To Be or Not to Be (1942) d'Ernst Lubitsch

L'illusion comique contre le mal semblant des cyniques

To Be or Not to Be a la précision mathématique du théorème. Ce qu'il faut savoir du théâtre y est l'objet d'une assertion dont la démonstration est infaillible. Shakespeare est ce qui nous aide réellement à affronter le nazisme comme le grand théâtre s'oppose au mauvais. Le grand qui sait le théâtre exister à l'extérieur du théâtre invite à se tenir sur le fil du rasoir, avec la maîtrise de l'illusion comique quand les ratés du mal semblant, eux, font mourir.

Le monologue de Shylock,

 

comme s'il y allait de notre vie

 

 

 

 

 

Greenberg est membre de la troupe de théâtre du producteur Dobosh dont les vedettes sont le couple Tura, Maria (Carole Lombard) et Josef (Jack Benny). L'invasion de la Pologne par l'Allemagne est l'interruption par l'Histoire des plaisirs du théâtre. C'est aussi la possibilité d'une relance ayant valeur de quintessence : le grand théâtre s'oppose au mauvais et les deux partout rivalisent.

 

 

 

Le rêve de Greenberg, son souhait de toujours c'est de jouer le fameux monologue de Shylock tiré du Marchand de Venise (acte III, scène 1) : « N’avons-nous pas des yeux ? N’avons-nous pas des mains, des organes, des sens, des dimensions, des affections, des passions ? Ne sommes-nous pas nourris de la même nourriture, blessés par les mêmes armes, sujets aux mêmes maladies, guéris par les mêmes remèdes, réchauffés et glacés par le même hiver et le même été ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? ».

 

 

 

Dans la pièce de William Shakespeare, Shylock incarne l'usurier juif qui a joué un rôle non négligeable dans l'héritage maudit de l'antijudaïsme renforcé à l'époque moderne en antisémitisme. Shylock est aussi l'avocat qui, son monologue l'indique universellement, plaide avec passion pour l'appartenance a pleine et entière des juifs à toute l'humanité.

 

 

 

Greenberg parle la première fois de son rêve à son camarade Bronski qui, de son côté, va bientôt briller en interprétant un sosie d'Hitler. Revêtu comme lui du costume du hallebardier en sortant de la scène où l'on joue Hamlet, Greenberg récite le monologue comme s'il y allait de sa vie, rien de moins. Le rêve du figurant est de briller sur scène comme s'il était un comédien de premier plan. La seconde fois, les pelles pour déneiger l'entrée du théâtre figé par la terreur nazie se sont substituées aux hallebardes. La reprise du monologue déploie alors une dimension nouvelle : la récitation accrédite cette fois-ci la valeur morale du texte shakespearien, valable sur toutes les scènes où l'oppression dénie aux êtres humains la douleur qu'elle leur inflige. La troisième fois, Greenberg donne sa récitation au plus vif de la situation, lors d'une action d'exfiltration antinazie où il joue un faux terroriste face au faux Hitler que joue l'ami Bronski.

 

 

 

Le monologue a été un souhait, un soutien moral dans l'adversité. Il est désormais un cri, un appel à l'insurrection contre les nouveaux héritiers de l'antijudaïsme criminel.

 

 

 

Le figurant Greenberg est devenu un grand comédien en démontrant la portée du théâtre shakespearien, morale et politique. Il est celui qui a retourné la part maudite des juifs stigmatisés en arme contre l'avatar moderne de l'antijudaïsme, l'antisémitisme nazi.

Barbe et moustache, rasoir et postiche

 

 

 

 

 

To Be or Not to Be démarre sur les chapeaux de roue. D'emblée, on est victime de l'illusion comique et ses débordements, avec un faux Hitler qui se ballade à Varsovie et une scène entre nazis qui se révèle une représentation théâtrale. Le génie d'Ernst Lubitsch consiste à poser le théâtre en condition de la représentation - de toutes les représentations sans exception. De cela se déduisent deux conséquences très différentes : le faux Hitler est perçu comme tel par une petite Polonaise qui demande à son interprète, le figurant Bronski, un autographe ; la pièce qui parodie le nazisme en livre pourtant la vérité quand des gestapistes qui rivalisent de blagues douteuses sur Hitler tentent de se reprendre en faisant à répétition le salut hitlérien.

 

 

 

On ne parodie qu'en s'approchant d'un noyau de vérité intolérable et il s'agit de celui-là : le nazisme c'est l'horreur jusque dans le très mauvais théâtre dont elle s'affuble.

