Newsletter 84

« L’œuvre d’art à l’art de sa reproductibilité technique », la dernière version du texte de Walter Benjamin, celle de 1939, est un avertisseur d’incendie et elle s’achève ainsi : « Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre ». Règne aujourd'hui la pornographie des ruines, raccord avec un ordre qui préfère la fin du monde à celle du capitalisme. Contre un empire dont la volonté est toujours celle du pire, on désire des poétiques qui invitent aux soulèvements, on brûle des insurrections qui soient aussi des résurrections. On, c’est-à-dire tout le monde et personne. On, c’est-à-dire n’importe qui. Ni Blancs ni Noirs, les esclaves qui fuient la plantation sont des marrons qui ont les cimes pour destination. Et dans leur fuite ils cherchent une arme. De nouveaux marronnages nous attendent, ils ont déjà commencé, cryptiques, imperceptibles.

 

 

 

La 84ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée aux marrons.

 

 

 

 

 

  • Kelly Reichardt : Le lait de la tendresse humaine

 

 

 

L’histoire de la première vache de l’Oregon dans First Cow de Kelly Reichardt est celle des deux migrants qui en cachette lui tiraient la nuit le lait afin de s’enrichir dans la vente de beignets. C’est une histoire de rien ou presque. Une histoire de peu qui raconte pourtant tellement au sujet de la profonde duplicité de la promesse américaine du temps des pionniers, à la fois terrain de chasse pour un individualisme marchand, féroce et prédateur et terre d’hospitalité pour les égaux dont la rencontre a pour sol fertile et condition de possibilité la tendre inconditionnalité de l’amitié.

 

 

 

  • Emmanuel Parraud : Réunionnais, où cours-tu rayonner ?

 

 

 

Maudit ! d’Emmanuel Parraud n’est pas la fiction fantaisiste d’une malédiction cryptique mais une traversée fantastique du miroir, le cauchemar éveillé d’une histoire mal dite. Maudit qualifie celui dont on dit du mal et dire du mal est un mal dire dont les rayons ensorcellent, brûlant en profondeur et montant jusqu’au ciel. Le marronnage est un génie hérétique dont il faut célébrer l’éternel retour.

 

 

 

  • Marie Dumora : For intérieur, fort extérieur

 

 

 

Dans Je voudrais aimer personne et Loin de vous j’ai grandi, Marie Dumora se fait mémorialiste et archiviste à la fois. La documentariste est la narratrice à longue haleine d’un vaste feuilleton populaire mieux qu’une telenovela, celui qui conte et raconte les aventures d’un peuple qui ne ressemble pas à la doxa, à l’opinion que l’on en a. Un peuple qui manque dans les représentations. Un peuple de la marge qui ne revient qu’à la marge du cinéma, dans les images qui ont du poids parce qu’elles pensent, images mobiles et vagabondes, images pensives pour spectateurs heureux de se déplacer en toute liberté, et qui changent de place sans la prendre à quiconque en toute égalité.

 

 

 

  • Nazim Djemaï, on ne sait pas

 

 

 

Naissance russe, enfance algéroise, formation aux Beaux-Arts, deux grands prix au FID-Marseille et Blois en ultime station : en juin 2021 un cinéaste est passé, il avait 44 ans, décédé à bas bruit. Nazim Djemaï est un cinéaste qui compte et son importance n’avait d’égale que sa discrétion. Arctique canadien, asile d’une psychothérapie alternative, jardins algériens : les rares films de Nazim Djemaï ont un tact fou en prenant le temps qu’il faut pour le perdre et ainsi le redonner au spectateur, dans la juste mesure entre le pas de l’irrémédiable et celui de l’indestructible – et l'abîme au milieu.

 

 

 

Nawna (je ne sais pas...) : Qu’il en faille des images

 

À peine ombre : À bord d’un attracteur étrange

 

Nazim Djemaï, un sens fou du tact

 

Nazim Djemaï, ce qui touche et s’y dérobe

 

En flag, un texte de Ikbal Zalila

 

Juste Nazim, un texte de Samir Ardjoum et une édition spéciale de Microciné

 

 

 

  • Leo McCarey, Elle et lui, amour cardinal

 

 

 

Love Affair et An Affair to Remember de Leo McCarey, l’original (1939) et le remake (1957) : en contrechamp la reprise fait la différence. Le remake avère ainsi qu’avec la reprise il y a un jeu des différences et des répétitions et il y a aussi l’amour qui vient en revenant au même, à chaque fois unique et toujours éternel. L’amour comme éternel retour, moins une rengaine qu’une ritournelle.

