Le spectateur disputé

– une lecture de "Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel " (Éditions de l’Attribut, 2017, 175 pages) de Christian Ruby

« On ne naît pas spectateur, on le devient. » (Christian Ruby, L’Archipel des spectateurs. Du XVIIIe au XXIe siècle, éditions Nessy, 2012, p. 157)

 

 

 

Il faut défendre le spectateur, constamment disputé. L’un des pires lieux communs qui continuent encore à être attachés à la notion de spectateur consiste en effet à en identifier la passivité coupable, preuve par la capture émotionnelle et la suspension consécutive de toute réflexion critique d’une aliénation accomplie. Les adeptes d’un platonisme vulgaire parfois mêlé de marxisme schématique s’obstinent à voir dans le spectateur contemporain une même victime qui s’abandonnerait, à son corps défendant ou bien complaisamment, à la cohorte des illusions dont la forme et le sens échapperaient à son jugement analytique. La suspension contrainte ou consentie du jugement qualifierait ainsi le spectateur en tant qu’il serait depuis longtemps, quand ce n’est pas depuis toujours, le sujet passif et émotif d’une domination spectaculaire. Le sujet compris comme celui d’une sujétion, le sujet au sens de l’assujetti le serait ainsi aux émotions sans réflexion imposées par diverses machines de représentation, culturelles et politiques, convergeant désormais dans les supports démultipliés de la sphère médiatique. Tantôt il s’agirait de distinguer parmi les spectateurs les plus en capacité de passer au crible les représentations dont il est le sujet en rendant grâce à celles qui contribuent à entretenir sa bonne volonté culturelle, tantôt il faudrait se plaindre que l’idéologie règne en vouant aux gémonies le spectateur dont la mauvaise passivité se substitue à la bonne capacité d’agir de l’acteur.

 

 

 

Contre de telles opinions, qui ont pu être relayées et partagées en s’appuyant sur la légitimité symbolique offerte par certains discours théoriques, philosophiques, sociologiques ou psychologiques, Jacques Rancière a écrit des pages décisives. En particulier celles qui sont concentrées à marquer la caducité de l’opposition entre le regard et l’action dès lors que c’est toute la sensibilité qui est en effet engagée dans la possibilité de transformation de toutes les formes de sujétion, culturelles et politiques. Le nom de cette transformation, qui repose sur la reconnaissance d’une capacité égale à critiquer, comparer et différencier, est pour Jacques Rancière celui d’émancipation. « Être spectateur n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité. C’est notre situation normale. (…) Nous n’avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant et l’activité propre au spectateur. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d’action spectateur de la même histoire. » (Le Spectateur émancipé, éditions La Fabrique, 2008, pp. 23 et 24).

 

 

 

On ne s’étonnera alors pas que Christian Ruby, engagé depuis plusieurs années dans un travail de généalogie critique de la figure du spectateur afin d’en extraire conceptuellement une multiplicité retorse à tout dualisme sommaire, ait trouvé de solides points d’acquis dans la philosophie de Jacques Rancière. Le premier est d’ailleurs l’auteur d’une introduction aux travaux du second, qui trouve notamment à l’occasion des développements offerts à la question du « partage du sensible », rien moins que politique, des ressources qui lui serviront pour ses propres analyses. Si, selon Jacques Rancière, « la politique est esthétique en son principe même » comme il peut l’écrire ainsi dans La Mésentente (Politique et philosophie, éd. Galilée, 1995, p. 88) et encore dans Malaise dans l’esthétique (éd. Galilée, 2004, p. 39), c’est en raison d’un travail d’attention aux effets de proximité – quand ce n’est pas d’identité – entre deux concepts longtemps envisagés selon des voies distinctes, sinon divergentes. C’est, comme le relève Christian Ruby, qu’il y faut une attention portée à « un repérage des identifications, à une distribution des visibilités et des modes de parole en fonction des lieux dans lesquels tel ou tel comportement, telle ou telle prise de parole est autorisée, à un mode de construction du monde des sens (…) » (L’Interruption. Jacques Rancière et la politique, éd. La Fabrique, 2009, p. 72-73). Et il y faut ensuite un regard soucieux de marquer les deux plans concomitants à partir desquels se joue la question du « partage du sensible » : la « répartition de ce qui revient à chacun en fonction de sa place » prise entre configuration policière et reconfiguration politique ; « les formes de visibilité des pratiques artistiques » requérant pour qu’il y ait de l’art qu’il y ait à la fois des œuvres et des regards pour les considérer ou non comme tel (opus cité, p. 73). Moyennant quoi, le spectateur se voit ainsi ressaisi comme le sujet d’une sensibilité toujours déjà engagée dans des expériences esthétiques au principe de ses prises de position culturelles et politiques. Et c’est dans la raison même de ses diverses prises de position qu’il apparaît lui-même comme étant multiple, cette multiplicité excédant à la fin toutes les identifications restrictives et les dualismes réducteurs.