 

 

 

Qu'est-ce qu'un nazi dans To Be or Not to Be ? Non pas une personne sachant que l'illusion requiert maîtrise et croyance, mais un individu qui joue mal en étant du mauvais côté du semblant, et qui du coup, aussi cynique soit-il, peut être facilement abusé. Le nazi est celui qui se marre en sourdine de son maître, le réflexe est irrépressible mais il en corrige aussitôt la manifestation symptomatique par le recours aux automatismes de la machine nazie, parmi lesquels le salut hitlérien. Josef Tura joue cela sur scène avant d'en repérer la mécanique à l'œuvre dans le comportement d'Ehrhardt. Le théâtre a ainsi livré la parodie de ce qui caractérise la parodie involontaire de la réalité nazie, ses rigolades sous cape qui masquent la banalisation routinière du mal.

 

 

 

D'abord, Josef Tura joue Ehrhardt pour tromper l'espion Siletsky mais ses démons, narcissisme et amour possessif, le trahissent. Quand il interprète ensuite Siletsky pour tromper Ehrhardt, le comédien découvre qu'il aura anticipé les contradictions de la subjectivité nazie (mauvais rapport au semblant et cynisme), bêtise comprise (quand le surnom affublant le nazi, « Camp de concentration », passe du statut d'invention comique à celui de réflexe nerveux et spontané). Le jeu des boîtes appartenant à Hamlet conduit alors à leur débordement, jusqu'à produire des effets de contamination témoignant qu'il n'y a pas une scène de la vie quotidienne qui ne soit pas du théâtre. D'ailleurs, quand Siletsky meurt, c'est sur une scène et il tombe comme s'il était un comédien maladroit (Alfred Hitchcock saura s'en souvenir).

 

 

 

Avec des moyens qui lui sont propres et dans le cadre hollywoodien, Ernst Lubitsch montre qu'il est un contemporain de Jean Renoir (La Règle du jeu est son To Be or Not te Be à lui), en préfigurant la sociologie interactionniste d'Erving Goffman.

 

 

 

Et puis il y a tout un jeu, d'une virtuosité soufflante, lié à la question des postiches qu'il serait bien fastidieux de décrire dans le détail. On retiendra surtout que le leurre se joue au carré (une vraie barbe est rasée en se faisant passer pour un postiche quand une fausse barbe se dit comme telle pour accréditer le contraire). Il accède au stade du trompe-l'œil dont Lacan disait qu'il voilait le manque tout en le reconnaissant (Le Séminaire. Livre XI (1964-1965) : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. Seuil, 1973). Les mauvais acteurs sont du côté d'un manque qu'ils ratent fondamentalement, les bons du côté de sa reconnaissance qu'ils symbolisent.

 

 

 

Qu'une série de gags passe dans le film d'Ernst Lubitsch par le motif du postiche laisse particulièrement songeur, un an après la figure du barbier du Dictateur (1941) de Charlie Chaplin et l'hypothèse, avancée plus tard par André Bazin, d'une réappropriation d'une moustache, celle d'un génie comique (Charlot) volée par ce manipulateur de foule qu'est Hitler (« Pastiche et postiche ou le néant pour une moustache », André Bazin et Éric Rohmer, Charlie Chaplin, éd. du Cerf, 1972). Que la série intercale un plan sur un rasoir témoigne également que l'illusion, si elle échoue face au règne cynique du semblant, peut conduire à la mort et au suicide. Et, en cela, To Be or Not to Be devance aussi Les Bourreaux meurent aussi (1943) de Fritz Lang sur un scénario de Bertolt Brecht. On peut au moins se réjouir que Quentin Tarantino s'en soit souvenu à l'occasion paradoxale de la meilleure scène qu'il ait jamais donnée pour le cinéma, à savoir celle de la taverne, à la fois lubitschienne et langienne, dans le puéril Inglourious Basterds (2009), en dépit de la grandiose interprétation de Christoph Waltz. On se félicite moins de tous ceux qui ont cru que l'on pouvait rire à l'identique après 1945 comme on riait encore en 1942, le disciple Billy Wilder avec Stalag 17 (1953), Mel Brooks avec son remake du film d'Ernst Lubitsch et puis Roberto Benigni.

 

 

 

Ces histoires de moustache et de barbe, de barbier et de postiche racontent une certaine histoire du cinéma confronté à l'horreur d'un système totalitaire qui a voulu raser gratis, non pas le communisme (avec l'abolition de la propriété lucrative et l'égalité réelle) mais le nazisme (avec la déportation et les camps de concentration et d'extermination). Jean Narboni en a brillamment retracé le tableau à l'occasion de son livre intitulé ... pourquoi les coiffeurs. Notes actuelles sur Le Dictateur (éd. Capricci, 2010) et l'on s'étonne de voir aujourd'hui à quel point le critique ressemble physiquement à l'interprète de Josef Tura, l'acteur Jack Benny.

