Relectures de Marx (I): Démanteler le capital par Tom Thomas

Démanteler le capital ou être broyés de Tom Thomas

 

Tom Thomas est déjà l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages entre autres consacrés aux contradictions du capitalisme et au passage vers le communisme qu'elles indiquent virtuellement. Son nouveau livre, intitulé Démanteler le capital ou être broyés. Des alternatives que révèle la crise et publié dans la collection « Empreinte » qu'Alain Bihr a initiée pour les éditions suisses Page Deux, cherche justement à s'inscrire dans la configuration actuelle d'une crise économique qui résulte moins de la dépendance du capital financier sur le capital productif qu'elle exprime une logique économique malade de ses contradictions (et peut-être même en phase terminale). C'est pourquoi l'ouvrage ne consistera pas à faire l'analyse détaillée de la crise (que l'auteur a déjà proposée ailleurs, par exemple dans La Crise. Laquelle ? et après ?, éd. Contradictions, 2009), mais plutôt à montrer que les processus historiques de la reproduction du capital, autrement dit sa valorisation et son accumulation conjuguées, viennent désormais buter sur les facteurs structurels toujours plus nombreux de sa dévalorisation. Les causes qui participent à ralentir et dégrader le procès de valorisation du capital, et qui déterminent aujourd'hui la nature spécifique de la crise, présentent également et dialectiquement les moyens mêmes permettant de s'émanciper de sa domination. Et cette émancipation, qui représente l'antithèse des appels de la gauche politique et syndicale réformiste à la relance de l'emploi industriel et de la croissance, est d'autant plus urgente à réaliser que le maintien dispendieux de la logique capitaliste entraîne dans son sillon la dégradation générale de toutes les formes de vie qu'elle a assujetties afin de perpétuer les cycles de sa reproduction.

Valorisation du capital et extorsion de la plus-value

Si Démanteler le capital est un ouvrage à caractère synthétique, sa lecture n'en demeure pas moins ardue, tant elle repose sur la relecture serrée de nombreux passages des ouvrages les plus économiques de Karl Marx, dont l'actualité n'aura ainsi jamais été démentie. Il faut d'abord rappeler ces quelques fondamentaux : « Le but de la production capitaliste est le profit » et « Le capital n'existe que comme valeur se valorisant, accumulation appropriée par le pôle capitaliste » (p. 9). Le problème chronique du capital réside dans des phases de suraccumulation qui ne relèvent pas seulement des mécanismes spéculatifs de la sphère financière. Parce que la valorisation exige que la plus-value (ce surtravail extorqué au travailleur productif, autrement dit cette quantité de temps de travail social supérieur au travail social nécessaire acheté par du salaire) obtenue lors d'un cycle de production soit convertie en capital additionnel dans un nouveau cycle productif, l'existence du capital comme rapport social ne peut persévérer qu'à la mesure de l'accroissement de la quantité de plus-value proportionnellement à celle du capital s'accumulant. Sauf que le capital (Tom Thomas ajoute au concept marxien de capital l'adjectif « social » afin d'en signifier le caractère de rapport social, ce qui n'a soulignons-le rien à voir avec l'usage sociologique de « capital social » développé par Pierre Bourdieu) « mesure la richesse par le temps de travail social (la valeur), mais [que] chaque capitaliste n'a de cesse de chercher à réduire ce temps en voulant augmenter son profit particulier » (p. 18).

 

