De quoi Sarkozy est-il le nom ? : la vérité du sarkozysme pour Alain Badiou

Revenir sur le pamphlet du philosophe Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? (éd. Lignes, 2007) qui a connu un beau succès de librairie, c'est la possibilité de penser à nouveaux frais les rapports entre la politique et la philosophie, sachant que la seconde dispose de la capacité d'énoncer les vérités universelles et génériques qui traversent le champ de la première. Loin des recensions caricaturales qui appauvrissent le contenu de ce livre, le souci analytique qui anime notre lecture du livre d'Alain Badiou veut mettre en avant les quelques principes philosophiques défendus par un homme pour qui la question communiste demeure toujours à l'ordre du jour. Certes il existe des écarts qui distinguent le communisme selon Alain Badiou, et le projet de société communiste libertaire promu par Alternative Libertaire. Mais ces différences ne doivent pas empêcher un égal désir pour l'avènement du communisme.

1/ La peur, et la peur de la peur

Ce n’est pas parce que la philosophie se défie, depuis le geste inaugural de Platon, du lit des opinions (ce que ce dernier appelait la doxa) qu’elle doit s’en détourner toujours. Elle a aussi à en ébranler le ronronnement quotidien en réfléchissant sur le rôle social des affects collectifs qu’amplifie largement l’industrie médiatique. Les dernières élections présidentielles ont été par exemple l’occasion de convoquer deux types de peur : la peur primitive de réaction des dominants (représentés par le clan umpiste autour de Sarkozy) qui se verraient contester leur pouvoir, et la peur secondaire dérivant de la précédente qu’incarnerait la « socialiste » Royal et qui ne vaudrait seulement que pour s’opposer à la première. Entre la peur et la peur de la peur, entre la peur de l’étranger ou du prolétarisé d’ascendance coloniale et la peur du flic tabassant les précédents, il y a là comme une indice déplorable d’une négativité affective qui s'exprime dans le champ électoral. Négativité affective et expression électorale rendent hors-jeu le concept même, non pas du, mais de la politique en regard de laquelle il est nécessaire de tirer rationnellement les conséquences des possibilités positives que refoule l’état des choses existant. Aucun affect, et encore moins s’il est négatif, ne peut alors prétendre à soutenir un principe d’orientation politique affirmatif, émancipatoire, égalitaire et universel.

2/ La terreur est l'avenir de la peur

C’est donc la peur qui justifie le néant politique de la reproduction étatique, alors qu’une véritable politique d’émancipation doit poser la question de son autonomie en regard de la sphère étatique justement. Investi par une subjectivité massivement et médiatiquement conformée par la peur de réaction comme par la peur d’opposition, l’État n’a pas d’autre fonction que de reproduire la peur (d'où son caractère potentiellement terroriste). La peur n’a pas d’autre avenir que la terreur nécessaire à son autojustification ainsi qu’à la maintenance brutale de l’ordre existant qui, reposant sur la division mondiale de la production des richesses et l’accaparement inégale de celles-ci, fait du monde commun un monde invivable. Un monde proprement immonde : c’est-à-dire peuplé d’animaux humains réduits à leurs besoins consommatoires, et dont la mise en concurrence généralisée équivaut à une guerre perpétuelle et sans merci.

3/ L'actualité du pétainisme et la nécessité politique des sans-peur

C’est pourquoi il y a un avenir en France pour un "néo-pétainisme" qui, contrairement à l’élan conquérant et vitaliste du fascisme, repose principalement sur cet affect régressif et défensif qu’est la peur. Néo-pétainisme compris à l’intérieur de l’arc républicain (le clivage gauche-droite n’apparaissant alors que pour ce qu’il est : un consensus sur la base d’une peur partagée et des positions de pouvoir à conquérir), et contre lequel est aujourd’hui politiquement requise une « alliance des sans-peur ». Historiquement toujours minoritaires, les sans-peur font du courage une vertu affirmative afin de lutter au nom d’une politique orientant l’action émancipatoire, à distance de la sphère étatique critiquée comme activité séparée, et à rebours de la division sociale du monde. C’est cette action au nom d’un principe (transcendantal) universel contre le néo-pétainisme qui exige une nouvelle subjectivation synonyme de fidélité à la vérité de leur combat. Ce combat est celui de la démocratie dont le nom et les pratiques seraient enfin adéquats à son concept.

