Trois regards anthropologiques sur la doxa libérale

Le genre humain a-t-il intérêt à l’émancipation ?

Individualisme versus collectivisme, égoïsme contre altruisme, libéralisme versus communisme, intérêt pour soi contre intérêt pour autrui, individu versus société : on connaît ces grands clivages conceptuels, structuraux et structurant la pensée occidentale moderne. Mais a-t-on assez insisté sur le fait que la vérité se situerait peut-être à l’intersection de la plupart des termes cités ? A-t-on suffisamment avancé qu’une pensée de l’émancipation ne peut souffrir de faire plus longtemps l’économie des grandes tendances ontogénétiques (relatives au développement d'un organisme individuel) et phylogénétiques (relatives au développement d'un genre d'organismes), antithétiques ou complémentaires, à partir desquelles se noue, se conjugue, et se déploie le genre humain ? Là où l’économisme, qu’on le retrouve dans les doctrines majoritaires (le libéralisme) ou minoritaires (le communisme), veut considérer que, hors des lois d’airain du partage de la valeur ajoutée, il n’y aurait point de salut, un retour anthropologique nécessaire sur ce qui nous constitue fondamentalement, et qui est au fondement de nos rapports sociaux, économiques, politiques mais aussi symboliques, doit s’imposer afin d’envisager un avenir véritablement vivable sur lequel pèsent tant l’actualité de la domination capitaliste que le spectre des totalitarismes passés et présents.

1/ L’intérêt, mais pas que cela : Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie générale (éd. La Découverte, 2009) d’Alain Caillé

Alain Caillé, professeur de sociologie à l’Université Paris-Ouest-La Défense et fondateur en 1981 de la Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales), développe une approche pluridimensionnelle inspirée explicitement de l’anthropologie de Marcel Mauss, neveu et élève du sociologue Emile Durkheim. Cette approche, qui se défit tant du systématisme comme de l’apriorisme, refuse à la fois l’ « individualisme méthodologique » promu par la pensée libérale (et son héraut académique le sociologue Raymond Boudon) et pour lequel domine l’intérêt personnel comme explication première des actions, comme le « holisme méthodologique » (pour reprendre le néologisme de l’anthropologue Louis Dumont) valorisé par les épigones les plus orthodoxes de Marx et Durkheim, et qui insiste sur l’obligation collective pesant sur les actions individuelles. Cette théorie, ni inductive (il ne s’agit pas de rassembler une série d’observations pour aboutir à une conclusion générale), ni déductive (il s’agit encore moins de partir du principe des causes pour aboutir aux conséquences ou aux effets), est abductive (pour parler comme le sémiologue Charles Peirce), c’est-à-dire qu’elle est le produit conceptualisé d’observations empiriques. Ce sont alors quatre dimensions que privilégie la théorie anti-utilitariste de l’action proposée par l’auteur, qui sont spécifiques et qui pourtant ne cessent jamais de s’enchevêtrer malgré leur spécificité respective : le don (qui entraîne l’obligation), l’intérêt (pour soi), l’aimance (l’intérêt pour autrui, autrement dit l’empathie dont la modalité pratique est la sympathie) et la liberté (qui induit les idées de créativité et de singularité). Ces dimensions spécifiques et interdépendantes sont généralement niées par les anthropologies de l’individualisme intéressé au calcul égoïste comme du collectivisme intéressé à oublier la relative liberté de l’agir individuel.

 

Un individu devient socialement un sujet uniquement à l’intersection de chacune de ces dimensions à partir desquelles il se trouve en rapport avec autrui, sur les plans du symbolique (où règne le don), de l’utilité (où domine l’intérêt), de l’émotion (où règne l’aimance), et sur celui de sa propre singularité accomplie par sa liberté créatrice. Si on peut penser ici à la théorie philosophique des affects développée par Spinoza au 17ème siècle, c’est Frédéric Lordon, en opposition d’ailleurs avec Alain Caillé, qui va beaucoup plus loin dans cette direction comme on en s’apercevra dans notre seconde partie. Ce sont donc toutes ces dimensions qui obligent l’individu à vivre sa subjectivité en excès par rapport à sa stricte individualité, et cette subjectivité ne saurait alors se réduire au seul aiguillon de l’intérêt pour soi. Enfin, là où le cycle maussien du donner-recevoir-rendre est bien connu en anthropologie, l’est moins son double inversé et symétrique qu’est le cycle du prendre-refuser-garder. Quand le premier cycle est déterminé par la demande, le second cycle est déterminé par son ignorance. Ces deux cycles de la relation humaine sont en excès par rapport à la seule logique de l’intérêt bien compris, comme l’individu ne gagne sa subjectivité qu’en excédant sa propre dimension individuelle et intéressée.

