À pas aveugles (2022) de Christophe Cognet

On n'y voit mais

Aller à Dachau, aller à Buchenwald, aller à Mittelbau-Dora, aller à Ravensbrück, aller à Auschwitz-Birkenau. Aller dans les camps nazis pour y voir mais y voir quoi ? Pas sûr que l'on y voit grand-chose. Les faits continuent encore d'excéder les limites de notre regard et de notre imagination, la réalité historique de l'univers concentrationnaire, l'atteinte ontologique perpétrée par l'horreur génocidaire.

 

Pour voir, il faut des yeux mais, parfois, les yeux ne suffisent pas. Il faut aux yeux d'autres yeux pour pouvoir passer du voir au regard. La cécité appartient à l'épreuve des regards qui sont invités à prendre garde, autrement dit à faire attention à ce que d'autres yeux ont vu et que ces regards les nôtres ne verraient jamais à l'œil nu.

 

À pas aveugles affronte la Gorgone qui méduse. Et son auteur qui prend des gants en rajoute en risquant de faire pencher la balance des images du seul côté de la preuve.

Voir avec les yeux qui ont vu

 

 

 

 

 

Entre ruines de l'Histoire, panneaux informatifs et passants d'une entreprise mémorielle que déborde un tourisme de l'obscène, on n'y voit rien (et on l'écrit ainsi en pensant à Daniel Arasse). On n'y verrait rien, donc, si Christophe Cognet ne proposait pas de changer radicalement d'optique. Changer de regard consiste ici à donner et redonner à voir à partir des yeux qui ont vu le pire parce que le pire était précisément ce qui leur était arrivé : les yeux de Rudolf Cisar et de Jean Brichaux, les yeux de Georges Angéli et de Wenzel Polak, les yeux de Joanna Szydlowska et d'Alberto Errera dit « « Alex ». Leurs yeux, nos yeux.

 

 

 

Ces noms appartiennent aux internés et déportés qui, dans les camps nazis, ont pris le risque de l'image. Risque maximal de la trace qui témoignera, risque mortel de l'empreinte qui leur survivra. Le risque des images malgré tout, images au péril des vies de ceux qui les ont faites dans des conditions impossibles. Leurs images nous ont toujours attendus, tendues dans l'attente du regard qui les réinscrira dans la nécessité critique du présent. À chaque instant, les images regardées se conjuguent au futur antérieur en donnant de l'avenir au passé, qui est celui d'un deuil interminable et ses urgences qui disloquent la mécanique des chronologies.

 

 

 

Les images nous regardent, ce dont elle témoigne nous concerne, nous a toujours déjà concernés. Être leur spectateur se vit avec l'exigence du devoir, comme l'impératif catégorique permettant d'entrer dans la zone d'indiscernabilité entre esthétique et éthique.

 

 

 

Au péril des images clandestines : clandestinité et danger des images témoignant de l'impossible sont condition du regard à leur sujet, autrement périlleux, toujours intranquille.

 

 

 

 

 

Resituer les gestes

 

 

 

 

 

Les photographies prises par Rudolf Cisar, Jean Brichaux, Georges Angéli, Wenzel Polak, Joanna Szydlowska et Alberto Errera sont une manifestation de cet héritage que ne précède aucun testament, selon le vers de René Char et le privilège philosophique que Hannah Arendt lui aura accordé. Christophe Cognet n'a pas travaillé à en notarier le legs, mais a tenté de resituer ces images dans l'espace concret où elles ont été prises. Resituer est une affaire évidente de contextualisation historique, c'est autant et décisivement un questionnement sur quelques gestes (photographier) et les conditions matérielles de leur effectuation (à quel endroit du camp, à quel moment de la journée, à l'occasion de quelle situation pressée par l'organisation du travail concentrationnaire et génocidaire). À cet effet, Christophe Cognet mobilise des reproductions sur verre des photographies afin de retrouver dans l'espace du camp et ce qu'il en reste l'endroit précis où l'image a été faite. Ce geste fait sécession quand le geste dominant est celui de la photographie d'un site culturel comme n'importe quel autre.

 

 

 

Le geste documentaire qui fait sécession, geste de voir ce que l'on ne verrait pas à l'œil nu si d'autres ne l'avaient pas vu, est la recherche patiente et savante de gestes qui le précèdent en représentant sa condition, sa dimension transcendantale. À pas aveugles est le film de corps qui se déplacent dans un espace donné à la recherche des gestes qui sont à l'origine de leurs images. La caméra portée fait ainsi couple avec l'usage des transparents pour établir une histoire de l'adoption qui est incorporation. Certains ont pu témoigner de ce qu'ils avaient vu parce qu'ils le vivaient et leurs images nous le font voir. Cela passe dans notre corps de spectateur parce que cela passe déjà dans celui du réalisateur, lui qui arpente des « plaines » gorgées d'os en se souvenant de Leib Rochman et À pas aveugles de par le monde (1968).

 

 

 

Le geste de resituer dans des corps (la connaissance sensible) autant que dans des contextes (le savoir intellectuel) doit beaucoup à la phénoménologie. Il invite aux tâtonnements qui lient nos cécités avec le caractère parfois hasardeux des prises de vue, à l'aveugle ou au jugé, l'appareil caché dans du journal ou tenu à bout de bras. Parce que les questions des images et leur condition concrète d'effectuation ouvrent sur d'autres questions dont certaines sont sans résolution, ces images-là, rares, difficiles, sont chargées d'un hors-champ qui les creuse une fosse. Leur bornage a pour limite le mirador nazi et ses barbelés balafrent notre regard.

