"From the Ground to the Cloud" (2017), une pièce d'Eve Gollac mise en scène par Olivier Coulon-Jablonka

Libertaires et libéraux, même combat ?

(un marché de dupes entre faux jumeaux)

  « Il faut qu'il y ait dans le poème un nombre tel qu'il empêche de compter »

 (Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, 1942)

 

 

On aime dans From the Ground to the Cloud, la nouvelle mise en scène théâtrale d'Olivier Coulon-Jablonka à partir d'une enquête documentaire d'Eve Gollac, que le plaisir du jeu soit toujours aussi communicatif. Y compris jusqu'à assumer de frayer à force de collages et glissements, citations et courts-circuits dans les parages ambivalents d'une implication par la connivence rieuse toujours compliquée par la distance sérieuse de l'analyse didactique.

 

 

Comme à l'occasion d'autres représentations, de Chez les nôtres (2010) d'après La Mère de Maxime Gorki à Paris nous appartient (2013) d'après La Vie parisienne de Jacques Offenbach en passant par  Le Petit Mahagonny (2012) d'après Bertolt Brecht, la nouvelle pièce se compose en effet de fragments collectés au carrefour de l'actuel et de l'inactuel pour être agencés à l'occasion d'une revue, aussi excentrique dans ses formes qu'électrique dans les corps qui en soutiennent l'expression azimutée. La revue devra même se concevoir comme une grande parade carnavalesque animée du souci de tirer du pli tragique de l'existant un autre pli tirant vers son revers grotesque, comme un habit bariolé d'Arlequin. Le tragédie appartiendrait précisément ici à l'histoire des bricolages expérimentaux et des pratiques libertaires voués à célébrer le génie de l'individu libéré dans le contexte contre-culturel de la Californie de la fin des années 1960 et dont le modèle d'une société de l'information en son utopie cool aurait fini incorporé dans les réseaux électroniques du « nouvel esprit du capitalisme » (Eve Chiapello et Luc Boltanski). La farce consisterait alors à accentuer l'aspect risible de la farce en en remontant généalogiquement la pente pour mieux en démonter la charpente, depuis le règne de la « novlangue » sectaire des communicants actuels jusqu'aux discours censément protestataires de leurs ancêtres hippies.

 

 

Si l'histoire ressemble si souvent à une mise en pièce (accomplie par exemple dans la trahison désastreuse des idéaux de libération et d'émancipation), l'art du théâtre devrait à l'inverse ouvrir l'espace de l'imaginaire où le relevé dans la décomposition de l'idéal saurait se conjuguer dans l'organisation dynamique d'un montage en forme de relève excentrique. Cet art déploierait ainsi la scène, logée dans cette « hétérotopie » (Michel Foucault) pratiquement localisée au Théâtre de la Commune à Aubervilliers pour lequel Olivier Coulon-Jablonka travaille en tant qu'artiste associé, où la documentation du démontage de l'idéal se verrait ainsi électrisée par la fièvre comme une transe animant les acteurs d'un « remontage du temps subi » (Georges Didi-Huberman). On aime de telles pièces justement pour cela : les acteurs jouent en ne cessant jamais de travailler, ils jouent en travaillant et travaillent, ils s'amusent de jouer dans une confusion savamment organisée du travail et du jeu afin d'en mettre en crise l'habituelle séparation qui en fonde l'identité catégorique. Les acteurs s'exposent devant nous en s'agitant dans l'interprétation ludique de plusieurs rôles (comme certains d'entre eux jouent de plusieurs instruments de musique) et la reconfiguration autant imaginaire que matérielle de l'espace de la scène, ils s'excitent jusqu'à se mettre à poil (le dénudement consistera toujours ici à être l'un des opérateurs chers à Giorgio Agamben du dévoilement et du désœuvrement) dans une manière rythmique de Fabrique de l'acteur excentrique pour aujourd'hui. Une fabrique suffisamment hospitalière semble-t-il pour accueillir aussi dans la troupe des sept comédiens professionnels deux lycéennes amatrices habitant les environs.

