verser dans les fallacieuses compensations de la sottise ou la bêtise (de premier degré qui est la bêtise irréfléchie, et de second degré qui est la bêtise réflexive). Voilà donc les tentations dans lesquelles se fourvoierait l’imaginaire humain devant un réel qui l’emporte toujours et qui, du coup, devrait susciter de la joie quand la tristesse relève d’un désaveu. Ramassé par la célèbre formule d'Octave Mannoni (« je sais bien, mais quand même »), le désaveu s'impose jusque dans les plus grandes constructions philosophiques face à un réel désiré au nom d’un irréel qui, précisément fétichisé par le sujet clivé, n’existe pas davantage que le pénis maternel. Alors que la pensée morale est illusoire parce qu’elle repose sur un principe de réalité insuffisante qui cherche toutes le formes possibles de compensation imaginaires, la pensée philosophique défendue par Clément Rosset et vérifiée à l'épreuve des œuvres d'art (de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard à L'Oreille cassée de Hergé) est indexée sur le principe cruel et vrai d’un principe de réalité suffisante. Et cette pensée est fondamentalement tragique parce qu’elle fonctionne comme une alliance entre le nécessaire et l’impossible ainsi que le disait Vladimir Jankélévitch.

 

 

Les doubles consolent-ils de la cruauté du réel ? Si le réel inquiète, le double rassure. Si le réel rassure, le double inquiète. Si le réel est indifférent, le double amuse. Clément Rosset distingue deux types de doubles : les doubles de duplication qui n’attentent en rien au réel (ce sont ces doubles de proximité que sont l’ombre, le reflet et l’écho), et les doubles de remplacement qui visent à se substituer à l’original (telles que les passions politiques et les fantasmes amoureux). Le paradoxe du réel est d’être certain dans ses détails, et incertain dans son ensemble considéré théoriquement par la philosophie classique qui y voit son insuffisance à être compris en lui-même et par lui-même. Si la réalité est insuffisante, c’est qu’elle est cruelle. L’expérience immédiate et vraie est celle du caractère tragique du réel parce qu’il est imprévisible et irrémédiable, insupportablement cruel car seulement unique. Les mythes consolateurs du réel, les efforts poussés jusqu'à la dénégation pour évacuer le pire, la valorisation frôlant le mystique du manque ou de l’absent, l’apologie humanitariste de la différence ou de l’altérité, ou bien encore la représentation fallacieuse d'une nature surdéterminant tout sont ces inventions humaines qui s'ingénient à la duplication du réel afin de produire tous les doubles susceptibles de s’y substituer. A cet égard, on s'autorisera à dire qu'une série comme The Leftovers est résolument rossetienne.

 

 

Une ontologie pragmatique. On aurait affaire à une ontologie pragmatique du réel (Clément Rosset serait au fond plus proche peut-être de la philosophie analytique privilégiée dans le monde anglo-saxon, de Wittgenstein ou Bertrand Russell, mais cependant sans céder un poil à la tentation nominaliste). Il s'agirait donc d'une pragmatique doublée (s’il on peut dire) d’une approche moniste nourrie de Parménide (« Ce qui est est, et ce qui n’est pas n’est pas ») comme de Montaigne, de Shakespeare comme de Schopenhauer, de Lucrèce comme de Lapalisse, de Cioran comme de Courteline, en passant par Hergé, Spinoza et Nietzsche (et l'on ne fait pas le compte ici de toutes les nombreuses et diverses références littéraires, picturales, musicales et cinématographiques que le philosophe sollicite afin de donner par l'exemple de la consistance à son propos). Pour le redire, cette ontologie se veut radicalement critique de la tradition métaphysique héritée depuis Platon qui divise le réel en matière sensible d’un côté et intelligibilité de l’autre, la seconde subordonnant la première. Mais, à la différence de la déconstruction initiée par Jacques Derrida (qui s’attaquait à la précession de la parole sur l’écriture chez Platon), Clément Rosset affirme le primat de l’existant en sa forme unique et irréductible, et ainsi jette au risque d'en faire l'apologie le discrédit politique sur tous ceux pour qui l’existant n’est pas tolérable ou supportable parce que, pour parler comme Jacques Rancière, « il existe toujours autre chose que ce qui est ».

