En cinq films, le génie de Kenji Mizoguchi

En diagonale de la grille statique du pouvoir (première partie)

Description de l'image Kenji Mizoguchi 1.jpg.

« (...) le plus grand des cinéastes »pour Jean Douchet (« Mizoguchi : La réflexion du désir », préface à Yoshikata Yoda, Souvenirs de Kenji Mizoguchi, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1997, p. 6). Yoshikata Yoda, scénariste fidèle de Kenji Mizoguchi pendant vingt ans, rappela pour sa part l'anecdote suivante : « M. Nagata, le président de la Daiei, qui était un vieil ami de Mizoguchi, fit graver sur sa tombe l'épitaphe suivante : ''le plus grand cinéaste du monde'', ce qui est, je crois, pleinement justifié par l'estime que Mizoguchi a conquis dans le mond » (opus cité, p. 128).

 

 

Sur le versant de la cinéphilie française (presque un oxymoron) comme sur celui de l'industrie cinématographique japonaise, autrement dit du côté de la production nationale comme de celui de la réception internationale, l'accord semble parfait pour souligner l'extrême importance du génie de Kenji Mizoguchi, « cinéaste de la cruauté, comme Renoir » (Jean Douchet, op. cit., p. 14) dont l'œuvre aura exemplairement synthétisé deux grandes veines esthétiques a priori antithétiques, « une tendance, disons, romantique, fort lyrique et esthétique, et l'autre réaliste, naturaliste plutôt » (Yoshikata Yoda, ibidem, p. 32). Cette composition dynamique du lyrisme (l'histoire des interactions humaines est ressaisie jusqu'au niveau de ses hauteurs cosmiques) et du naturalisme (derrière la plupart des motivations en jeu, une même pulsion bassement égoïste au service d'intérêts particuliers) aura été mise au service d'une perspective profondément universelle.

 

 

Yoshikata Yoda aura pu ainsi rapporter une recommandation de « Mizo-san »ayant valeur de profession de foi, de postulat : « Il faut saisir l'homme, non pas dans quelques-uns de ses aspects superficiels, mais dans sa totalité. Il nous faut savoir qu'il nous manque, à nous autres, Japonais, toutes les visions idéologiques : la vision de la vie, la vision de l'univers... » (ibid., p. 23-24). Cette totalité humaine s'appréhendant fondamentalement dans les « rapports de sexage » aurait dit Colette Guillaumin, autrement dit dans les rapports entre ces classes respectivement dominantes et dominées que forment d'un côté (en haut) de l'ordre patriarcal les hommes et de l'autre (en bas) les femmes.

 

 

On comprendra déjà comment les hommes, prédisposés au sublime (voir toutes les figures d'artistes masculins, de Cinq femmes autour d'Utamaro  en 1946 à L'Impératrice Yang Kwei-Fei en 1955 en passant par Les Contes de la lune vague après la pluie en 1952), vivent l'avers de cette prédisposition sociale depuis son revers structurel offert par l'avilissement imposé aux femmes. Aux hommes (assujettis à leurs fantasmes), les ivresses du sublime et aux femmes (sujets du désir), l'expérience brutale de la désublimation qui, tôt ou tard, finit toujours par rattraper les premiers en un retour de bâton avérant le génie dialectique mizoguchien.

 

 

Les femmes représentent ainsi, au moins autant sinon encore plus radicalement peut-être que le rapport entre classes sociales (comme si l'ancien militant socialiste des années 1920 avait entretenu des convictions féministes tout aussi grandes), la contradiction principale de la société japonaise puisque la richesse produite et accumulée dépend pour une partie aussi large que significative de la non-reconnaissance du travail féminin contraint, tant sur le versant de la sphère domestique que sur celui - son double obscène - de la prostitution.

 

 

Évoquant Mademoiselle Oyu (1951), Jean Douchet qui compare ce film à Sunrise (1927) de Friedrich W. Murnau et Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock pose d'abord quelque peu étrangement : « (...) on n'aime pas une femme »(ibid., p. 12). Pour continuer ainsi : « On est tellement troublé par son sexe dont on n'accepte pas la réalité qu'il faut le rêver et accéder à sa réalité dans une sorte de vertige inconscient (...) Cette représentation de la femme en tant que désir pose clairement la question de ce que l'homme désire vraiment dans la femme » (idem). « On n'aime pas une femme » : une formule un rien sibylline, avec son pronom impersonnel enveloppant tout le masculin et cette représentante à la fois singulière et mystérieuse du pôle féminin qui ne se rapporte à ce dernier que sur le mode négatif d'un amour inexistant car butant sur la contradiction.