 

 

C'est qu'il s'agit de tenir à bout de bras séminaires « disruptifs » et pantomimes éruptives, parodies télévisuelles et reprises rock pour concert « live », projection cinématographique (Le Faucon maltais de John Huston d'après Dashiell Hammett est à la fête) et intégration du quatrième mur dans le dispositif scénique (jusqu'à la distribution de bonbons). Comme toujours, la fête est dispendieuse, entre fumée des cigarettes, fumigènes et flammes du brasero. Et quand la fête est finie, ne reste plus au regard qu'un sol parsemé des déchets de la représentation évanouie. Une scène vide qui ne laisse plus rien voir après les festivités d'une domination à laquelle il faudrait consentir en riant qu'un immense gâchis. Toujours tristes que nous sommes d'y reconnaître sous la cendre le reste de nos rêves d'émancipation.

 

 

Big Data = Big Brother !

 

 

« Never trust a hippie »

(The Sex Pistols, Who Killed Bambi, 1979)

 

 

Le trajet tracé par From the Ground to the Cloud serait finalement assez simple à comprendre : la promesse d'un nouveau communisme, opposable à l'époque des années 1960 tant au libéralisme de l'ouest qu'au soviétisme de l'est et praticable dans l'échange gratuit des informations et leur circulation informatiquement connectée, servirait à la fin l'accentuation totalitaire du capitalisme. Les esprits libertaires de la contre-culture auront ainsi participé, plus ou moins à leur corps défendant, à la fabrication des outils d'une nouvelle servitude volontaire, déterminante dans la mise en place du néolibéralisme hégémonique à partir des années 1980. Notamment lorsque Apple se substituera à IBM afin d'offrir à la portée de tous l'ordinateur qui indexera les individus soucieux de l'être davantage encore à de nouvelles captures subjectives au service de l'économie de l'attention et ses nouveaux gisements de profitabilité. Le commun valorisé par l'hypothèse communiste aura ainsi été réellement trahi dans la capture exercée par ces dispositifs que sont les dites « nouvelles technologies de l'information et de la communication », au principe d'un élargissement en bits de la subsomption réelle du vivant sous les fourches caudines de la marchandise et son extension virtuelle ou hyper-matérielle. L'horreur des lecteurs libertaires et contestataires de 1984 de George Orwell ne les aurait donc pas immunisés de faire advenir ceci : le monde du big data, ces mégadonnées stockées dans d'immenses hangars lourds en consommation d'électricité, est celui d'un nouveau Big Brother couvrant la surface du globe de ses réseaux de neurones artificiels. Comme un super-cerveau glouton. Au fond, Silicon Valley aura été l'un des noms de l'Eldorado que fut aussi Mahagonny.

 

 

Le séminaire fictif « La Tech en commun », avec son appel à candidatures ouvert à ceux qui proposent de réduire l'endettement bancaire ou se dispenser de toute subjectivation politique à coup d'applications proposant la traçabilité des sujets en temps réel, est d'emblée posé comme la synthèse des anciennes pratiques autogérées. La synthèse se comprend aussi au sens de la dévitalisation rétrospectivement logique de ces « hétérotopies » qui furent peuplées d'ingénieux contestataires de Berkeley, de hippies et de parias de toute sorte, de clochards hobos et de consommateurs d'acide, de jeunes fugueurs et de performeurs, de dealers et de rockeurs, de poètes hallucinés et de militants réfractaires à l'incorporation militaire et luttant contre la guerre au Vietnam. La raison de l'histoire hégélienne aurait donc été bien facétieuse si elle aura imposé cette farce où les libertaires d'hier apparaissent rétroactivement comme les ancêtres des néolibéraux d'aujourd'hui. Allen Ginsberg pouvait bien alors s'époumoner jusqu'à l'obscénité des mots et dans la nudité de son corps, il ignorait qu'il n'aura été que l'un des acteurs inconscients d'une « utopie de la communication » (Philippe Breton) placée sous la condition de la cybernétique conceptualisée par Norbert Wiener afin d'opposer au chaos de la guerre une transparence voulue salutaire et toujours vérifiée depuis comme totalitaire. Pour preuve, le poète beat n'est ici qu'un rôle parmi d'autres pour l'acteur (Florent Cheippe) qui interprète aussi bien le clavier du groupe qui joue à la manière du Velvet Underground ou des Doors des chansons de Bob Dylan et Donovan, le chanteur punk des Dead Kennedys qui à l'occasion d'un beau court-circuit intempestif hurle California über alles. Et toujours déjà le candidat des nouvelles technologies dont on apprend qu'il est le fils d'un opposant chinois de la place Tian'anmen confondant dans le reniement de l'histoire paternelle intervention publique et prise de position politique.