Trois fois la tirade d'Hamlet

 

(l'autre scène de l'autre sexe)

 

 

 

 

 

Si Greenberg est un figurant de la troupe de Dobosh, Josef Tura en a le statut de vedette qu'il partage avec sa femme Maria. Le grand rôle lui revient, celui d'Hamlet et s'il y a un passage fameux à jouer sur scène, c'est celui qui comprend la tirade légendaire : « To be, or not to be, I there's the point ». On commencera déjà par faire remarquer le parallélisme suivant : la tirade d'Hamlet se trouve à peu près au même endroit que le monologue de Shylock dans Le Marchand de Venise, début de la scène un de l'acte trois.

 

 

 

Si Shylock est la figure de l'ambiguïté, le stéréotype de l'antijudaïsme plaidant pour l'appartenance universelle de la singularité juive dans l'espèce humaine, Hamlet est l'homme de l'indécision, celui qui ouvre la scène à l'action différée, suspendue, indécidable.

 

 

 

La question de l'être et du néant montre que Shakespeare anticipe Sartre de quelques siècles. Cette question, Hamlet se la pose en même temps qu'elle s'impose à son interprète quand, à trois reprises, sa récitation est interrompue. En effet, à chaque fois, un spectateur se lève et s'en va. Josef Tura souffre d'abord d'une remise en question : le départ du spectateur serait-il motivé par la faiblesse de son interprétation ? C'est son narcissisme d'acteur qui est touché en plein cœur. Plus tard (le dialogue est l'un des plus retenus), le nazi Ehrhardt lui dira sans savoir qu'il s'adresse à lui que Hitler a fait avec la Pologne ce que cet acteur a fait avec Shakespeare. Josef ignore alors que ce départ a pour motivation un code secret scellé entre le spectateur, le pilote de bombardier Sobinsky (Robert Stack) qui, bientôt, rejoindra la RAF, et Maria qui a envie de badiner en s'amusant avec lui au jeu de la séduction que le jeune impétrant a tendance à prendre un peu trop au sérieux. Le narcissisme piqué au vif cède alors le pas à la jalousie.

 

 

 

Josef Tura est l'exemple du grand comédien victime d'un double talon d'Achille, narcissisme d'un côté, de l'autre jalousie. Quand son talent lui permettra de se substituer à Ehrhardt pour piéger l'espion Siletsky, ses points faibles le démasquent et cela aurait pu lui être fatal. Quand il remplace ensuite Siletsky, il se débrouille bien mieux parce qu'il a mis au rencard ses impulsions. La morale est implacable : l'illusion est un travail exigeant d'en expurger les scories pathologiques ; c'est autrement dit une croyance qui fait défaut aux mauvais maîtres du semblant parce que le nazisme est aussi une affaire de représentation, celle-là cynique et grossière.

 

 

 

Être ou ne pas être : un comédien sur des scènes autres que les scènes de théâtre. Un bon comédien est celui qui croit suffisamment dans les puissances de l'illusion comique pour neutraliser les parasites virulents de la jalousie et du narcissisme. La question de la vocation s'expérimente alors à l'épreuve de la mort. Le monde se divise par conséquent en deux : il y a d'un côté ceux qui croient en l'illusion sans être abusée par elle ; de l'autre, ceux qui font semblant, qui le font mal en faisant très mal. On s'émeut de retrouver une leçon semblable dans les pages du livre posthume de Jean-Louis Comolli, En attendant les beaux jours (éd. Verdier, 2023).

 

 

 

Être ou ne pas être : l'ennemi du comédien n'est autre que lui-même, sa faille est son narcissisme. La jalousie persévère pourtant, l'ultime séquence du film d'Ernst Lubitsch en atteste mais sa cause demeure opaque, l'indécidable règne. Si un autre spectateur que l'aviateur quitte la salle au moment de la même tirade d'Hamlet, c'est pour une raison inconnue. Ce qui est connu, c'est la puissance d'attraction magnétique du dehors. A l'extérieur du théâtre, il existe bien des scènes et le nazisme en est grumelé, de mauvaises avec de piètres acteurs qui ont le cynisme de mal faire semblant. Mais, une fois le nazisme (momentanément) vaincu, il existe une scène qui, dehors, peut gripper la machine de l'illusion comique et le grain de sel est en effet corsé.

 

 

 

L'interruption du comédien a pour hantise impossible à conjurer le coitus interruptus, à savoir l'autre scène où sa femme tiendrait la vedette d'un rapport sexuel dont il est exclu. Ce fantasme demeure le plus grand pourvoyeur de hors-champ de tout le cinéma d'Ernst Lubitsch.

 

 

 

12 avril 2023


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