 

 

 

C’est à cette aune que Christian Ruby a pu évoquer à l’occasion de son précédent ouvrage, L’Archipel des spectateurs. Du XVIIIe au XXIe siècle (éd. Nessy, 2012), un « art du spectateur » dont la compréhension résulte de « la requête historique d’un droit de parole sur les affaires humaines et les choses de la nature » (op. cit., p. 77). Et cette compréhension se refuse à tout essentialisme dès lors qu’il faut affirmer et « réaffirmer qu’il n’existe pas de spectateur en soi », l’art du spectateur exigeant en conséquence une théorie de ses propres processus de subjectivation qui soit toujours aussi une théorie « de la composition des trajectoires » (ibidem, p. 90). C’est pourquoi l’auteur pose le spectateur comme un sujet qui pense, pensable en terme de différenciation et de multiplicité, au risque assumé de la dissonance (à l’intérieur de chaque subjectivité) et de la polémique (entre les sujets), lui accordant ainsi le privilège métaphorique de l’archipel : « des spectateurs en archipels, pratiquant l’exercice de soi dans l’horizon d’une appropriation des affaires communes » (ibid., p. 105). L’argument vérifié d’une impossible unité impose de voir dans la figure en archipel du spectateur une subjectivité ouverte « sur une multiplicité sans synthèse, voire sur des trajectoires multiples et composables » (ibid., p. 123), dès lors disposée « à la pluralité des dispositions individuelles et aux contextes variés [comme] à l’articulation des trajectoires entre elles » (ibid., p. 160).

 

 

 

Les histoires du spectateur,

 une affaire sensible

 

 

 

Fort de quatre ouvrages consacrés à ce sujet ainsi que d’une dizaine d’articles, entre autres publiés dans les revues L’Étrangère et Raison présente, Christian Ruby poursuit désormais avec Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel une réflexion richement documentée, offerte à la compréhension nécessaire de la complexité d’une condition (ce que l’auteur conceptualise sous le terme de « spectatorialité ») mésestimée, sinon déniée par ses critiques, y compris les mieux intentionnés. Son approche est à la fois généalogique et constructiviste, non seulement parce que l’auteur construit son objet en s’appuyant notamment sur les avancées des historiens, mais aussi parce qu’il considère le spectateur comme une modalité subjective issue d’une construction historique localisée (l’Europe) et circonstanciée (l’âge classique), de surcroît riche de discussions critiques dont la mémoire est trop souvent court-circuitée par les urgences polémiques du présent. C’est d’ailleurs en raison même de cette approche que Christian Ruby peut légitimement la qualifier de théorie politique, à la fois soucieuse de soustraire le spectateur « des mythes qui l’enserrent [comme] à un ordre mesurable » (p. 10) et attentive à comprendre en quoi « la conjoncture spectatoriale contemporaine peut être transformée » (p. 11). Il s’agira plus particulièrement ici de problématiser une condition historique et culturelle, de longue tradition soumise notamment en littérature à naturalisation, afin qu’émergent des « différentielles de spectateurs » (première partie). Il s’agira aussi de remonter à l’histoire de l’autonomisation de la sphère artistique afin d’en déduire la nouvelle figure d’un spectateur d’art qui témoigne d’une histoire de l’émancipation humaine à l’égard de ses anciennes tutelles religieuses (deuxième partie), avant d’observer comment le jugement caractéristique du spectateur universel est concrètement entaché d’incapacités identifiées par de nouvelles disciplines (sociologie, psychologie) ou de nouvelles théories politiques (le marxisme) qui en reconduisent diversement la minorité. C’est ainsi que l’histoire de l’avènement du spectateur doit s’envisager comme une affaire littéralement sensible, à la fois celle d’une émancipation esthétique et politique dont l’universalité ne cessera pourtant jamais d’être pratiquement contredite au prisme des rapports sociaux ou interculturels, et celle d’une surveillance disciplinaire effectuée par une police des mœurs culturelles garante des préoccupations homogénéisatrices, pédagogiques et civiques des États modernes.