 

 

Le cloud aura été un bien beau nuage bariolé comme un délire psychédélique sorti des esprits embrumés d'acides seulement pour finir dans un dur qui ne se réduira sûrement pas aux seuls disques durs. Ce dur, autrement dit ce ground évoqué par une habitante de La Courneuve qui lutte avec d'autres habitantes de son quartier, s'impose dans les hangars de la big data dont la consommation en électricité va bientôt égaler celle de tout le département, en livrant l'exploitation algorithmique du vivant, réduit en 0 et en 1, au désastre littéralement nucléaire de l'accumulation du capital.

 

 

Libertaires = libéraux ?

 

 

Le trajet est simple, la voie supposément royale que celle menant directement du nouveau communisme à l'idéologie de l'information et de la communication. Peut-être aussi le serait-elle trop dès lors que la revue prend le risque de se confondre avec le zapping, l'excentricité in fine dangereusement recentrée sur les impératifs d'un récit tout en unilatéralité. Le risque consiste précisément ici à inscrire l'excentricité dans une dynamique problématique où le court-circuit des formes, des rôles et des temporalités se renverserait en effet en circuits courts resserrant dangereusement les mailles de l'histoire dans la vision restrictive d'une univocité rétrospective. On dirait alors que From the Ground to the Cloud se soumet sans restriction à une vision schématiquement hégélienne de l'histoire, si schématique d'ailleurs qu'elle neutraliserait les apports critiques de Walter Benjamin. Elle serait de fait insuffisamment dialectique à force de s'acharner à se soustraire aux divisions de l'histoire des renversements négatifs de l'idéal, qui ne se réduit pas à l'histoire de la récupération de la contestation comme elle ne saurait pas davantage faire l'impasse sur la contre-histoire qui reste à écrire des potentialités non réalisées appartenant au passé. La représentation se pose en effet ici dans le champ réducteur du fait accompli pour ceux qui arrivent après coup en croyant avoir toujours plus de conscience que les acteurs inconscients de l'histoire. Moyennant quoi, elle se soumet largement sous les auspices écrasants de la critique de la récupération dont le développement mélancolique et désespéré proposé par Guy Debord se sera quand même achevé dans les célébrations postmodernes d'un Jean Baudrillard.

 

 

Eve Gollac et Olivier Coulon-Jablonka moquent les exodes hippies d'hier (et leur partage des tâches qui n'aurait en rien rompu avec les partitions de la domination masculine), en pensant peut-être aussi à ceux qui sont aujourd'hui valorisés par Toni Negri ou encore pratiqués du côté de Tarnac et son Comité invisible. Mais l'humour ne semble plus être qu'ironie exercée au nom d'une vision contradictoirement totalisante du nouveau totalitarisme auquel d'aucuns échapperaient. La parade ne serait plus en effet qu'un zapping (au pire sens du terme, distinct du Zapping) si sont mis à l'écart tous les écarts théoriques et pratiques avérant dialectiquement que l'héritage n'est pas que maudit par ses trahisons successives puisqu'il continuerait aussi à vivre des vies autres et ultérieures, en marge périphérique des grands récits de la domination. Comme si, dans leur critique du « nouvel esprit du capitalisme », l'auteure et son metteur en scène avaient en fait privilégié, pour reprendre ici les catégories sociologiques d'Eve Chiapello et Luc Boltanski, la veine d'une « critique artiste », au risque de sa mutilante déliaison d'avec la « critique sociale ».