 

 

Une scène primitive, point nodal devenu légende de la biographie du cinéaste japonais, aura été donnée à cette occasion où, après un mariage en 1925, un amante poussée par la jalousie le blessa d'un coup de couteau : « Les femmes sont terribles » confia ainsi Kenji Mizoguchi à Yoshikata Yoda (ibid., p. 32). S'il y a une véritable puissance de la coupe filmique au principe d'une suture souvent violente des plans dans ses films, il y a également une passion amplement développée à partir du début des années 1930 pour le plan-séquence et le mouvement caméra, la savante combinaison des deux ayant alors peut-être été surdéterminée par le souvenir de cette blessure qui, de toute façon, ne cessera plus jamais de hanter toute l'œuvre.

 

 

Parce que cette blessure n'est que la résultante concrète des bénéfices accordés aux hommes et Kenji Mizoguchi, fils d'un homme qui a vendu sa sœur pour lui permettre de faire ses études puis mari d'une femme devenue folle après avoir contracté la syphilis, en aura au moins tiré pour son art toutes les conséquences politiques. Si les femmes incarnent la contradiction propre à la domination masculine, le lot de leurs douleurs et souffrances est ce qui autorise alors de saisir le tout d'une condition humaine qui, en dépit des particularismes culturels, locaux et nationaux caractérisant la production des films de Kenji Mizoguchi, est celle-là même à l'intérieur de laquelle tout un chacun vit.

 

 

Comme le disait naguère Jacques Rivette à la suite de la reconnaissance internationale obtenue par le cinéaste japonais dans la première partie des années 1950, Kenji Mizoguchi parle le « Mizoguchi » parce que sa mise en scène est universelle, propre à un art relativement indépendant ou transversal à la diversité particulière des contextes culturels et linguistiques (« Mizoguchi vu d’ici » in Cahiers du cinéma, n°81, mars 1958, p. 28-30). On reste encore proprement ébahi par la manière dont un cinéaste aura mis au point un geste esthétique parmi les plus intenses de toute l'histoire du cinéma, tout en en articulant les puissances cosmiques et lyriques à une vision matérialiste, à la fois compréhensive de la violence faite aux femmes et critique des rapports d'exploitation qui la déterminent.

 

 

Et si l'on ne pourra jamais oublier que l'œuvre entière demeure mutilée par la disparition de ses deux tiers (la plupart des 70 films réalisés entre 1923 et 1936 semblent définitivement perdus), les trente-deux titres encore disponibles sur un total de 94, et plus particulièrement cinq d'entre eux appartenant à l'ultime période (parmi les plus connus, Les Contes de la lune vague après la pluie, L'Intendant Sansho et Les Amants crucifiés en 1954, L'Impératrice Yang Kwei-Fei en 1955 et La Rue de la honte en 1956), représentent autant d'actes de création inoubliables venues d'un génie au sommet de son art. Autrement dit celui qui en aura avéré les puissances universellement génériques.


Les Contes de la lune vague après la pluie (1953) et Les Amants crucifiés (1954)

 

 

Les précipitations de la tragédie

 

 

Entre 1953 et 1955, Kenji Mizoguchi est à l'apogée de sa carrière, réalisant dans la foulée pas moins de cinq longs-métrages (Les Contes de la lune vague après la pluie et Les Musiciens de Gion en 1953, L'Intendant Sansho, Une femme dont on parle et Les Amants crucifiés en 1954, L'Impératrice Yang Kwei-Fei et Le Héros sacrilège en 1955) qui figurent dans la liste de ses incontestables chefs-d’œuvre (et certains d'entre eux ont bénéficié aux côtés de Rashomon en 1950 et Les Sept samouraïs en 1954 réalisés par Akira Kurosawa d'une reconnaissance internationale offerte par le Festival de Cannes et surtout la Mostra de Venise).