Sauf que, aux temps de production stricte de la plus-value, s'ajoutent les temps de circulation du capital qui sont quant à eux improductifs : achat des conditions de production, vente du produit, circulation de l'argent. Précisons : si le capital productif (dit « capital industriel » par Marx) l'est justement parce que le procès de production de la plus-value a pour objet final de l'élargir, le capital improductif qui s'exprime dans les opérations commerciales et financières ne produit aucune plus-value car il ne représente qu'une ponction sur la valeur générale créée (ce qui n'empêche pourtant pas l'exploitation particulière des prolétaires travaillant pour permettre la réussite de ces opérations). Marx désigne ces opérations comme étant les « faux frais de la production ». Mieux, dans le troisième livre du Capital, il écrit que : « Plus le capital commercial est grand par rapport au capital industriel, plus petit est le taux de profit industriel et inversement ». Dans le cas de la sphère appartenant au capital financier, les prélèvements sur la plus-value augmentent au fur et à mesure de l'accroissement du crédit (Tom Thomas prend ici l'exemple, page 33, de la part des banques dans le profit total qui, aux Etats-Unis, est passé de 10 % dans les années 1980 à 40 % en 2007). L'extension, au nom du principe de rotation du capital comprenant les temps de production et de circulation, des activités commerciales et surtout financières (Marx aurait dit « usuraires »), participe à la dévalorisation du capital (sous formes de bulles spéculatives et de créances pourries), soit la destruction massive de capitaux que les Etats compensent et socialisent par la croissance de leur dette et l'imposition fiscale des classes populaires sommées de payer la note des capitalistes.

Productifs et improductifs, même combat

Tom Thomas distingue également à la suite de Marx deux formes de consommation : une consommation productive relative à la reproduction de la force de travail des prolétaires exploités afin de faire tourner la machine à plus-value ; et une consommation improductive (ce que Marx appelait « moyens de jouissance ») qui, à l'instar des industries du luxe, des médias, de la publicité et du tourisme, s'adresse aux classes capitalistes ou dominantes structurellement exclues du procès de production et d'extraction de la plus-value. Bien sûr que les capitaux nécessaires au maintien de pareilles industries possèdent aussi une valeur productive au sens où il y a production de valeurs d'usage, exploitation des travailleurs qui y sont salariés et extraction consécutive de plus-value. Mais le problème est que ces activités ostentatoires consomment plus de plus-value sociale qu'elles n'en créent, qu'elles gaspillent de la plus-value au détriment de l'accumulation générale ainsi freinée dans son développement, et donc qu'elles ralentissent le procès de valorisation du capital social. Ce constat est également vrai pour les industries de l'armement ou de l'ingénierie sécuritaire ou carcérale. Plus généralement, toutes les activités générant des profits et participant à accroître la nouvelle idole contemporaine, soit la croissance du PIB, ne sont pas toutes, loin s'en faut, génératrice de plus-value qui seule permet la reproduction du capital. « C'est dire que les chiffres de croissance du PIB n'ont que peu à voir avec la valorisation réelle du capital productif qu'ils surestiment grandement » peut ainsi et à juste titre écrire l'auteur (p. 44).

 

Le moyen grâce auquel le capitaliste tente de faire croître son profit consiste à développer la productivité, ce qu'il réussit en remplaçant du travail vivant par le travail mort cristallisé dans des machines toujours plus sophistiquées, de telle manière que la production de la même quantité d'une même marchandise mobilise une augmentation de capital constant (les machines) qui cependant doit être mathématiquement moindre que la diminution du capital variable (le travail vivant). La conséquence pour les travailleurs est bien connu : les hausses constantes de productivité finissent par abaisser, à l'aide tantôt de l'automatisation, tantôt de l'intensification du travail, tantôt de la baisse du salaire (sous forme d'attaque contre le salaire socialisé au nom de la « réforme des retraites ») la quantité de travail productif de plus-value. Ce que Marx qualifiait de « loi de l'accumulation capitaliste » : « plus le travail gagne en ressources et en puissance... plus la condition d'existence du salarié, la vente de sa force de travail devient précaire... La population productive croît en raison plus rapide que le besoin que le capitaliste peut en avoir » (cité par l'auteur en page 50). Du coup, c'est aussi la production de plus-value qui est compromise. Et cette compromission entraîne mécaniquement le procès de dévalorisation du capital que n'empêchent nullement les maquillages étatiques sous forme de grossissement de la dette publique au nom du rachat des dettes privées.