 

 

 

Spectateur nomme une modalité subjective qui, en dépit des clichés qui lui sont attachés, « n’est ni une donnée naturelle, ni une donnée immédiatement universelle » (p. 19). La plus grande littérature, par exemple Balzac lecteur de James Fenimore Cooper, n’échappe pas au travail d’identification du spectateur depuis une grille de distinctions culturelles relayant les présupposés raciaux de l’époque, quand certains philosophes des Lumière comme Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot s’accordent pour poser l’absence censément naturelle de la nécessité des spectacles dans les régions du monde extérieures à la civilisation européenne. Ainsi, la culture se voit identifiée à l’Europe où naît le spectateur, opposable au reste du monde où la nature règne si bien qu’elle en dispense l’avènement. « Le constat : le souci du spectateur naît en Europe dans une histoire propre, celle d’une rupture avec l’œil mystique médiéval récusant les spectacles, et d’une distinction avec d’autres cultures. » (p. 21). La naturalisation faite à toute « spectatorialité artistique d’exposition » (p. 27) témoigne ainsi d’un ethnocentrisme historique qui se double évidemment d’être toujours un eurocentrisme, discutable et discuté notamment par les approches ethnographiques qui, au 20ème siècle, en rappelleront l’historicité pratiquement située, au-delà tout partage problématique entre culture et nature. Spectateur nomme ainsi une figure subjective résultant de la construction d’une conduite, posée comme universelle à l’époque des Lumières et qui n’aura été mondialement imposée qu’avec les formes concrètes de cet universalisme, à savoir l’impérialisme et la colonisation. « La sensibilité esthétique (…) n’est pas innée, mais construite anthropologiquement, historiquement et socialement, par le truchement d’objets culturels, de discours et d’institutions répertoriables » (p. 28). La théorie du spectateur se présente ainsi comme une théorie authentiquement politique, ne serait-ce que parce qu’elle bat effectivement le rappel nécessaire d’une histoire des rapports interculturels faite d’ethnocentrisme, de naturalisation et de racisme. Il y a par ailleurs d’autant moins une essence du spectateur, identique à lui-même dans une coïncidence opératoire depuis toujours, que son nom aura été longtemps mutilée de sa part féminine, « la spectatrice, au féminin, n’ayant guère d’existence lexicale et littéraire avant la fin du XVIIIe siècle, et ne disposant pas d’une situation théorisée avant les efforts de nombreuses femmes au XXe siècle » (p. 31).

