Relectures de Marx (III) : Les Rapports sociaux de classes d'Alain Bihr

Les rapports sociaux de classes (2012) d'Alain Bihr

Pourquoi le nouvel ouvrage de notre camarade Alain Bihr publié dans la collection « Empreinte » des éditions Page 2 s'appelle-t-il Les Rapports sociaux de classes et non pas Les Classes sociales ? La réponse est donnée en page 16 de son livre : « En un mot, la structure de classes (l'ensemble des rapports entre les classes) est déterminante à l'égard de l'être (des propriétés) et du faire (des pratiques) des différentes classes (…) qui ne sont en définitive que les produits de ces rapports, (…) que la personnification de ces rapports ». Autrement dit, loin de privilégier une approche statique ou essentialiste, l'« exposé méthodique et systématique » (p. 19) proposé par ce nouvel opuscule synthétique (après ceux rédigés par Tom Thomas et déjà Alain Bihr) ne va pas cesser d'insister sur le fait que les sociétés contemporaines sont marquées par une segmentation, une hiérarchisation et une conflictualité résultant du caractère capitaliste des rapports sociaux de production.

 

 

Si l'ouvrage s'ouvre sur la célèbre formule du Manifeste du parti communiste (« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes »), c'est qu'il affirme sans ambages le caractère éminemment politique du choix d'une perspective scientifique combattue par les partisans d'une grande classe moyenne homogène et sans contradiction (comme les héritiers de Henri Mendras) ou les théoriciens libéraux de l'« individualismeméthodologique » (comme les suiveurs de Raymond Boudon), parce qu'héritée du marxisme (p. 12). C'est pourquoi l'auteur peut rapidement ramasser son propos en indiquant d'emblée « que les processus de segmentation, de hiérarchisation et d'opposition conflictuelle qui caractérisent les sociétés actuelles continuent à y donner naissance à des groupements macrosociologiques présentant toutes les caractéristiques des classes sociales » (p. 13). Les inégalités structurellement produites par des rapports sociaux induisant segmentation, hiérarchisation et conflictualité forment alors un système global générant à un bout du spectre social un « cumul d'avantages » pendant qu'à l'autre bout domine un « cumul de handicaps » (p. 14) que l'idéologie républicaine de « l'égalité des chances » n'efface jamais complètement.

 

 

L'approche d'Alain Bihr est certes systématique, mais pour autant qu'elle sait respecter aussi la dynamique continuelle des rapports sociaux dont la prévalence détermine la structure des classes. La surdétermination des rapports sociaux de production explique enfin que ces rapports soient à la fois « d'exploitation, de domination et d'aliénation », donc « des rapports de lutte » (p. 17). Le premier chapitre du livre est justement consacré aux rapports capitalistes de production qui entrecroisent trois types de rapports : « les rapports des producteurs à leurs moyens de production, les rapports des producteurs entre eux, enfin les rapports des producteurs et des non-producteurs au produit du travail social » (p. 21). Forcément, la question de la propriété des moyens de production est en régime capitaliste d'autant plus cruciale que sa singularité historique aura consisté en l'expropriation des producteurs dès lors séparés des moyens de productions (et davantage encore avec la division sociale du travail induite par le procès de production capitaliste, depuis la fabrique jusqu'à l'automation en passant par le machinisme). C'est pourquoi il faut répéter, après Marx, que « le capital est un rapport social de production » (p. 29), et non une réalité réifiée sous la forme d'une somme d'argent par exemple. Et l'objectif historique du capital consiste à exploiter les forces de travail des producteurs expropriés afin d'extorquer de la valeur qu'elles produisent « une valeur supérieure à celle des différentes conditions de production que le capitaliste achète ». Soit cette fameuse « plus-value » (p. 35) qui décide de la subordination des travailleurs et, corrélativement, autorise la valorisation et l'accumulation du capital.

