Newsletter 78

« Par leur lenteur, leur indécision, leur inertie, ils nous ont conduits jusqu'au bord de l'abîme : ils n'ont su ni administrer ni combattre, alors qu'ils avaient sous la main toutes les ressources, les denrées et les hommes » : l'Affiche rouge placardée le 7 janvier 1871 sur les murs de Paris assiégée appelle alors à la formation de la Commune et ses mots n'ont rien perdu de leur actualité quand l'époque est à la saturation de l'immonde. Le cinéma nous promet le monde et si le cinéma nous manque c'est parce que le monde nous manque. Alors on se souvient, de Serge Daney comme une étoile du berger et la constellation africaine qui l'accompagne aujourd'hui, Égypte, Algérie, Sénégal, Mali plus une pointe du côté des Philippines. Alors on a une pensée pour Jean-Louis Comolli qui défend opiniâtrement la part documentaire du cinéma comme on défend l'enfance qui nous protège de l'immaturité apocalyptique du présent.

 

 

 

La 78ème lettre d'information des Nouvelles du Front est dédiée aux communards, aux occupants des théâtres, aux passeurs, à tous les porteurs de la promesse qu'il n'y a qu'un monde et des raisons d'y croire encore quand les incrédules en organisent désespérément le discrédit.

 

 

 

Étoile du berger (Daney I) Qu’est-ce qu’un passeur ? Celui qui a besoin de frontières pour les passer et pour faire passer des trésors qu’il n’a pas envie de garder pour lui tout seul. Le passeur passe le filet à l’épreuve du mauvais rebond de la balle et de l’impasse au fond du court. Le contraire du passeur est la passoire personnifiée aujourd’hui par la figure médiatique du commentateur dont les commentaires tiennent lieu, littéralement, de comment-taire.

 

 

 

Le cinéma a été pour Serge Daney un objet d’amour à l’égal de l’apprentissage des langues étrangères, du goût des voyages et du culte de l’amitié. Un objet d’amour guetté par les excès douloureux de la passion du ciné-fils. Le dernier mot du passeur indique la jouissance dandy-hégélienne de se savoir le dernier – Godard pour le cinéma critique et Daney pour la critique du cinéma. Si l'on peut légitimement parler d’un effet-Daney comme il y a eu un effet-Bazin, un effet-Langlois, un effet-Godard, qu'en est-il aujourd'hui, après la mort de la « mort du cinéma » qui n'est pas non plus aujourd'hui la meilleure des vies ?

 

 

 

Mélancolique et gai, sentinelle et sorcière, le critique est un évaluateur qui n’aura pas cédé face à l’empire totalitaire du visuel sur les outils critiques de la modernité, autant qu’un narrateur qui a éclairé du mythe le sens de sa vie en la brûlant à la chandelle du cinéma.

 

 

 

Étoile du berger (Daney II) En dépit de son petit côté sautetien (« Serge Daney, l'Afrique et les autres... »), l'intitulé des deux tables rondes organisées lors des Rencontres Cinématographiques de Béjaïa en 2014 et dédiées à Serge Daney indiquait l'ambition. Elle a été affirmée par Samir Ardjoum, critique et journaliste qui occupait alors les fonctions de programmateur et de directeur artistique des RCB.

 

 

 

C'est à son initiative qu'ont eu lieu deux matinées de réflexion portant sur l'héritage des allers et retours entre la critique de cinéma (un film, comment ça marche) et le goût des voyages (le monde, comment ça va) pratiqués par le critique de cinéma le plus singulier de son époque, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma à partir de 1974 et responsable en 1981 des pages ciné puis rebonds dans Libération avant l'ultime aventure Trafic en 1991. Un critique qui est un penseur, un penseur qui reste un ami imaginaire.

 

 

 

Retour sur une carte postale algérienne envoyée il y a sept ans déjà, comme le temps passe et comme il ne passe pas.

 

 

 

Étoile du berger (Daney III) « Serge Daney, l'histoire, la géographie, la modernité » : une conversation avec Samir Ardjoum sur Microciné.

 

 

 

Constellation Daney I Youssef Chahine, cordialement (première partie : Gare centrale ; La Terre ; La Mémoire ; seconde partie : Le Sixième jour ; L'Autre ; Silence... on tourne).

 

 

 

Les fils nouant et dénouant la sexualité des autres et celle de soi, dans une intimité s’exposant comme extimité et une crudité jamais séparable de toute cruauté, trament organiquement les images d’une demi-siècle d'alexandrins en cinéma. Les images d’une vie de cinéma par le cinéma réinventée sont des battements de cœur et si elles étaient des cartes postales, leur auteur les aurait peut-être signées comme ça : Youssef « Jo » Chahine, cordialement.

 

 

 

Constellation Daney II O Ka est le dernier film en date de Souleymane Cissé, immense cinéaste malien relégué dans les strapontins des festivals internationaux. Le film est beau en étant rigoureusement fidèle à son titre : c’est une maison faite en étagement et les quatre sœurs du cinéaste en tiennent les murs autant que ses piliers. Comme le film qui raconte leur combat contre l'expulsion est un documentaire qui se soutient aussi d’une histoire longue de cinéma venant en relais du rayonnement de mythes millénaires.