 

L’individu est au sujet ce que le collectif est au politique (ou politico-religieux). Le religieux étant à la religion ce que le politique est à la politique, à savoir la modalité pratique, socialement et historiquement située, d’une principe idéal et structurant. Le principe est alors celui d’une dynamique interrelationnelle pour laquelle l’individu ne devient un sujet que quand il prend considération du caractère multidimensionnel de ses rapports (intéressés et émotionnels, symboliques et créateurs) avec autrui. Et le collectif ne devient politique ou politico-religieux qu’à partir du moment où il institue un dedans et un dehors partagés sur le plan politique par les rapports entre « eux » et « nous » (entre le visible et l’invisible sur le plan religieux). Enfin la démocratie constitue en l’auto-institution politique du sujet collectif (on pense cette fois-ci à Cornélius Castoriadis). Si l’approche communiste libertaire partage cette idée de la démocratie comme auto-institution politique de la société qui ainsi se dispense de la présence d’un tiers aliénant qu’est en l’espèce l’État, comme elle promeut une richesse en termes de relations sociales qui ne se réduirait plus aux appétits privés des calculs égoïstes, il n’en demeure pas moins que l’émancipation hors des fers de la propriété lucrative doit reposer sur la compréhension de la domination de l’intérêt sur les autres dimensions constitutives du genre humain. Et là, les « fragments d’une sociologie générale » d’Alain Caillé sont d’une aide bien faible, comparativement aux travaux de Frédéric Lordon portant sur des questions relativement proches comme on va maintenant pouvoir le constater.

2/ L’intérêt, c’est bien plus que cela : L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste (éd. La Découverte, 2006) de Frédéric Lordon

Entre les réductions de l’individualisme méthodologique qui s’acharne à « sauver » la liberté individuelle des forces sociales qui s’exercent sur lui, la sociologie s’intéressera toujours à un « individu toujours déjà pris », toujours déjà inscrit dans la formation sociale dont il est issu. Et contre les réductions de la pensée utilitariste, il faut rappeler, comme le fait la revue du MAUSS, la force de ce fait social réciprocitaire qu’est le don, ce rapport symbolique qui ne saurait être dissout dans les eaux glacés du seul calcul économique intéressé (comme l’aurait dit Marx). Mais Frédéric Lordon, économiste spécialiste des crises financières et directeur de recherche au CNRS, veut quant à lui sauver le concept d’intérêt des discours à prétention sociologique ou anthropologique qui en appauvrissent la réalité, tantôt de façon positive comme le fait l’utilitarisme, tantôt de manière négative comme le fait l’anti-utilitarisme. Pour cela, l’auteur scinde en deux l’intérêt : l’intérêt pour soi et l’intérêt pour autrui (ce que fait d’une certaine manière Jacques Généreux comme on le verra dans notre troisième partie). Cette scission s’exerce à la fois contre l’utilitarisme qui rabat l’intérêt sur son seul aspect économique, mais aussi contre les intellectuels du MAUSS, tels Jacques T. Godbout, Serge Latouche (héraut de la décroissance) et donc Alain Caillé, qui cherchent à opposer à cette vision pauvre de l’intérêt les seules forces sociales vertueuses du don désintéressé. Il s’agit bien ici de valoriser l’intérêt dans une perspective spinoziste qui recoupe d’ailleurs l’économie générale des pratiques théorisée par la sociologie de Pierre Bourdieu.

 

L’intérêt dans sa variante utilitaire n’est alors plus qu’une actualisation particulière de ce que Spinoza appelait dans L’Éthique le « conatus » entendu comme persévérance de l’être au fondement de ce qu’il est et ce qu’il peut. Comme le don est aussi une actualisation du conatus, mais dans une perspective moins concurrentielle que pacifiée. C’est la violence fondamentale et primaire du conatus dont la pulsion « pronatrice » (c’est-à-dire prédatrice) a été civilisée dans les sociétés archaïques par le don cérémoniel (le don-contredon) avant de revenir, en Occident et à partir de la Renaissance, sous une forme différente et différée qu’est l’échange marchand (le donnant-donnant). La théorisation de l’égocentrisme fondamental du conatus instruit en passant de l’amoralisme profond de la philosophie spinozienne et de son antihumanisme qui a tant heurté les vertueux et autres moralistes de son temps. Mais cette vision davantage matérialiste qu’idéaliste montre aussi que c’est du choc des conatus et de leur limitation réciproque que naît le social. Donner est la transfiguration sociale-historique du geste pronateur initial (tel qu’il se manifeste encore dans l’enfant en bas âge par exemple). Et les luttes symboliques pour la reconnaissance, le prestige et la légitimité représentent le refoulement de la captation première et violente des choses que contient tout conatus.