Pas de classes sans lutte des classes

L'organisation capitaliste de la production entraîne alors « une socialisation des fonctions capitalistes » et « une socialisation du travail productif lui-même » (p. 43) qui offre la matrice de la division de la société en classes sociales distinctes aux intérêts antagoniques. La particularité d'Alain Bihr consiste en ceci qu'il distingue non pas deux grandes classes comme le martèle encore le marxisme orthodoxe, mais plus subtilement l'existence de quatre classes. La classe capitaliste regroupant cinq types de bourgeoisie (industrielle, commerçante, financière, foncière et d’État) extorque plus ou moins directement la plus-value nécessaire à la reproduction de leur domination au prolétariat formé de la masse des exécutants du procès de production capitaliste qui, actifs et inactifs, ouvriers, employés et travailleurs surnuméraires, vivent de l'exploitation contrainte de leur force de travail. Entre ces deux classes habituelles, l'auteur envisage à part l'encadrement qui regroupe des travailleurs certes salariés mais aussi les plus qualifiés, en charge de la conception, de l'organisation et du contrôle du procès de production capitaliste. Et puis c'est la petite-bourgeoisie formée des agriculteurs, des artisans et commerçants, des intellectuels (les professions libérales) qui, par rapport aux trois autres classes, est la seule à ne pas avoir résulté de l'avènement du capitalisme puisqu'elle préexistait sous la forme de couches sociales (les paysans parcellaires, les artisans des corporations) à l'époque du Moyen-Âge. Si ces quatre « classes en soi (…) sont objectivées par les rapports de production et le système de positions et de fonctions définies par ces rapports » (p. 52), il n'en demeure pas moins vrai qu'elles peuvent aussi se transformer en « classes pour soi : en sujets collectifs » (p. 53). La situation (objective) de classe par rapport au procès de production capitaliste ne recoupe donc pas totalement la position (subjective) de classe des agents qui luttent justement contre la reproduction à l'identique du capitalisme.

 

 

L'objet du deuxième chapitre du livre d'Alain Bihr consiste à rappeler « la prévalence des rapports de classes sur les classes elles-mêmes » et considérer qu'il n'y a « pas de classes sans luttes de classes » (p. 55). Les rapports d'exploitation, de domination et d'aliénation qui résultent d'une segmentation et d'une hiérarchisation du corps social déterminent aussi leur caractère conflictuel dont l'intensité dépend du niveau de conscience et d'investissement des classes mobilisées. La multiplicité des champs de luttes comme des enjeux (concernant la richesse sociale, et en particulier le surproduit social dégagé bien au-delà des besoins nécessaires à la reproduction de la société) justifie de peser, autant symboliquement que politiquement, sur l'organisation générale de la société. C'est ainsi que sont légitimées des alliances de classes qui sont d'autant plus importantes stratégiquement qu'est soutenue « l'idée de l'existence de quatreet non pas de deuxclasses au sein du capitalisme » (p. 71). Ces alliances peuvent prendre l'allure de « blocs sociaux » comme le dit Alain Bihr s'appuyant sur Antonio Gramsci, dont l'armature faite d'un réseau d'associations et dont le ciment idéologique aident à établir son hégémonie (p. 72-74). A côté de la classe hégémonique dominant le bloc social, sont également distinguées des formes de décomposition des classes sociales (en fractions spécifiques – une bourgeoisie parmi les cinq appartenant à la classe capitaliste, en couches – l'aristocratie ouvrière, ou en catégories sociales – les fonctionnaires) quand le jeu des contradictions et des divisions internes empêche d'unifier la classe et d'impulser des alliances de classes. Enfin, se pose la question de l’État à la fois « comme résultante générale de la lutte des classes » et comme « unité transcendante » (p. 80) en charge de refréner les luttes de classes en faisant prévaloir l'intérêt général. L'État, « comme armature et ciment du bloc hégémonique » (p. 85), doit à la fois assurer les conditions générales de la reproduction du capital, arbitrer des conflits d'intérêts au sein des classes dominantes, et les défendre contre les attaques des classes dominées en usant si besoin de la répression, de la neutralisation ou de l'intégration. L’État qui implique « une double hiérarchie du pouvoir (de l'autorité) et du savoir (de la compétence) » (p. 89) dispose certes d'une autonomie, s'agissant notamment de son organisation et de sa stratégie, mais celle-ci ne peut être que relative tant il ne peut s'abstraire des luttes de classes dont il est le produit historique.