 

 

 

Le registre de l’intervention familiale, nécessaire, n’est pas suffisant : d'un côté le documentaire se dédouble en film de fiction ; de l'autre le constat politique est transcendé par le poème aux résonances mythiques. Voilà les quatre piliers fondant la tenue de la maison de O Ka. La bâtisse natale donne au film son modèle architectonique, habité(e) par l’esprit d’un jeune homme de mille ans qui est à la hauteur de son nom en rassemblant autour de lui ses enfants, mobilisant toutes les ressources de liberté et d’insubordination caractérisant l’enfance qu'il reconnaît dans le combat de ses sœurs.

 

 

 

Constellation Daney III Il y a dans toute société nouvelle un crime fondateur qui en fait boiter la nouveauté, il y a aussi comme un crime originel dans tout amour trahi. Un film le sait en voyant dans ces deux crimes l'avers et l'envers d'un seul. Hyènes de Djibril Diop Mambéty est une leçon située d'anthropologie universelle qui, si elle fait entendre le cri viral et mimétique des hyènes, ressemble à l'éléphant ou au zébu des vieux mythes. Et autant à la petite vendeuse de journal qui boitille et vacille face aux imbéciles mais qui ne cède pas sur l'essentiel.

 

 

 

Constellation Daney IV Samir Ardjoum, c'est l'homme de Microcine, la revue de cinéma et de télévision, il a aussi réalisé un film, L'Image manquante. Une lettre. Il y est le généalogiste qui angoisse de ne pas assurer les liaisons dans le roman familial. Il angoisse encore de n’être ni un bon père, ni un bon fils, ni un bon ciné-fils. Le généalogiste angoisse tant qu’il ne sait pas quoi faire des autres histoires qui tambourinent à la porte de ses plans. Il y a pourtant en lui de l’enfance qui le pousse à sortir du cercle de sa ritournelle, et prendre la tangente quand elle se fige en rengaine. Ce qui l’oriente aussi, tout à côté de l’impérieuse fiction constituante des images manquantes, c’est le regard magnétique de ses enfants qui, comme une étoile filante, indique déjà le lieu de sa propre absence.

 

 

 

Constellation Daney V La bouche tordue par un cri d'épouvante est une image absolument terrifiante. La bouche d'ombre est un puits aussi sombre qu'est lumineux le disque solaire de l'éden fantasmé. Dans Manille, le visage du malheureux Julio qui s'est rêvé l'Orphée de Ligaya son Eurydice fond terriblement, enchaîné à l'ombre chinoise de l'aimée et au soleil couchant de l'amour virginal. Surimpression soleil couchant. Fondu-enchaîné, fondu cramé.

 

 

 

Un cliché de mélodrame, frit dans la poêle à cinéma de Lino Brocka, est une irradiation mortelle pour les innocents qui doivent, dans ce monde si mal fichu pour eux, apprendre encore et encore à céder sur tout fantasme comme à cesser toute innocence, voués à la plus radicale lucidité. Walter Benjamin la nommait « l'organisation du pessimisme » qui est un nom pour l'organisation politique des opprimés afin de se brûler au scandale de la réalité mais en toute connaissance de cause.

 

 

 

Constellation Daney VI Certains liront vite Une certaine tendance du cinéma documentaire de Jean-Louis Comolli en y reconnaissant seulement le plaidoyer pro domo d’un réalisateur piqué au vif que son dernier film n’ait pas été retenu par un festival de cinéma. D’autres prendront davantage leur temps en y voyant un nouveau texte d’intervention dédié à la défense inlassable de la part documentaire du cinéma, celle qui protège nos sensibilités des obscénités du marché des visibilités intégrales dont le spectacle global est une atteinte à notre dignité, une offense faite à notre humanité qui a besoin d'ombre et de secret.

 

 

 

On estime cependant qu’il faut ralentir encore le mouvement et c’est alors que l’on peut voir comment le texte vient de plus loin encore, comment il vient en fait de très loin. Et, aussi simple et circonstancié soit-il, la profondeur de temps dont il témoigne à fleur de page participe, avec la fragilité de qui peut son impuissance, à désobstruer notre présent. Déblayer nos terrains d’actualité consiste notamment à voir avec Jean-Louis Comolli que la justice est une ombre et la vergogne sa caresse dans l’affleurement des plans.

 

 

 

  • La rosée du matin du printemps est une programmation musicale comme une rivière à cinq branches, débarquement synthé des envahisseurs, dérapages contrôlés du bolide Wire, les Derniers Poètes qui prophétisent la révolution imminente, le pays des oiseaux de Patti Smith et un cratère lunaire pour le réveil.

 

 

 

  • Une hirondelle du Rayon Vert :

 

 

 

Avec Two for the Road – Voyage à deux de Stanley Donen, la comédie hollywoodienne n'a pas dit son dernier mot, elle en aurait encore sous le capot. Pour sauver les meubles du classique du dépôt au musée des antiquités, rien de mieux que le véhicule dynamique de la modernité. Ce n'est pas que la modernité s'opposerait au classicisme comme le présent au passé, c'est qu'elle en représente au contraire la relève héroïque, à l'heure critique des bilans qui concluent les épopées méridiennes sur le crépuscule de la tragédie.