 

Le conatus est motion désirante, il est le désir qui met en mouvement les individus, la force intransitive qui institue des valeurs toujours secondaires par rapport à l’élan conatif. Et cette force primordiale est en quête des affects, des passions qui en augmenteront la puissance. La société s’institue alors sur la base d’associations d’affects ou de leur induction imitative (ce que les Grecs appelaient l’éris et les latins emulatio). Il est vrai que l’institutionnalisation de l’économie marchande avec l’avènement du capitalisme entre le 17ème et le 19ème siècle renoue avec cette « part maudite » comme l’aurait dit Georges Bataille (qui avait étudié la pensée de Marcel Mauss), autrement dit la pulsion pronatrice toujours là, même virtuellement. Et c’est cette tentation pronatrice que renouvelle l’échange marchand. Ce qu’a tenté de contenir l’antidora, soit le contredon bénéfique et amical valorisé par les moralistes espagnols de la Renaissance (même si l’antidora, comme auparavant les considérations de Sénèque dans son Traité des bienfaits, échoue à ne pas affirmer qu’il y a derrière tout désintéressement ce que Bourdieu avait justement appelé « l’intérêt au désintéressement »). En ce sens, à la même époque de la promotion de l’antidora, Montaigne est ce penseur qui faisait preuve, dans le développement d’une pensée qu’on ne qualifiait pas encore d’individualiste, de plus de lucidité autoréflexive quant à l’aiguillon de l’intérêt dans les relations humaines, sans pour autant succomber à la seule logique égoïste.

 

Essentiel est le conatus qui, en ne cessant pas de s’actualiser sous de multiples formes (qu’il s’agisse de l’intérêt pour soi ou de l’intérêt pour autrui), dispose donc d’une économie qui, comme l’a bien remarqué Bourdieu à la suite de son maître Durkheim, dépasse le strict champ économique. Ce que refusent de voir les discours pourtant antithétiques de l’utilitarisme (qui pêche par économisme) comme de l’anti-utilitarisme (qui jette trop vite le bébé de l’intérêt avec l’eau du bain de l’utilité). Dans le cadre anthropologique d’une pensée du conatus, l’être humain devient alors un automate affectif, en quête des affects qui augmentent sa puissance d’agir, et en butte aux passions qui la diminuent. Et vouloir augmenter les affects d’autrui, c’est par induction imitative jouir des affects collectifs qui viennent augmenter sa propre puissance individuelle. Tous les sujets conatifs ont par conséquent intérêt à ce que la puissance collective augmente sous l’effet d’affects collectifs. A l’antinomie intérêt-désintéressement, se substitue donc chez Frédéric Lordon la polarité actif-passif, don de fortitude (les affects augmentateurs de la puissance conative) et don de servitude (avec ses passions qui la diminuent). L’intérêt au désintéressement, ultime et paradoxale forme de l’intérêt qui se fait passer pour le contraire de ce qu’il est, n’est que la synthèse provisoire et toujours recommencée d’affects contradictoires : et si toute psyché est un champ de bataille, tout corps individuel et social est appelé à composer avec les élans, les tendances ou les affects qui tantôt l’entraînent sur les chemins de la civilité et du vivre-ensemble, tantôt sur ceux de la guerre et de la lutte de tous contre tous. On voit en quoi le projet d’une société communiste libertaire promeut à sa manière l’intérêt pour les affects collectifs que supportent les idées d’égalité et de solidarité, et qui s’opposent aux passions destructrices et concurrentielles privilégiées par le système capitaliste dont l’élan pronateur ne provoque, on le sait, que guerres, pénuries et épuisement mortifère des ressources vitales.

3/ Lutte destructrice ou composition créatrice  de l’intérêt pour soi et de l’intérêt pour autrui : La Dissociété (éd. Seuil, 2006) de Jacques Généreux

D’après Jacques Généreux, professeur d’économie à Sciences Po et adhérent du Parti de Gauche fondé il y a un an par les ex-socialistes Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez, la pensée libérale aujourd’hui dominante idéologiquement, pour ne pas dire culturellement, a entrepris une dynamique de « marchéisation » des rapports humains. Cette promotion induit la réalisation de la « guerre incivile » de tous contre tous. Là où les présupposés idéologiques du néolibéralisme relèvent bien de l’individualisme méthodologique au nom duquel la société se réduit à une multitude d’individus libres en actions, les présupposés idéologiques du marxisme appartiendraient selon l’auteur à un holisme méthodologique pour lequel les individus ne sont que les parties d’un grand tout auquel ils sont subordonnés. L’économiste préfère alors proposer une sorte de troisième voie théorique, qui n’oublierait ni l’individu ni la société, une théorie qui reposerait sur l’équilibre compositionnel des deux termes, et qui ainsi ferait tenir ensemble les valeurs axiales des deux écoles (la liberté pour l’individualisme, l’égalité pour le holisme).