 

 

En 1956, le retour avec La Rue de la honte au shomingeki (le genre japonais consacré à l'existence de la classe moyenne)qui caractérisait davantage les films tournés avant la guerre (même si Les Musiciens de Gion et Une Femme dont on parle relèvent encore de ce genre) viendra clore (le cinéaste décédant cette année-là à seulement 58 ans) une magnifique série en vertu de laquelle le jidai-geki (cet autre genre japonais du film en costumes situé à l'époque médiévale) aura substitué à la précision sociale de la chronique naturaliste le lyrisme universel de la reconstitution historique. Non pas que les films des années 1920, presque tous perdus – ce qui représente quasiment les deux tiers de toute son œuvre – et ceux des années 1930 échapperaient à l'universel mais celui-ci apparaît désormais comme plus évident et épanoui.

 

 

Dans tous les cas et quoi qu'en aient dit de vieilles chapelles cinéphiles jouant une partie de l'œuvre contre l'autre, le cinéaste reste avec Yasujiro Ozu et Mikio Naruse le grand poète tragique du cinéma japonais, les seconds en prélevant la substantifique moelle de la tragédie ordinaire depuis la vie quotidienne des classes moyennes pendant que le premier aura puissamment investi la « contradiction principale » au fondement des rapports sociaux caractéristiques de la société féodale afin de la prendre en revers par la « contradiction secondaire » au principe de la subordination des femmes par les hommes.

 

 

La subversion mizoguchienne de la très contestable hiérarchie conceptualisée par la vieille orthodoxie marxiste viendrait alors avérer le matérialisme conséquent d'un cinéaste dès lors soucieux d'inscrire les destins tragiques de ses personnages à l'intersection dialectique de deux rapports de pouvoir qui enveloppent deux types d'exploitation économique distinctes, le patriarcat d'un côté et les rapports entre l'État et le Capital de l'autre.

 

 

D'où que la prostitution, comme fait social total pour reprendre une formule de Marcel Mauss, semble offrir chez lui la forme paradigmatique cristallisant cette dialectisation économique en raison de laquelle le pouvoir légal trahit l'honneur viril, militaire et chevaleresque en se vendant aux nouvelles puissances d'argent accumulées par la bourgeoisie tandis que la classe des femmes, en bas comme en haut de la hiérarchie sociale, sait devoir sacrifier l'honneur de ses membres (en devenant notamment geisha) sous la contrainte des hommes abusant d'elles. Les Contes de la lune vague après la pluie d'après une nouvelle de Guy de Maupassant (Décoré ! en 1883) et surtout deux récits courts d'Ueda Akinari se passant au 16ème siècle d'un côté ; de l'autre Les Amants crucifiés d'après une pièce écrite pour le théâtre de marionnettes bunraku par Monzaemon Chikamatsu dont l'action se déroule un bon siècle plus tard : ces deux films montrent chacun à leur manière comment se précipite le destin des victimes de contradictions développées à l'époque de la période Edo (1603-1868), qui tantôt s'exercent sur le mode de l'auto-aveuglement individuel (ce serait en particulier le premier film), tantôt s'affirment sur celui d'une auto-cécité collective (ce serait davantage le second).

 

 

Et, en effet, le destin chez Kenji Mizoguchi s'accomplit via les subtiles compositions scénaristiques du fidèle Yoshikata Yoda sous la forme d'une précipitation d'autant plus poignante qu'elle n'est jamais saisie en gros plan, mais toujours en plan général déroulé par la caméra en mouvement comme un rouleau de papier peint e-makimono (évoluant entre le style yamato-e pour la fuite rurale des héros des Amants crucifiés et celui plus moderne dit ukiyo-e pour les accents érotiques et fantastiques des Contes de la lune vague après la pluie). Le déroulé s'accomplissant de telle sorte que cette précipitation des destins apparaisse comme le plissement localisé d'une mécanique ondulatoire autrement plus vaste (ce que Gilles Deleuze avait proposé de nommer la « ligne d'univers » en la caractérisant comme passant forcément par les femmes : cf. Cinéma 1. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 231).

 

 

Jamais hautain, Kenji Mizoguchi n'est pourtant jamais meilleur que lorsqu'il atteint à une hauteur de vue telle qu'il attrape au vol le précipité destinal de ses personnages comme s'il s'agissait d'une micro-manifestation météorologique ne dérangeant presque (et toute politique serait dans ce presque) en rien le vaste panorama indissociablement naturel et social qui l'aura vu naître et rendue possible (c'est, exemplairement, le finale asphyxiant de beauté de L'Intendant Sansho montrant comment le moment tant désiré des retrouvailles d'un fils et de sa mère devenue entre-temps aveugle, le premier ayant retrouvé la seconde après avoir reconnu grâce à l'aide décisive de sa sœur la voix chantante de son enfance et remonté le fil de sa propagation orale, n'apparaît guère plus important qu'un pauvre paysan affairé à ramasser à l'autre bout du même plan des branches dispersées après une tornade).