 

 

L'horizon tautologique et l'impossibilité du possible. Ontologie radicale dont l’horizon est la tautologie (la citation de Parménide pourrait être clé de toute la pensée de Clément Rosset), on pourra donc la qualifier (de manière derridienne, au risque de faire hurler les disciples rossetiens) d’« onto-tautologie » ou de « tautontologie ». La philosophie défendue en solitaire par Clément Rosset est en tant qu'une pensée de l’impossible (parce que le réel, comme le dirait Jacques Lacan, ne peut pas ne pas être, étant tout simplement), une pensée de l’impossibilité du possible. En cela elle est d'évidence anti-platonicienne et anti-leibnizienne, anti-hégélienne et anti-kierkegaardienne, anti-lacanienne et anti-deleuzienne (ce qui n'aura pas empêché Gilles Deleuze d'être l'ami de Clément Rosset). Alain Badiou, que Clément Rosset n'aimait par ailleurs pas beaucoup, dirait d'elle qu'elle est une « anti-philosophie » à l'égal de celles de Pascal et Lacan, de Kierkegaard et Wittgenstein. C’est une ontologie qui, préférant Parménide à Héraclite, refuserait le devenir (ou la « différance » pour Jacques Derrida) au profit de l’éternelle ritournelle de l'unité de l’être (cette unité pourrait alors être qualifiée d’indifférente, tragiquement indifférente). Plus, elle se veut fondamentalement anti-utopiste. Soucieuse de littéralité, la philosophie rossetienne parce qu'elle est tautologique sera également anti-dialectique. Ne butte-t-elle pas d’ailleurs sur sa difficulté à distinguer le réel de la réalité (la réalité serait seulement ce qui reste une fois mis de côté les rendez-vous manqués du réel et du langage voulant le signifier) ? Et si le devenir exprime un mouvement que l'être voudrait fixer, la pensée de Clément Rosset ne participerait-elle pas paradoxalement d'une telle volonté d'arrêt en raison de son privilège accordé plutôt qu'au devenir à l'être ? Clément Rosset serait-il moins nietzschéen qu'il n'y paraîtrait (mais, après tout, sa préférence allait davantage vers Arthur Schopenhauer) dès lors qu'il n'y aurait rien d'autre à faire en effet qu'à devenir ce que l'on est ?

 

 

Impasse tragique du gai savoir tautologique. Le réalisme professé par Clément Rosset n'en demeure pas moins aussi une pensée critique qui s’exerce surtout envers ceux qui critiquent le réel envisagé comme le produit de forces sociales contre lesquelles d’autres forces peuvent lutter, comme cela ne cesse jamais d’être historiquement le cas dans toute société humain. C’est moins le réel d’ailleurs (qui est un accident imprévisible dont l'« événement » est pour Alain Badiou la manifestation la plus susceptible de produire du sujet) que la réalité telle qu’elle est socialement arrangée et configurée et dont les intrusions imprédictibles du réel rappellent son caractère contingent, arbitraire et ainsi modifiable. Faire une critique radicale et pratique de la réalité telle qu'elle a été ou telle qu'elle est, c'est faire apparaître une dimension conflictuelle irréductible sur laquelle aura buté le gai savoir ontologique, tautologique et tragique de Clément Rosset. C'est là son déni, c'est là sa tragédie. S’il peut passionner sur son versant spirituel et cultivé, caustique et pamphlétaire, adressant ses piques aux limites conceptuelles des grandes pensées philosophiques notamment marquées par les notions de différence, ce geste philosophique un rien dandy ne peut pas ne pas être consensuelle sur le plan politique : le gai savoir se renverse alors dialectiquement en acceptation, triste ou tragique, de ce qui est. De ce point de vue, on pourra légitimement préférer aux citations érudites de Montaigne les remarques de son ami Étienne de la Boétie concernant la « servitude volontaire », cette tâche aveugle au principe de l'identité tautologique de l'ontologie de Clément Rosset.

 

 

5 mai 2009 - 29 mars 2018

 

 

Une bibliographie indicative :

 

La Philosophie tragique, Presses Universitaires de France, 1960

Lettre sur les chimpanzés : plaidoyer pour une humanité totale, Gallimard, 1965, rééd. 1999

Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Presses universitaires de France, 1967, rééd. 2010

Logique du pire : éléments pour une philosophie tragique, Presses Universitaires de France, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1971

L’Anti-nature : éléments pour une philosophie tragique, Presses Universitaires de France, 1973

Le Réel : Traité de l’idiotie, Éditions de Minuit, 1977

L’Objet singulier, Éditions de Minuit, 1979

Le Principe de cruauté, Éditions de Minuit, 1988

Principes de sagesse et de folie, Éditions de Minuit, 1991

Le Démon de la tautologie, Éditions de Minuit, 1997

Routes de nuit : épisodes cliniques, Gallimard, 1999

Propos sur le cinéma, Presses universitaires de France, 2001

Impressions fugitives : L’ombre, le reflet, l’écho, Paris, Éditions de Minuit, 2004

Fantasmagories, Éditions de Minuit, 2005

L’École du réel, Éditions de Minuit, 2008


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