 

 

Poser comme cible le fétichisme technique des étudiants contestataires de Berkeley et des bricoleurs protestataires de la Silicon Valley aura ainsi consisté à ranger et mettre de côté l'examen des réussites de l'autogestion qui tiennent dans la durée (à l'exemple de l'une des grandes compagnies d'éboueurs apparue justement à San Francisco et mise en valeur par Thomas Coutrot dans sa Critique de l'organisation du travail en 1999). Le ciblage systématique de la Silicon Valley pousse également à en surinvestir l'image jusqu'à ce fétichisme induisant en conséquence la mésestimation du fait qu'Internet consiste d'abord et avant tout en une invention de l'ingénierie étasunienne (MIT) au service d'usages militaires (RAND). La perspective adoptée en ses effets de rétrospection impérative et d'univocité directive écarte enfin l'idée de tenir le fil d'une dialectisation de l'existant qui aurait notamment permis d'être sensible aux luttes actuelles des partisans du « logiciel libre » à l'instar de GNU/Linux opposés aux promoteurs des « logiciels propriétaires » exemplifiés par Microsoft. Les interventions reléguées à la toute fin de la pièce de l'habitante de La Courneuve ou de l'informaticien qui se rebelle contre l'überisation de la société ressemblent à cet égard à des repentirs de dernière minute, mais qui malheureusement arrivent aussi trop tard. L'identité posée sans écart ni reste entre libéraux et libertaires, ces faux frères jumeaux, est aussi massive ou molaire que les descriptions pseudo-sociologiques d'un Michel Clouscard, concepteur d'un « libéralisme libertaire » qui inspire bon nombre d'auteurs réactionnaires actuels.

 

 

Rétive étoffe des rêves

(les habits d'Arlequin encore à venir)

 

 

« Donnez-moi de nouvelles données »

(Alain Bashung, A perte de vue, 1994)

 

 

L'histoire de la comptabilité des faits accomplis, en préférant Les Leçons sur la philosophie de l'histoire de Hegel aux « Thèses sur le concept d'histoire » de Walter Benjamin, ne rend justice ni à la continuation des résistances minoritaires ni aux potentialités non réalisées du passé qui sont toujours disponibles pour l'avenir. Les poèmes d'Allen Ginsberg sont eux aussi disponibles pour de nouveaux usages subversifs ou transgressifs qu'il faut vouloir expérimenter. Et le faucon maltais comme le disait de manière shakespearienne Sam Spade lui-même est fait de cette étoffe des songes rétive à tous les arraisonnements, offerte aux rapiéçages d'habits d'Arlequin encore à venir. Donnez-nous de nouvelles données, voilà ce que l'on serait en droit de demander aux dramaturges et aux metteurs en scène. C'est cette contre-histoire qu'il resterait alors à écrire, à faire et à vivre, qui autorisait d'ailleurs les festivités haussmanniennes de Paris nous appartient à voir depuis les façades du projet urbanistique du « Grand Paris » ressurgir le spectre de la Commune, qui permettait encore aux sans-voix de la migration clandestine de 81 avenue Victor Hugo (2015) de s'exposer dans la comparution d'un corps collectif épique.

 

 

Face à l'histoire univoque des mauvais comptes de l'économie numérique en ponctuation finale de la comptabilité des idéaux récupérés, la contre-histoire devrait encore savoir persévérer à faire entendre les voix dissonantes du poème, d'Allen Ginsberg ou d'autres, qui assure sur scène comme ailleurs la garde du nombre empêchant de compter.

 

 

19 janvier 2018


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