4/ Le parti unique, social-libéral sur sa gauche, libéral-social sur sa droite

La désorientation politique actuelle est doublement consécutive du délitement des appareils représentatifs traditionnels de gauche comme de la nouvelle violence sociale dont est capable, après le reniement du compromis keynésiano-fordiste, le capitalisme financiarisé. D’ailleurs l’affaissement des légitimités syndicales, partisanes et parlementaires s’origine précisément dans le déploiement de ce que l’on appelle depuis les années 70 la « mondialisation néolibérale » (alors que la structure même du capital a toujours appelé à la mondialisation de son procès comme l’avait bien vu en son temps Marx). Ralliés aux politiques néolibérales présentées comme inéluctables, les partis sociaux-démocrates quels qu’ils soient n’incarnent plus aujourd’hui une force d’opposition au système existant, mais bien plutôt un élément participant de sa molle et morne reproduction. Il y a donc comme la prise de conscience (que signalent une démobilisation et une désaffection populaires grandissantes envers l’institution électorale) de la réalité d’un parti unique, libéral-social du point de vue de l’UMP, social-libéral du point de vue du PS, qui a trouvé à s’exprimer dans la mise en place du gouvernement d’"ouverture" de Sarkozy (à l’image de ce que fit Berlusconi en Italie). Le mot du philosophe slovène Slavoj Zizek se trouve ainsi vérifié : « le stalinisme est l’avenir de la démocratie parlementaire».

5/ L'ordre capitalo-parlementaire et sa validation chiffrée par le suffrage universel

A l’élément pulsionnel (la peur) ajouté à l’élément nostalgique (le vieux parti de gauche d’antan) se mêle une impuissance qui se vérifie chaque jour de publication d’un énième sondage dit d’opinion : l’ultime forme de légitimation de la démocratie parlementaire ne réside plus dans le contenu de la politique que la nouvelle équipe dirigeante doit défendre, mais dans la loi abstraite du chiffre qui prive d’en interroger le contenu. Le suffrage universel ne s’identifie plus à un programme politique pour lequel il est requis comme forme légitime de validation démocratique. Mais il est identifié à la loi des grands nombres suspendant tout jugement critique en déniant les effets réels et problématiques des mesures gouvernementales. Les élections ne relèvent donc que de la reproduction de l’ordre établi capitalo-parlementariste, et ne possèdent ainsi aucune puissance de contestation possible de cette machine de domination et de division réellement existante.

6/ Passer de l'impuissance à l'impossible

Face à cette asthénie dépressive concomitante d'un assujettissement de masse, il faut, pour paraphraser le psychanalyste Jacques Lacan, « passer de l’impuissance à l’impossible ». C’est-à-dire trouver le point à partir duquel repenser en dehors de la situation présente l’intégralité du réel de cette situation. C'est cela le transcendantal : ce point qui nous excepte de la situation pour penser, dans cet arrachement au quotidien de l'existant, autre chose que ce dernier. Le sujet est celui qui tire les conséquences de ce point de reconfiguration exceptionnelle du réel. Car, si le possible est un réel qui n’existe pas, l’impossible devient le nom d'un autre réel, non pas tel qu’il est mais, tel qu’il faut autrement qu'il soit. L'impossible, c'est l'avènement d'un réel qui jusqu'alors n'existait pas. N’être ni déprimé (parce qu’on a peur de la peur), ni rat (parce que la peur nous rend lâche) : voilà ce qui qualifie, contre la majorité des peureux et des traîtres, l’alliance courageuse des sans-peur qui ne craint pas d’être en exception « illégale » avec la règle de la réalité au nom d’un événement à venir dont la vérité universelle a pour nom celui d’égalité.

7/ Huit principes qui commandent l'exception politique

Les huit points praticables pour s’excepter hors de la règle en cours et s’ouvrir à l’impossible sont les suivants :

. Qui est ici est d’ici ;

. L’art comme création est supérieur à la culture comme consommation ;

. La science qui est gratuite l’emporte sur la technique et son potentiel de profitabilité ;

. L’amour, à défaut d’être réinventé, doit être défendu ;

. La médecine doit s’appliquer pour toute et tous également (point d’Hippocrate) ;

. Toute politique émancipatoire est supérieure à la gestion managériale des affaires courantes ;

. La presse doit être libre de la censure capitaliste ;

. Ultime point, le plus important : il n’y a qu’un seul et même monde pour tout le monde.