 

 

 

Contre tout innéisme, essentialisme ou naturalisme fallacieusement induit par la question ontologique de l’être du spectateur, Christian Ruby répond deleuziennement : « là où l’on cherche une essence, c’est un devenir qui se manifeste » (p. 33). La construction de la spectatorialité d’exposition se comprend dans une histoire des rapports de classe, de genre et de race, elle se trame d’apprentissages, elle se soutient d’une éducation dont les artistes eux-mêmes à l’instar de Miguel de Cervantès et Mme de La Fayette se seront faits les relais privilégiés. C’est encore l’exemple paradigmatique donné par Les Menines (1656), le tableau célèbre de Diego Velázquez si finement analysé par Michel Foucault à l’entame des Mots et les choses en 1966 afin de rendre compte du dispositif pictural ainsi mis en place afin de constituer à l’adresse du spectateur une place en terme d’inclusion symbolique dans le tableau qui lui est destiné. L’érudition de Christian Ruby le porte ainsi à évoquer certaines constructions architecturales savamment dédiées à la construction d’un régime de visibilité exclusivement destiné aux souverains des papautés et royautés, du baldaquin en bronze du Bernin de Saint-Pierre de Rome à l’escalier disparu des ambassadeurs à Versailles (p. 38). L’auteur décrit encore la figure caractéristique de l’admoniteur, « ce personnage qui, par son regard ou un geste, appelle le spectateur à entrer dans le tableau », ainsi posé en modèle avoué d’identification de la conduite spectatorielle à adopter (p. 37). L’art d’exposition, distingué du vieil art de culte, bénéficiera d’institutions spécifiques (académies, salons, musées, gazettes puis journaux) qui en soutiennent publiquement les expressions normatives (la publicité dira-t-on en s’appuyant sur Jürgen Habermas). Et toutes participent à la conceptualisation d’une esthétique au principe de l’avènement du spectateur, instruit par un nouveau partage du sensible accordé à la modernisation et la sécularisation des États européens, et valorisé à l’intersection de ses jugements de goût et d’un sens commun culturellement partagé.

 

 

 

Le récit accordé à la lisibilité de cette histoire ne doit cependant pas écraser, sous prétexte de prendre acte d’un processus de conformation, l’existence de plusieurs formes de spectatorialité, suffisamment hétérogènes entre elles pour empêcher toute synthèse unificatrice. Christian Ruby aura ainsi bientôt plaisir à brosser le tableau d’un « champ différentiel » (p. 45), autant valable pour l’archipel de spectateurs à distinguer qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux. Le jeu des ressemblances et des dissemblances les traversant traversera aussi tous les esprits qui les observent, en racontent les mésaventures et même les mettent en scène, des écrivains aux journalistes en passant par tous les observateurs littéraires et journalistiques, les gardiens de la police culturelle et les prescripteurs scientifiques, mandatés par l’État ou inspirées par de nouvelles théories révolutionnaires, qui valorisent certaines formes de spectatorialité au détriment d’autres, critiquables pour les incapacités qu’elles véhiculent. « Il n’est pas de spectateur en soi, c’est acquis culturellement et historiquement – il naît dans l’espace de la représentation –, et encore moins en dehors d’un archipel ou d’une différentielle. » (p. 55).

 

 

 

Le grand récit du spectateur et l’archipel de ses divisions

 (démocratisation et distinction, aliénation et émancipation)

 

 

 