Classes mobilisées, classes transcendées

Si les rapports de classes prévalent sur les structures des sociétés de classes, et si ces rapports sont conflictuels, c'est que les classes s'affirment subjectivement (la conscience de classe), en essayant d'imposer son pouvoir de classe par le biais de ses organisations spécifiques. Le concept d’habitus qui permet de penser, du point de vue de l'agent social, l’harmonisation entre elles de ses pratiques sociales ainsi que leur articulation avec celles des autres membres de sa classe d’appartenance représente la manifestation d’un « inconscient de classe » (p. 100) homogénéisant « hexis » (les postures du corps) et « ethos » (les comportements à l’égard d’autrui). A côté d’un habitus « fondamentalement conservateur » (p. 99), puisqu’il favorise les tendances à l’homogamie et au développement de la socialité primaire, la conscience de classe autorise la mobilisation des classes dans le sens de leur autodétermination (c'est la défense de leurs intérêts, immédiats ou généraux, économiques et politiques), dans celui de leur auto-organisation (la solidarité de classe entretenue par l’existence d’organisations inter-professionnelles et partisanes), comme dans le sens de leur auto-représentation (au sens politique aussi bien que psychologique). La classe mobilisée, dans sa capacité à accumuler des expériences historiques, consiste alors en un « sujet collectif » assurant de réelles fonctions d’« intellectuels collectifs » (p. 113). Elle peut même atteindre le stade de « classe transcendée » (p. 114) quand elle pose et propose l’universalité de l’utopie qui la définit et la distingue politiquement. Par rapport au libéralisme valorisé par un bloc social dominé par l’hégémonie des différentes composantes bourgeoises de la classe capitaliste, au social-étatisme privilégié par l’encadrement et au corporatisme valorisé par la petite-bourgeoisie (avec les déclinaisons fascistes connues) qui, tous, affirment l’identité pourtant contradictoire entre leurs intérêts particuliers respectifs et l’intérêt commun, le communisme défendu par le prolétariat représente la seule utopie réellement universelle. Parce que le prolétariat est la seule classe universelle, celle qui n’aurait pas d’autre volonté historique que le désir de sa propre disparition, de son propre dépassement dans une organisation de la société qui aurait dès lors accompli l’abolition de l’existence même des classes.

 

 

En conclusion de son excellent petit ouvrage, Alain Bihr évoque rapidement l’existence d’autres rapports sociaux (les rapports sociaux de sexe et de génération) qu’il regroupe au sein des « rapports de reproduction » (p. 134) afin de les distinguer des rapports sociaux de production capitaliste. Publié dans la même collection « Empreinte » dirigée par Alain Bihr, Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn traitera plus particulièrement de ces questions. Il n’en demeure pas moins que l’auteur de Les Rapports sociaux de production, s’il considère l’interdépendance et l’autonomie relative des rapports sociaux, réitère le classique postulat marxiste de la surdétermination des rapports sociaux de production (capitaliste) sur l’ensemble des rapports sociaux dont les sociétés contemporaines sont tramées. Cette conception de la surdétermination qui induit une hiérarchisation dans l’importance des rapports sociaux (les rapports de production dominant les rapports de reproduction considérés comme secondaires) fait malgré tout question. Surtout quand on la met en regard avec les analyses féministes qui, à l’instar du travail théorique magistralement accompli par Christine Delphy, ont démontré l’existence du mode de production domestique engendré par l’économie patriarcale dont la domination préexiste historiquement à l’apparition du capitalisme.

 

06 juin 2012

 

 

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