 

C’est un « socialisme méthodologique » pour aujourd’hui, dont le premier apport théorique serait de mettre à nu les impensés et les impasses anthropologiques des deux doctrines, à savoir la préexistence déterminante d’un terme sur l’autre, la liberté contre l’égalité pour l’individualisme, l’égalité sans la liberté pour le holisme. Ou bien l’individu préexisterait à la société pour les utilitaristes néolibéraux. Ou bien c’est la société qui préexisterait aux individus pour les collectivistes. Le socialisme méthodologique insiste sur le fait que l’être humain n’existe que sur la base de deux tendances ontogénétiques et phylogénétiques, indissociables et complémentaires, « l’être-pour-soi » et « l’être-pour-autrui » (on retrouverait là les deux élans conatifs distingués par Frédéric Lordon dans son analyse spinoziste de l’intérêt), et dont l’une est toujours sacrifiée au profit de la valorisation de l’autre. Tantôt nous avons affaire à la « dissociété » néolibérale qui ne valorise que l’être-pour-soi et le jeu des intérêts égoïstes s’affrontant dans le cadre du marché. Tantôt nous avons affaire à l’« hypersociété » communiste qui ne désire que l’être-pour-autrui tel qu’il se moule dans le marbre étatique. La version totalitaire de l’hypersociété produisant à la fois la désagrégation atomistique des individus ainsi que leur intégration massive, une fois la société idéalement dissoute, dans ce grand Léviathan qu’est l’État total.

 

Contre ces idéaltypes de société qui reposent sur le prestige des biens (biens étatiques dans l’hypersociété et sa variante totalitaire, biens monétaires dans la dissociété néolibérale), Jacques Généreux, qui préfère d'un point de vue social à la valorisation des biens celle des liens, affirme la « néomodernité » du socialisme méthodologique qui veut conserver et renouveler le projet émancipatoire des Lumières, tout en rejetant sa conception individualiste et libérale héritée du christianisme, et tout en contenant ses tendances à l’absorption totalitaire des individus dans le grand tout étatique. La théorie anthropologique proposée alors par l’économiste se veut ainsi une sorte de mixte entre les sociologies allemandes de l’interrelationnel et de l’interindividuel (George Simmel et Norbert Elias notamment), l’associationnisme de certains socialistes non-marxistes tels Benoît Malon et Jean Jaurès, et le personnalisme postchrétien naguère défendu par Emmanuel Mounier (le créateur de la revue Esprit). Certes cette approche ne manque pas d’intérêt au vu du contexte idéologique actuel, et peut converger avec le néoréformisme défendu par le grand sociologue actuel du salariat, Robert Castel. Mais le combat anticapitaliste ne saurait se suffire au seul combat antilibéral. Il paraît donc évident que le socialisme méthodologique de Jacques Généreux refuse d’affronter la question pourtant cruciale de la propriété privée des moyens de production qui forme pourtant le cœur d’acier du capitalisme et qui appelle la dissociation sociale générale.

 

Si le communisme œuvre à l’abolition de toutes les rapports de domination (et particulièrement celle du capital), le communisme libertaire tel qu’il est défendu par AL, parce qu’il s’est battu contre toutes les formes d’appropriation étatique des mouvements révolutionnaires et émancipatoires, sait devoir à la fois constituer l’égalité sans laquelle tous les rapports de domination ne feraient que perdurer, et protéger les libertés individuelles et collectives de toute subordination étatique. Le philosophe « postmarxiste » de la démocratie, Etienne Balibar, a inventé un drôle de néologisme afin de tenir les deux bouts de la liberté (tant chérie par les libéraux, anciens et nouveaux) et l’égalité (tant rêvée par les communistes d’hier et d’aujourd’hui) : l’« égaliberté ». Le communisme libertaire, dans le respect égalitaire des deux tendances fondamentales constituant ontogénétiquement et phylogénétiquement le genre humain (l’être-pour-soir et l’être-pour-autrui), n’a au fond pas d’autre intérêt social et politique que l’institution démocratique de l’égaliberté pour toutes et tous.

9 février 2010

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