8/ La politique de l'égalité comme indifférence aux différences 

Le seul axiome réel de la politique dominante est que le monde des sujets humains n’est pas unifié, qu'il est conséquemment divisé par des procédures nationalistes, racistes, sociales et économiques induites par la mondialisation du capital pour laquelle le seul espace unifié s’identifie alors au monde devenu marché. Alors que la pensée néolibérale exige qu’il y ait plusieurs mondes (eux et nous, les riches et les pauvres, les winners et les loosers, etc.) pour que puisse perdurer l’accumulation infinie du capital au détriment écologique du caractère fini des ressources terrestres, la pensée émancipatoire veut qu’il n’y ait qu’un seul monde. Dans l’universalité générique de tous ses sujets (c'est-à-dire indépendamment des différences culturelles), ce même monde se déploierait sous le mode juste de l’égale liberté. Indifférente aux différences culturelles parce qu’elles constituent notre universelle condition de sujets infiniment singuliers, la politique émancipatoire s’opère dans la consolidation de ce qu’il y a d’universel dans les identités les plus culturellement différenciées. D’où que cette politique se fasse avec toutes celles et toux ceux qui ne viennent pas de là où nous sommes.

9/ L'héroïsme de la conversion à l'exception

Passer de l’impuissance à l’impossible demande donc du courage, cette vertu s’éprouvant dans l’endurance pour l’impossible qui demande ce temps nécessaire pour résister devant la durée qu’impose la dure loi du monde existant. Le courage n’est alors pas de recommencer comme avant, mais de se convertir (comme aurait dit Platon) au point de rupture affirmative avec la réalité des opinions existantes. Et cette conversion à l’exception de l’impossible est héroïque : elle permet l’assurance d’une orientation locale pendant que règne la désorientation globale. Cette désorientation a pour nom, on l’a dit, transcendantal pétainiste. Et celui-ci est fait de servilité aux puissances militaires et financières (ce que les révolutionnaires de 1793 nommaient justement « corruption »). Il repose sur l’impuissance relative aux motifs réactionnaires et racistes de la "crise morale" et du "déclin national", et oblige à un redressement dont le modèle vient toujours de l’étranger (ici c’est le modèle libéral anglo-saxon qui a été privilégié). Un modèle censé nous extirper enfin de la "catastrophe" dont nous serions toujours les victimes, et il s’agit bien sûr du point de vue de Sarkozy de Mai 68.

10/ La vérité de l'hypothèse communiste 

Avoir le courage de ne pas être néo-pétainiste, c’est accepter héroïquement de tenir un point hétérogène à l’impuissance provoquée par le transcendantal pétainiste en son immonde réalité. C’est refuser de demeurer un animal humain, seulement mu par ses égoïstes intérêts qu’attise la guerre relative à la mise en concurrence généralisée de tous contre tous. C'est s’ouvrir à l’événement d’une subjectivité nouvelle attachée à rester fidèle à la vérité universelle qui requiert résistance et lutte active. Cette vérité peut-elle encore s’identifier à l’hypothèse communiste ? Oui si celle-ci, en tant qu’elle induit une répartition véritablement démocratique des richesses économiquement produites afin de satisfaire tous les besoins sociaux, sait se dissocier de la forme qu’elle a prise lors du siècle précédent, à savoir celle du Parti accédant au pouvoir étatique.

11/ L'autonomie du communisme, hors des appareils marxistes-léninistes et de l'incorporation étatique

Que retenir de ces deux paradigmes historiques qui restent pour Alain Badiou la Commune de Paris en 1871 et la Révolution russe de 1917 (quid de la Guerre d'Espagne ?) ? Le marxisme-léninisme n’apparaît plus aujourd’hui comme la forme adéquate à partir de laquelle l’invention politique pourra faire événement en rupture avec la situation existante. C’est précisément ce que nous a appris Mai 68, par-delà toutes ses ambiguïtés constitutives : perpétuer l’hypothèse communiste, sans laquelle il n’est même pas pensable de vouloir continuer sous peine de demeurer des animaux humains s’entre-déchirant dans un monde de plus en plus immonde. Cette hypothèse exige une autonomie de ses conditions pratiques de réalisation qui sont hétérogènes à ces formes partisanes et étatiques traditionnelles que l’histoire passée a invalidées.

12/ Le communisme est à réinventer

Le communisme est cet événement dont l’universelle vérité sollicite les sujets qui lui sont restés fidèles afin que ceux-ci en reformulent la pratique concrète. Comme l’amour selon Arthur Rimbaud (condition, avec la politique, le poème et les mathématiques, grâce à laquelle selon Alain Badiou la philosophie peut penser la puissance de l’événement), le communisme comme invention politique est à nécessairement réinventer.


13 octobre 2009


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