 

 

En chimie, la précipitation désigne la formation d'un cristal solide dans un liquide. On dira alors que la précipitation dans la perspective mizoguchienne indique tout à la fois l'insupportable cristallisation des contradictions sociales au fondement de l'assujettissement des personnages et l'extraordinaire accélération en raison de laquelle ceux-ci deviennent les héros d'une tragédie qui les dépasse, économiquement (ce sont les compromissions du pouvoir légal endetté auprès du représentant de la bourgeoisie dans Les Amants crucifiés) ou politiquement (c'est le chaos consécutif aux guerres féodales entre seigneurs non encore affiliés au shogunat dans Les Contes de la lune vague après la pluie).

 

 

Mais si la précipitation tragique des destins n'appelle pour autant pas l'inéluctabilité d'un fatum, c'est précisément parce que Kenji Mizoguchi travaille, en grand artiste matérialiste qu'il est, autant à restituer l'impersonnel écheveau social tramé de multiples rapports de pouvoir au principe desquels un individu quelconque se retrouve revêtu plus ou moins malgré lui de l'habit du destin, qu'à rendre manifeste l'existence faible ou erratique d'une prise sur les événements sous la forme éthique du choix. C'est alors que la précipitation objective (et magistralement objectivée par le cinéaste) devient subjectivement précipité. C'est que, en effet, l'impersonnelle (autrement dit, irresponsable de bêtise) précipitation dans le jeu des contradictions sociales n'enlève rien à la décision d'en assumer subjectivement les imprévisibles conséquences.

 

 

Alors, et alors seulement, le héros tragique l'est absolument, non seulement parce qu'il est l'innocente victime de la précipitation des contradictions mais parce qu'il décide de faire de ce précipité un destin assumé. L'amor fati dans les films de Kenji Mizoguchi désignera alors moins la triste résignation face à la fatalité que cette forme d'assomption destinale en raison de laquelle la figure tragique se sauve imaginairement et se relève symboliquement en tirant depuis ce qui lui est plus ou moins involontairement arrivé toutes les possibilités qui lui restent en matière de liberté et de responsabilité.

 

 

Certes, ce schéma est plus évident dans Les Amants crucifiés que dans Les Contes de la lune vague après la pluie mais c'est justement en insistant sur les intervalles entre le plus et le moins de l'involontaire infortune s'abattant sur le cuir des protagonistes que les mailles du plan-rouleau filmique laissent entrevoir, plus ou moins faiblement, comment le coulissage entre l'auto-aveuglement individuel et l'auto-cécité collective autorise aussi l'essentielle différence du point de vue subjectif entre résignation fatale et assomption destinale (et seule la seconde option témoigne pour le personnage de son statut de figure essentiellement tragique).

 

 

Il faut d'abord commencer à montrer comment s'établissent les lignes configurant l'espace social en organisant entre ses différentes positions le partage inégal des pouvoirs de faire et de faire faire. Et le matérialisme conséquent du cinéaste à partir duquel se soutient son moralisme (et sa cruauté de metteur en scène) oblige à poser la question, la première et la plus fondamentale de toutes : qui travaille et qui fait travailler – c'est-à-dire, qui fait faire en bénéficiant de l'exploitation du faire des autres et quel est le coût non économique soustrayant aux profits leur jouissance légitime ?

 

 

Les réponses mizoguchiennes sont terriblement circonstanciées. Ainsi, Les Contes de la lune vague après la pluie pose, depuis le redoublement des couples dont il raconte les mésaventures respectives, avec d'un côté le potier Genjuro et sa compagne Miyagi et de l'autre le paysan Tobei et sa compagne Ohama, d'une part que le prix à payer pour que l'artisan puisse vendre au meilleur coûts ses poteries sera le meurtre brutal de Miyagi par des soldats abêtis par la faim, d'autre part que le prix à payer pour que Tobei puisse assouvir son fantasme de devenir à son tour samouraï sera le viol et la prostitution de son épouse.