 

 

 

On se permettra seulement de se demander si Christophe Cognet n'ajoute pas d'autres gants aux gants qu'il porte pour ne pas maculer les photographies ou les reproductions sur verre manipulées. Les gants blancs de celui qui en sait un bout sur ces images en désirant en savoir encore un peu plus replient alors la sécession du côté de la distinction (le savant est toujours du bon côté du savoir, le blanc côté qui surplombe la noire banalité des gestes obscènes des ignorants). Les cartons représenteraient d'autres gants, qui ajoutent en effet à la pédagogie des explications une prise de parti explicitant les intentions d'un réalisateur dont la présence, au son et à l'image, est déjà largement attestée. La sécession voit alors ses effets distinctifs se brouiller quand la volonté d'être sur les lieux du crime absolu en est une parmi d'autres.

 

 

 

 

 

Le gant blanc de la preuve

 

 

 

 

 

À pas aveugles offre des étonnements bouleversants quand, à Dachau ou Ravensbrück, le geste photographique a pour pendant celui de la pose, une posture qui pouvait sembler inimaginable tant faire une image pour témoigner de l'horreur engage au danger de mort. On pense en particulier à ces femmes surnommées les « lapins » parce que les nazis expérimentaient sur elles l'horreur. On revoit encore l'une d'entre elles, peut-être la plus jeune, qui exhibe sa blessure en retroussant ses jupes avec un geste d'insolence et de jeunesse qui se prolonge dans un sourire éclatant. Ce pendant de la pose est inexistant dans la dernière série de photos, les quatre prises par Alberto Errera au crématorium V de Birkenau (l'identité d'un photographe longtemps connu sous le surnom d'Alex n'aura été établie qu'en 2002).

 

 

 

Christophe Cognet montre à la suite de Georges Didi-Huberman les rafistolages et recadrages fautifs des images, les seules existantes aujourd'hui à attester directement la présence d'une chambre à gaz, « quatre bouts de pellicule arrachées de l'enfer ». C'est alors qu'il prend étonnamment position dans le conflit des paradigmes, le paradigme du témoin et celui de la preuve, qui aurait eu en cinéma pour adversaires Claude Lanzmann et Jean-Luc Godard. Il y aurait beaucoup à dire au sujet de ce conflit, et beaucoup l'a déjà été par Georges Didi-Huberman dans un ouvrage majeur, Images malgré tout (éd. Minuit, 2003).

 

 

 

On dira seulement que le paradigme du témoin, qui a été consacré au cinéma par Shoah (1985) en rayonnant au-delà, perd proportionnellement de son importance avec le temps qui passe et la mort des survivants face au paradigme de la trace, réduit trop souvent au régime (juridique) de la preuve (au risque d'une relativisation douteuse de la parole des témoins) quand, par exemple pour Jean-Luc Godard, l'image vaut moins comme preuve que comme acte de voir dont il importe d'affronter après coup le regard parce qu'il y va de notre devoir.

 

 

 

Dans À pas aveugles, un carton déduit en effet de la photo prise à l'intérieur du crématorium V d'Auschwitz-Birkenau l'énoncé suivant : « Ça a eu lieu ». La référence à La Chambre claire. Note sur la photographie (1980) de Roland Barthes (« Ça-a-été ») ne prévient pas que le dernier gant porté est peut-être celui de trop, gant blanc virant au grisé. Car, en l'espèce, le judéocide nazi a eu lieu indépendamment de l'existence des photographies documentaires qui en attestent. Tout le patient travail accompli par Christophe Cognet à la fin se retrouve captif du conflit des paradigmes, avec une ultime faveur accordée à l'un d'entre eux alors qu'il n'y a strictement aucun intérêt à jouer un paradigme contre un autre.

 

 

 

Ce qui s'impose à nous est de penser l'écart, le hiatus qu'il y a entre la parole des témoins qui viendra bientôt à manquer en témoignant pour l'autre témoin, celui qui ne témoignera jamais, et les images que l'on retrouvera peut-être encore ou que l'on a pu déjà sauver. L'écart est une faille, le faux-raccord entre les voix qui font voir et les images qui parlent une langue muette. La faille est l'obscur événement qui cristallise toutes nos défaillances, qui surexpose toutes nos faillites – c'est l'impensable qu'il nous reste à penser, à penser aussi en cinéma.

 

 

 

La faille par où s'abolit le conflit des paradigmes catégoriques se joue dans les images comme entre les images. La faille est dans leur foyer irradiant qui est leur hors-champ aveugle, la hantise du pire qui nous inquiète et que nous portons. La faille fend donc l'œil du chien andalou, dans le voir quand on croit y voir en n'y voyant rien – on n'y voit mais comme on dit on n'en peut mais. Il y a de l'impuissance à accorder aux pauvres images un pouvoir qu'elles n'ont pas en propre. Les images peuvent toujours servir de preuve, mais leur grandeur se joue ailleurs que dans les tribunaux et les commissariats : dans la nécessité de celles et ceux qui les ont faites en espérant qu'un jour viendra où un regard le leur rendra.

 

 

 

Les regards mis en relation par les images ont l'attente messianique sur fond d'impossible.

 

 

 

5 avril 2023


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