 

Si les pages 55 à 63 de l'ouvrage sont consacrées à l'Etat et la manière dont les capitalistes en usent comme d'un moyen de ralentir les processus de dévalorisation du capital, l'auteur ne dit hélas pas un mot sur les quelques millions de salariés qui, en France, travaillent dans les trois fonctions publiques. Le chapitre 5 intitulé « Travail productif et prolétaires » éclaire rétrospectivement cet implicite : du point de vue strictement capitaliste, les salariés du publics sont des travailleurs improductifs puisque leur travail ne sert pas à l'aide de plus-values extorqués à valoriser des capitaux privés. On perçoit alors pourquoi l'actuelle extension de la sphère de la marchandise et le surenchérissement des logiques néolibérales en termes de privatisation de dérégulation doivent se comprendre comme des attaques contre toutes les formes de vie considérées comme improductives et du coup fantasmées comme de nouveaux champs de valorisation par un capital arrivé aux limites de ses contradictions structurelles. Tom Thomas fait à l'occasion de ce chapitre aussi un sort au « travail immatériel » qui connaît une certaine valorisation intellectuelle auprès de certains philosophes ou économistes d'extrême-gauche, alors que la « détermination du travail (…) n' a absolument rien à voir avec le contenu déterminé du travail, son utilité particulière ou la valeur d'usage caractéristique dans laquelle il se présente [mais dépend de] sa forme sociale déterminée » (Marx cité par l'auteur, page 68). Mais c'est aussi pour insister plus loin (pp. 92-102) sur l'importance stratégique du travailleur intellectuel collectif comme figure dont la promotion de la gratuité du savoir et de sa transmission peut – et doit – entamer la main-mise totalitaire du capital dans le domaine des connaissances.

Socialisme ou barbarie : détruire le capital ou être détruit par lui

Peu importe alors que, du point de vue révolutionnaire, nous ayons affaire des salariés travaillant pour le capital productif ou improductif, peu importe que des prolétaires soient ou non au travail, l'important est de comprendre ce qui suit : le ralentissement considérable de l'accumulation et de la reproduction du capital dû à l'accroissement des capitaux improductifs, « faux frais » et gaspillages de toute sorte, et l'augmentation de la productivité par la diminution de la quantité de travail productif employé relativement à l'emploi de machines aboutissent à la situation contradictoire où les hausses de productivité obtenues ne sont pas ou plus rentables (ce que les économistes orthodoxes nomment « rendements décroissants »). Avec le temps de circulation opposé au temps de production, le temps de travail productif opposé au temps de travail improductif, le capital financier opposé au capital industriel, le capital constant opposé au capital variable, le capital social dans son ensemble se pose lui-même comme contradiction en acte échouant à se dénouer et se dépasser. La conclusion de Marx tirée du livre III du Capital est fameuse : « la véritable barrière de la production capitaliste, c'est le capital lui-même : le capital et sa mise en valeur par lui-même apparaissent comme point de départ et point final, moteur et fin de la production... Le moyen – développement inconditionné de la productivité sociale – entre perpétuellement en conflit avec la fin limitée : mise en valeur du capital existant » (citée par l'auteur en page 89).

 

Le développement contemporain du capital est sa sénilité selon l'auteur (l'économiste Jean-Marie Harribey parlait il y a quelques années de « démence sénile du capital »). Mais la théorie de cette sénilité d'une forme économique et sociale malade de ses contradictions (le capital se valorisant dans le même mouvement où il se dévalorise), et dont les contradictions intrinsèques précipitent la dévastation objective du monde, n'induira jamais automatiquement le soulèvement nécessaire des peuples afin de s'émanciper d'une logique historique mortifère qui ne pourra alors relever que d'une décision politique collective. L'émancipation du capital signifiera donc la fin politiquement décidée du prolétariat, la diminution du travail contraint ou nécessaire corrélative de l'augmentation du temps libre et libéré du fétichisme de la marchandise, la démocratisation et la socialisation des richesses collectivement produites. « Socialisme ou barbarie » disait hier Rosa Luxemburg : « détruire le capital ou être détruit par lui » écrit aujourd'hui Tom Thomas en conclusion de son ouvrage (page 120). Cet impératif catégorique ne peut pas ne pas être le nôtre.

 

16 avril 2011

 

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