 

 

On pense inévitablement ici à Mère courage (1939) de Bertolt Brecht, le souci de spéculer sur la guerre et l'augmentation du prix des marchandises qu'elle garantit s'échangeant contre l'infini remords de la disparition des êtres les plus chers. Il faut voir comment Genjuro pousse sa compagne à accroître la productivité dans la fabrication des poteries dès lors que le chaos social promet la rareté des marchandises, ainsi que la hausse de leurs prix. Il faut voir également comment Tobei croit bon de profiter des guerres seigneuriales afin de bénéficier du déclassement de l'ordre des samouraïs qui seul lui permet d'en incorporer au prix d'une armure achetée à vil prix l'ordre désagrégé et affaissé (une situation également décrite avec le personnage de Kikuchiyo incarné par Toshiro Mifune dans Les Sept samouraïs).

 

 

Et il faut enfin apprécier comment Kenji Mizoguchi soumet ces deux trajectoires à une dynamique de dialectisation intrinsèque au terme de laquelle Tobei devient absolument semblable aux soldats errants qui tuent presque par inadvertance Miyagi (ce qui avait tant frappé Serge Daney). Pendant que Genjuro s'enfonce dans son obsession du « caractère fétiche de la marchandise » (Karl Marx) jusqu'au point-limite où le chemin scandé de ses poteries vendues et des vêtements qu'il souhaite acheter à sa compagne le mène en direction d'une forme littérale de vampirisme fantomatique figurée par la princesse Wasaka.

 

 

Le registre économique voyant l'activisme masculin se supporter de la vie mutilée des femmes est soutenu dans une économie mizoguchienne du plan-séquence déroulant la forfanterie du samouraï d'occasion qui tombe comme un rideau sur le théâtre de l'exploitation sexuelle de sa compagne juste à côté. Tandis que, en montage parallèle, les divins plaisirs éprouvés dans le confort du studio et en la compagnie onirique de la princesse Wasaka (figure supérieurement maléfique du spectre prostitutionnel) se doublent de l'isolement filmé en décor naturel de Miyagi tombant mortellement sur une bande hirsute de soldats désœuvrés comme surgis d'un hors-champ voué à la pronation masculine.

 

 

Ce que Genjuro n'aura pas vu, c'est que les écritures mystiques tatouées à même son corps afin de se libérer par magie de la fantomatique princesse se prolongent en un vaste déploiement filmique sous la forme de ruines calcinées exposant l'écriture non plus magique mais sociale et politique d'un désastre civil auquel l'aiguillon du profit l'aura livré. Et ce qu'il se refuse encore à voir, c'est que le retour à la maison sous les auspices domestiques d'une compagne attentionnée qui nous bouleverse parce qu'elle se sait décédée détermine l'ultime tour de vis d'un fétichisme au nom duquel aura été préféré au ventre de Miyagi d'où est sorti leur enfant (visée précisément à cet endroit par la lance de son meurtrier) le four nécessaire à son négoce artisanal.

 

 

Si Kenji Mizoguchi, en la cruauté de son moralisme et dans la conséquence de son matérialisme, atteste qu'il est tout à fait possible de s'extraire de la brume du fétichisme (le samouraï identifié à son armure pour Tobei et l'artisan rasséréné par ses profits pour Genjuro), c'est dans la vérité féminine des corps mutilés, violés et prostitués (Ohama), ou assassinés (Miyagi). Ces femmes sacrifiées en regard desquelles se tient le fils en hommage funéraire à sa mère dans le plan final se prolongeant en un ultime mouvement de caméra qui témoigne de la continuité du travail des paysans en ce qu'il est et aura été imperceptiblement affecté, comme une ridule sur l'eau, par cette effroyable vérité historique (et il y aurait déjà en puissance tout le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dans un mouvement d'appareil comme celui-là).

 

 

A la pointe dramatique de la précipitation des contradictions de la marchandise fétiche en ses fantômes (une armure, la vente des poteries et l'achat de vêtements, la princesse Wasaka, le rêve de la femme défunte), plusieurs moments décisifs de cristallisation (Tobei retrouvant dans le bordel à geishas Ohama, Miyagi assassinée, Genjuro se réveillant chez lui après que le fantôme de sa compagne ait disparu) représentent comme autant de cristaux caractérisant le précipité tragique des Contes de la lune vague après la pluie. Dans Les Amants crucifiés, l'auto-aveuglement individuel rebondit plus nettement en auto-cécité collective, lorsque le grand imprimeur Ishun, ignorant que la délégation de ses comptes à son meilleur artisan Mohei induit quelques manipulations frauduleuses profitant au premier cercle de ses ouvriers partage objectivement (ils n'en ont même pas besoin d'en parler entre eux) la même opinion que son épouse, O-San.