 

 

 

  • Jean Narboni, La Grande illusion de Céline

 

 

 

Jean Narboni est critique de cinéma depuis plus de cinquante ans. Il l’est même avec une manière d’intensité renouvelée quand il revoit un classique (La Grande illusion de Jean Renoir) en l’extrayant de son capitonnage canonique au nom d’une polémique à laquelle le film a été naguère associé et en regard de laquelle n’est pas en reste notre actualité. Avec La Grande illusion de Céline, le retour aux chefs-d’œuvre s’accomplit en réponse au brûlant réquisit d’un présent qui trouve dans les discussions du passé des ressources résistant aux assombrissements du moment.

 

 

 

 

 

 

Mon premier est écouté par un bébé voiturier virtuose du frein à main, mon second ironise sur les trésors brittons, mon troisième voit Icare à la frontière canadienne, mon quatrième rôde parmi les ruines stellaires et mon cinquième a pour parasite un champignon, le ophiocordyceps unilateralis.

 

 

 

 

 

  • Sur le versant du Rayon Vert, buissonnant et buissonnier :

 

 

 

Van Gogh de Maurice Pialat : Dans le ventre, la mitraille.

 

Avec Maurice Pialat, j’ai mal donc j’existe et mourir consiste à en avoir fini avec la douleur de vivre. La peinture est invivable, on n’en vit pas mais c’est avec elle qu’il faut tenter de vivre. Son Van Gogh s’approprie les derniers jours de la vie du peintre à partir du faisceau des douleurs logées dans son ventre, douleurs existentielles, artistiques et historiques, douleurs des frères que l’art oppose, des rivalités recuites comme d’un pays hanté par des violences fratricides.

 

 

 

La Fracture de Catherine Corsini : Bobos partout, cinéma nulle part

 

La France va mal, la France a mal, elle a des bobos partout, amours à la dérive, Gilets jaunes en colère, hôpital en danger. Une métaphore servira en la circonstance de suture, la fracture qui appelle des réparations appropriées. Mais la chirurgie de La Fracture de Catherine Corsini est une médecine à la Knock qui ne prend soin de rien quand le social en galère est un raffut de demandes ramenées aux plus petits dénominateurs communs, le bordel et l’hystérie. Le cinéma d’auteur en replâtrage des bobos du social n’a pas alors d’autre volonté que de mettre KO assis son spectateur.

 

 

 

Les Olympiades de Jacques Audiard : Fluide Glacial

 

Fluide glacial, patinoire de béton. Dans Les Olympiades de Jacques Audiard, les olympiens que nous serions, fluides et connectés en surfant sur les boucles électro du branché Rone, mobiles comme des flux de capitaux sur les marchés financiers, baisent avec la grâce d’un Steadicam au ralenti sous les applaudissements des clients d’un restaurant chinois ou d’un supermarché.

 

 

 

L’atlante Jean Vigo

 

Quatre films, deux courts, un moyen, un long-métrage : un archipel. Partout l’eau y ruisselle, piscine, fleuve et mers. Partout le mouvement abonde, dans les corps et entre eux, dans les images et dans leurs intervalles, partout des machines en surrégime, tout un dévergondage pour une écume poétique dont la mousse déborde en abordant les rivages du sonore. Pourtant l’archipel a pris l’eau en s’apparentant longtemps à l’Atlantide, de la censure de Zéro de conduite jusqu’à l’après-guerre à la mutilation de L’Atalante dont l’intégrité n’aura été retrouvée qu’après plusieurs décennies.

 

 

 

Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul : La dernière fois que j’ai vu le Mékong

 

Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul prolonge modestement un geste de cinéma, ample et précieux parce que rêvé quand le rêve enveloppe les peuples qui dorment dans l’attente fébrile de leur réveil. Rêver que les films sont des embarcations pour des voyages immobiles vers de mystérieuses contrées, pays antiques et nations mythiques, terres réémergentes après avoir été liquidées. Rêver en commun qu’il y a un autre monde à portée de mains et dans les viscères des rêveurs. Rêver des mondes oubliés et engloutis pour mieux s’en ressouvenir à l’avenir, là où l’on voit depuis l’horizon meurtri de l’Asie du sud-est une autre Atlantide – l’éden insituable des rêveurs en commun qui tient tout à la fois de la serre tropicale, du jardin d’essai et du Navire Night.

 

 

 

Memoria d’Apichatpong Weerasethakul : Un bruit qui rend fou

 

Memoria est le film du bruit qui rend fou parce qu’il est celui d’un cri étouffé, le cri réprimé de l’exilé dont la tête explose, le trou dans la tête par où manque le pays natal qui fuit partout. Memoria c’est malheureusement aussi le trou mais sans la trouée, le bang qui ouvre en fracassant avant de s’évanouir dans les murmures de tropes et réflexes ressassés, la dérive téléguidée qui n’excède aucune des conventions d’un cinéaste replié sur ses idiosyncrasies. Le film d’Apichatpong Weerasethakul raconte l’histoire d’un échec mais celui-ci s’assume comme tel, l’échec d’une incapacité à s’inscrire dans un territoire particulier et d’une préférence finale pour les étoiles.