L’art se décline désormais en majuscule : « barrière unique de l’Art » pour Honoré de Balzac, sacerdoce de l’Art » pour Gustave Flaubert, l’art avec un grand A exige désormais des spectateurs qu’ils se placent à cette hauteur nouvelle où s’offre à eux la possibilité d’une émancipation, dans la condition spectatorielle d’une relation dite « intégrative » (p. 59). Et cela hors des anciens contraintes esthétiques caractérisant l’âge gothique qui indexait ses figures et les formes qui les mettaient en valeur (vitrail, fresque, icône, mystère) sur l’autorité cultuelle du texte biblique. Pour émanciper la figure du spectateur et l’inscrire dans la configuration nouvelle, il aura fallu préalablement émanciper l’art de ses anciennes tutelles et le grand récit du premier s’inscrit toujours déjà dans la précédence du second, relayée par les textes décisifs de Leon Battista Alberti à l’époque du Quattrocento puis de Giorgio Vasari pour la Renaissance. « Si, dans un premier temps, ce grand récit de l’Art contient le grand récit du spectateur, c’est qu’il a d’abord fallu imposer l’idée d’Art » et c’est seulement en un second temps que « ce grand récit du spectateur s’autonomise par rapport au grand récit de l’Art. » (pp. 60 et 61). Roger de Piles et l’abbé Dubos théoriseront au 17ème siècle la conjonction spectatorielle de l’art d’exposition et du sentiment esthétique. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faudra distinguer le spectateur de l’observateur, le second posté face à une réalité donnée quand le premier se constitue « en même temps où l’objet prend sens » (p. 78). La littérature en ses modélisations suivra, Christian Ruby citant entre autres Candide (1759) de Voltaire, Julie, ou la Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau, Le Neveu de Rameau (1762-1773) de Denis Diderot comme « Du vrai et du vraisemblable dans les œuvres d’art » (1798) de Goethe, pour raconter l’avènement politique du spectateur, tandis que des philosophes des Lumières tels Condorcet, Kant et Schiller auront à cœur d’en instruire l’« élévation dans la perspective globale d’un progrès de l’esprit humain » (p. 64). Le spectateur se comprend alors comme le double esthétique du citoyen. L’éducation qui vise le spectateur-citoyen ou le citoyen-spectateur et que l’État moderne en extension lui doit bien conjoint ainsi dans les processus de son acculturation, caractérisée par « la prépondérance culturelle du modèle optique ou dioptrique » (p. 71), à la fois éducation civique et civisme dans son éducation esthétique.

 

 

 

Très vite cependant, la figure d’un « amateur-spectateur » (p. 68) expérimente aussi la double injonction contradictoire d’un mouvement de démocratisation (le « jugement réfléchissant » cher à Kant se doit d’être cultivé dans l’expression personnelle d’une raison universelle) compliqué par un mouvement égal de distinction aristocratique, accentué par les figures littéraires du dandysme (Charles Baudelaire, Jules Barbey d’Aurevilly, Joris-Karl Huysmans) et favorable au redéploiement d’opérations nouvelles de classement, de hiérarchie et de dissentiment. Il y a bien une « raison sensible tissées d’exercices à raffiner » en tout point digne d’être célébrée (p. 88), mais elle est aussi l’objet d’un appareillage normatif qui opère par discrimination dans la communauté abstraite des spectateurs afin de séparer les bons des mauvais, le bon grain de la spectatorialité de son ivraie. La raison esthétique, si elle se doit d’être déliée de toute utilité, ainsi identifiée aux « œuvres de surérogation » évoquées par Jeremy Bentham dans la perspective d’une disciplinarisation intégrale de la société, se voit ainsi engagée dans le passage au crible de ses jugements. Sont ainsi visés ceux dont la légitimité ne serait pas reconnue, dès lors que fait défaut non plus une culture des civilisés opposable à une nature des sauvages, mais l’ensemble des qualités réfléchissantes, socialement appropriées mais inégalement partagées. Le jugement réfléchissant, s’il est conceptualisé par Kant dans son universalité sans concept, semble cependant être mieux pratiqué par la bourgeoisie plutôt que par le prolétariat. D’où la nécessité idéologique d’un État éducateur (Friedrich Schiller évoquait pour sa part un « État esthétique » capable de tenir par le jeu les pulsions opposées de la sensibilité et de l’intelligibilité). Et ses institutions se doivent de prendre en charge la question de l’esthétique posée comme une vertu civique inégalement goûtée dans une population largement astreinte aux servilités industrielles du travail salarié.