 

 

La servante de celle-ci, O-Tama, et Mohei lui-même allant dans le même sens qu'eux pour rappeler que la loi est la loi lorsqu'un couple condamné à la crucifixion pour adultère est légitimement exposé à l'opprobre public. Avec une rapidité d'exécution confondante, Kenji Mizoguchi se montre aussi virtuose dans le représentation d'une imprimerie affairée à fabriquer les calendriers impériaux que dans la savante intrication des relations déterminant le type de rapport entre les protagonistes (entre O-San et son frère quémandant une somme d'argent afin d'éponger ses dettes, entre Ishun et O-Tama soumise aux pressions sexuelles de son patron, entre Mohei et l'employé Sukeimon découvrant que ce dernier use en secret du sceau patronal afin d'aider la patronne à régler les comptes de son frère sans pouvoir encore une fois en profiter).

 

 

En posant tout un système relationnel au fondement de la subordination hiérarchisée des femmes par les hommes, des ouvriers par leur maître et des représentants du pouvoir impérial aux richesses de l'imprimeur, le cinéaste japonais rend ainsi compte des quadrillages appartenant à une économie de la dette dont la trame va connaître une soudaine contraction, de telle sorte que la précipitation occasionnée va en modifier qualitativement la nature.

 

 

Certes, le frère d'O-San, autre victime plus ou moins consentante du fétichisme, s'abuse en remerciant les dieux de l'envoi par sa sœur de l'argent demandé alors que leur mère devine à côté (et le cinéaste montre au sol la ligne distinguant leur positionnement respectif) que ce changement de fortune relève moins d'une décision divine que de l'irréparable déstabilisation de situation de sa fille dont la famille avait jusqu'à présent bénéficié.

 

 

Certes, soumis au regard d'un concurrent ayant corrompu Sukeimon, Ishun peut vouloir travailler à masquer le potentiel adultère auquel se seraient livrés son épouse et Mohei afin de ne pas compromettre les profits mirifiques attendus par la vente des calendriers impériaux. Certes, les représentants du pouvoir impérial veulent bien fermer les yeux sur cette affaire dès lors que toutes leurs dettes contractées auprès de l'imprimeur se voient liquidées. Mais O-San voulant échapper à la honte en fuyant et Mohei voulant faire de même en l'accompagnant dans sa fuite ne pourront pas plus longtemps continuer à entretenir le déni de leur amour (un insolite raccord à 180° lors de l'une de leur première entrevue exprimait pourtant et de façon strictement filmique cette virtualité).

 

 

Un amour qui, sublime paradoxe, n'aura été tragiquement réalisé qu'en raison d'une précipitation dramatique d'événements dramatiquement relus et codifiés en fonction de l'ordre symbolique réprimant l'adultère. Échapper à la grille de lecture de la loi, c'est se soustraire aux quadrillages tels qu'ils se manifestent à l'intersection de toutes les lignes caractérisant l'habitat japonais. C'est pour O-San et Mohei commencer à entrevoir le ciel au-dessus de leur tête. C'est suivre la ligne de fuite les éloignant de Kyoto pour les mener dans une campagne où cesse la perpendiculaire de la loi. Et il faut alors, après qu'un plan extraordinaire ouvre aux amoureux contrariés le champ ainsi déplié en vallons et collines interdisant le retour du géométral de la loi, qu'arrivent les retrouvailles de Mohei avec son vieux père (un personnage tellement clivé entre son respect de l'ordre et l'amour pour son fils qu'il le houspille en lui caressant le visage) pour que les verticales formellement dressées avec une forêt de bambous refassent leur apparition, anticipant la future arrestation des fuyards (elle aura lieu encore plus tard, dans un pli elliptique du film).

 

 

Le moment privilégié pour échapper à la perpendiculaire de la loi sera donné lors de la séquence du lac Biwa, inter-monde provisoire (filmée en studio, elle instaure malgré tout la neutralisation des lignes de quadrillage urbain) et zone grise de suspension des logiques ordinairement binaires qui était d'ailleurs déjà traversé par les héros du Conte de la lune vague après la pluie (et, dans les deux cas, un même souvenir de cinéma, le lac de Sunrise de Friedrich W. Murnau en 1927). C'est à cet endroit précis que la précipitation (dramatique) devient précipité (tragique), que la dette (d'argent ou d'honneur) devient dette amoureuse reconfigurant les obligations réciproques, que le ruban servant à Mohei afin de préparer le suicide d'O-San représente le lien indéfectible noué entre eux en autorisant que les mains de l'un enlacent des pieds de l'autre.

 

 

Qu'à l'endroit de la stase la plus totale (le bateau ne bouge plus) se voit engagé un nouveau mouvement (le bateau ne repart que parce que ses occupants s'agrippent l'un à l'autre), celui des deux sujets embarqués non plus (seulement) dans le mouvement extérieur des rapports sociaux mais (aussi et surtout) dans l'autopropulsion (qui est auto-affection spinoziste) de leur propre amour. Passé le lac, O-San et Mohei ont forgé ensemble un destin qui, s'il ne cesse d'être soumis aux filets arachnéens tissés dans la précipitation des contradictions sociales, se comprend, se voit et se vit autrement. Ne serait-ce déjà que parce que la fatigue de l'ouvrier usé par le travail se renverse en énergie insoupçonnée et encore parce que cèdent pour des raisons pas simplement matérielles les manières féminines de se tenir décemment (ainsi, cesse l'ohaguro consistant dans le noircissement des dents afin d'exposer à son aimé la blancheur de la bouche d'O-San).

 

 

Dès lors, tout le reste sinon leur amour n'aura plus d'importance. L'indolence artistique du frère d'O-San réconforté par sa nouvelle fortune (derrière qui l'on devine en creux le propre repentir d'un cinéaste hanté par le fait que sa formation d'apprenti peintre sur tissu aura été assurée par la décision paternelle de livrer à la prostitution sa sœur). Comme la disgrâce hors-champ d'Ishun dont la chute aura été provoquée par son rival autant que par le souci des représentants impériaux de liquider une bonne fois pour toutes les dettes qui les liaient à ce dernier.

 

 

Comment dès lors ne pas être bouleversé par deux êtres qui se jettent l'un sur l'autre avec la maladresse de ceux pour qui (et ce le sera autrement aussi pour l'empereur Hiro-Hito et sa compagne dans Le Soleil d'Alexandre Sokourov en 2005) cette fois est leur toute première fois (y compris pour la femme mariée dont on sait que son mariage avec Ishun est le résultat d'un arrangement familial) ?

 

 

Comment ne pas être ravagé lorsque, une fois rattrapés par la loi, les héros apparaissent au grand jour, ligotés l'un à l'autre et promis à la crucifixion, comme eux-mêmes pourtant n'avaient pas su voir le couple condamné au début du film, c'est-à-dire dans l'exposition d'un amour (leurs mains tenues depuis un angle de filmage opposé à la première séquence) obligeant certains des passants à le reconnaître ainsi (et, parmi eux, une ancienne servante qui fait remarquer en pleurant que sa maîtresse n'aura jamais été aussi heureuse que ce jour-là) ?

 

 

Comment ne pas être estomaqué par l'incisive lucidité mizoguchienne démontrant logiquement (et il n'y a que Fritz Lang à avoir su rendre compte de telles forces logiques) que l'adultère nomme l'interdiction légale de l'amour entre personnes d'origines sociales différentes et que la loi fabrique toujours ce qu'elle proscrit ?

 

 

Digne de Tabou (1930) de Friedrich W. Murnau comme des grands récits tragiques d'amours impossibles (c'est-à-dire radicalement réels) appartenant à la culture occidentale à l'instar de la pièce Roméo et Juliette de William Shakespeare en 1597 ou l'opéra Tristan et Isolde de Richard Wagner en 1865, Les Amants crucifiés rend particulièrement justice aux héros faisant d'une incidente puis terrifiante contraction de la bêtise sociale le précipité d'un destin au nom duquel s'expose au cœur de la mise en scène prohibitive de la loi le tableau transgressif d'un amour qui, tout en en résultant, la nie.

 

 

Et, ce faisant, ce chef-d'œuvre rappelle au spectateur qu'en regard de la loi et de ce qu'elle donne à percevoir, il y a tout lieu de savoir changer de place (comme Les Contes de la lune vague après la pluie rappelait le coût féminin de l'appétence masculine au fétichisme de la marchandise). Rien de plus politique que ce changement de place auquel auront su consentir, davantage que Genjuro et Tobei, O-San et Mohei.

Le 10 juin 2015


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