 

 

 

De fait, « l’œuvre d’art a déclassé les objets de culte » et il est désormais nécessaire comme le prescrivait Denis Diderot devant un tableau de Chardin de « se faire les yeux » (p. 109). Mais cette culture de l’œil esthétique au principe du déclassement du fait religieux appelle un « partage du sensible » dont la configuration repose pratiquement aussi sur l’exacerbation « des répartitions sociales et urbaines des lieux de l’art ouverts aux hiérarchies des salles et des répertoires » (p. 111). La beauté du grand art s’oppose ainsi à la bêtise avilissante du divertissement, les bonnes manières de se tenir dans les lieux de l’art d’exposition se distinguent du brouhaha dans lequel s’ébroue le populaire. Esquisses et croquis publiés dans journaux et périodiques avèrent la mutation en cours de la spectatorialité, ainsi que des courts-circuits disjonctifs entre des manières hétérogènes recoupant l’échelle de la domination de classe. Une « police de la culture » (p. 116) se met en place, qui fait du jugement d’existence et du mépris de classe l’opérateur d’une chasse aux mauvais comportements, « surtout au vu des diffractions sociologiques et psychologiques constatées » (p. 118). De nombreux exemples littéraires en attestent, de l’exemple donné par Le Chef-d’œuvre inconnu (1831) de Balzac à l’anecdote célèbre rapportée par Stendhal du soldat ayant tiré sur l’acteur jouant sur scène Othello parce qu’un « maudit nègre » ne saurait tuer une « femme blanche » en passant par la « foule idolâtre » de la nouvelle industrie photographique décriée par Baudelaire : « les différences sont renvoyées à des degrés : plus ou moins de culture, plus ou moins de proximité avec le critère d’universalité, plus ou moins de goût. » (p. 130).

 

 

 

En parallèle surgit sur la scène d’une spectatorialité rien moins que conflictuelle une autre figure de spectateur. Récalcitrante face au rappel à l’ordre de la police du sensible, elle est valorisée par tous les promoteurs de sociétés alternatives comme les partisans du socialisme dit utopique, de Saint-Simon aux phalanstères de Charles Fourier en passant par le familistère de Guise de l’industriel Jean-Baptiste André de Godin en 1859. Si les spectateurs sont inégaux dans leurs jugements de goût comme dans leurs pratiques culturelles, c’est en raison d’inégalités sociales identifiées comme des incapacités par les théories révolutionnaires soucieuses d’accomplir l’universalité humaine non plus abstraitement mais concrètement. La fameuse conception du reflet proposée par Karl Marx et Friedrich Engels en appui des travaux d’observation sociale de René Villermé et Frédéric Le Play afin de considérer le lot d’illusions et d’aliénations accablant le prolétariat reconduit paradoxalement les dualismes schématiques du spectateur et de l’acteur, de la passivité coupable d’être réactionnaire et de l’action fondée à être révolutionnaire. La discipline sociologique qui se constitue comme telle durant le 19ème siècle entre les travaux d’Auguste Comte et ceux d’Émile Durkheim n’est pas en reste, qui pose sous la condition de ses observations scientifiques des jugements de valeur reconnaissant dans les « diffractions du jugement de goût dans la sociabilité esthétique » (p. 140) de sérieuses pathologies sociales. L’expertise des sciences humaines et positives naissantes occupe ainsi une position de surplomb qui s’inscrit dans la logique de la domination culturelle au fondement des partages du supérieur et de l’inférieur. Et ces partages continueront d’exercer leurs effets jusqu’à nos jours, à l’ère télé-technologique où la « culture de masse » aurait, dit-on, intégralement incorporé le bon goût bourgeois comme elle aurait assimilé les cultures populaires. « Soit le peuple est péjoré, manque au jugement et doit être pris en main (…) ; soit le peuple est majoré, mais momentanément soumis au jugement dominant, et doit en être extrait grâce à des forces militantes » : dans tous les cas, « l’inversion des pôles de valorisation respecte la logique d’une domination. » (p. 146). Résolument du côté de la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière plutôt que de la sociologie critique de la domination de Pierre Bourdieu, Christian Ruby peut dès lors conclure logiquement : « La théorie de l’aliénation du spectateur aboutit à une impasse politique. » (p. 145).

 

 

 

La discipline psychologique s’inscrit quant à elle dans un registre semblable. Elle est d’autant plus légitimée à le faire que le concept d’esthétique lui-même, introduit en 1750 par Alexandre Gottlieb Baumgarten pour être ensuite relayée par Kant et Schiller notamment, se voulait originellement partie prenante d’une compréhension psychologique, comme « "science raisonnée" des facultés de l’âme » (p. 148). Mais, là encore, la tendance est d’emblée à l’imposition d’une approche à la fois universalisante et naturalisante d’un spectateur de fait infantilisé, contradictoire en ceci qu’elle propose « la description d’un état naturel de l’esprit culturel en l’associant à un projet pédagogique de réforme. » (p. 152). Les travaux d’Alfred Binet consistant dans le parallélisme entre illusionnisme, cinéma et psychologie expérimentale ne changent guère la donne et il faudra attendre ceux d’un Pierre Janet pour que l’on commence enfin sérieusement à envisager, par exemple, l’attention active du spectateur de théâtre. La tripartition consensuelle proposée par la psychologie qui divise la communauté disputée des spectateurs en trois figures distinctes – le spectateur sensible, le spectateur rationnel et le spectateur cultivé – est un classement significatif, comme il y en a d’autres encore à l’œuvre aujourd’hui (une étude ethnographique d’Eliseo Veron et Martine Levasseur distingue ainsi parmi les usagers d’une exposition quatre types associés à des animaux : la fourmi, le poisson, le papillon et la sauterelle). Ce classement bute cependant sur le champ différentiel d’une spectatorialité d’art d’exposition toute en effractions, dissensus et diffractions. Les nouvelles figures spectatorielles imaginées dans le courant du 20ème siècle et l’avènement institutionnel de l’art contemporain (le « regardeur » de Marcel Duchamp, le « spectacteur » ou encore l’activateur) s’inscrivent ainsi dans un archipel de spectateurs toujours plus nombreux que le type du spectateur de goût à regretter pour les nostalgiques d’un classicisme disparu ou que celui du spectateur aliéné à stigmatiser par les partisans du racisme de l’intelligence ou bien à sauver par l’avant-garde des éducateurs populaires missionnés pour émanciper ceux qui ne sauraient l’être par eux-mêmes.

 

 

 

Apprendre à se déprendre

 et composer son propre poème

 

 

 

La théorie politique du spectateur proposée par Christian Ruby doit à la fin se comprendre comme une vision affirmative, contre la police des bonnes mœurs culturelles qui fait le jeu des inégalités de ressources et d’accès offerte à l’égalité toujours postulée des spectateurs, tous capables de multiplier les stratégies d’écarts introduisant un désordre dans les classements et les hiérarchies. Cette théorie en cours d’écriture promet de fait de poursuivre son passionnant chantier « archipélique » comme on aimerait la qualifier dans l’inspiration d’Édouard Glissant. Et l’on aimerait bien que cette théorie veuille à l’avenir se confronter à des pensées qu’elle n’aurait visiblement pas jusqu’à présent sollicitées, mais qui seraient à même peut-être d’infléchir la dispute qu’elle engage contre la sociologie : processus de civilisation et société des individus de Norbert Elias, « cultural studies » de Richard Hoggart et Stuart Hall, sociologie des dissonances culturelles et individuelles de Bernard Lahire, processus de subjectivation tramés au prisme de la question des dispositifs (pour Michel Foucault et Giorgio Agamben) ou des appareils (pour Jean-Louis Déotte).

 

 

 

Il n’en demeure pas moins que le cœur de la théorie de Christian Ruby bat dans le sillon veiné de cette « trajectoire par laquelle chacun apprend à se déprendre, à se désidentifier par rapport au mode de sentir et de percevoir ou de parler qui colle à l’expérience sensible ordinaire ou dominante. » (p. 174). Il faut continuer à défendre le spectateur, sa part d’ombre comme le dirait Jean-Louis Comolli et ses déplacements, sa persévérance à ne pas rester en place, s’il est bien vrai, comme le dit si finement Jacques Rancière, que le spectateur est celui qui « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. » (Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 19).

 

 

7 janvier 2018


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