"Highway" (1999) de Sergueï Dvortsevoï

Une itinérance de la persévérance

 A la mère d'entre les mères

 

 

C'était en 1999, deux road-movies documentaires ignoraient se répondre d'est en ouest, témoignant cependant, par-delà plusieurs milliers de kilomètres de distance séparant leurs lieux de tournage respectifs, d'une immense croyance partagée dans ce que peut l'art du cinéma dès lors que de l'humain y est en jeu. Dans Sud de Chantal Akerman, une route campagnarde du sud des États-Unis déroulait dans la ponctuation des taches mortifères d'un ruban de bitume la preuve que l'espèce humaine avait une nouvelle fois reculé, universellement mortifiée dès lors que les traces presque invisibles du massacre d'un seul homme noir traîné par une voiture et déchiqueté nous affectaient tous sans plus jamais devoir cesser d'exercer leurs effets, obligeant à nous découvrir alors un peu moins vivants. Dans Highway de Sergueï Dvortsevoï, c'est une autre route solitaire et accidentée d'Asie centrale située à plus de 2.000 kilomètres de Moscou, sur laquelle roule une famille de saltimbanques kazakhs l'ayant mille fois empruntée et qui, carburant au courage et à la dignité, avère que l'on n'en aura jamais fini avec notre commune humanité. Comme une petite machine de vie certes cahotante mais s'obstinant cependant à toujours rouler, certes fragile et brinquebalante mais tenace et résistant à ne pas céder dans son désir de dignité persévérante.

 

 

Miracle donc que ces deux films dont le second représenterait comme une sorte de réponse complémentaire au premier. Et miracle en particulier qu’est Highway, le moyen-métrage d'un cinéaste kazakh qui, revenu d'une formation initiale dans l'ingénierie aéronautique l’ayant mené à un poste d’aiguilleur du ciel, le serait devenu un peu par hasard en répondant à une petite annonce proposant d'apprendre le cinéma en intégrant la fameuse école moscovite de la VGIK.

 

 

Une bonne nouvelle du front cinématographique

venue de loin vers l'est

 

 

On croirait d'abord reconnaître au début de Highway une variation documentaire et asiatique de La Strada (1955), le film travaillant en effet à documenter l'itinérance d'un très modeste cirque familial, sympathique et bariolé pour en extraire des visions baroques et mosaïquées, susceptibles de sublimer poétiquement une terre désertique à l'ingratitude rocailleuse. Comme si, donc, un épigone doué de Federico Fellini avait propulsé une version documentaire de son chef-d'œuvre dans le Far East post-soviétique. Ou bien encore comme si des disciples de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub avaient été au commande d'un road-movie fellinien tourné dans un recoin de la steppe asiatique. Mais on comprendra rapidement qu'il s'agit en fait ici d'autre chose, les ressemblances risquant en dépit de leur évidence d'étouffer relativement la singularité esthétique d'un film comme Highway.

 

 

Plus d'un y auront en effet reconnu une nouvelle à l'époque considérée comme la plus enthousiasmante que les cinématographies issues de l'ex-bloc soviétique pouvaient bien nous adresser, avec les premiers essais documentaires de l'homologue d'origine ukrainienne du réalisateur kazakh, à savoir Sergueï Loznitsa (formé pour sa part aux mathématiques appliquées et à la cybernétique). Sans oublier bien sûr et enfin quelques vétérans russe toujours persévérants, à l'instar d'Alexeï Guerman et Alexandre Sokourov. Quelque chose d'un art du cinéma qui, après le déluge de la fin historique du soviétisme, aurait montré qu'il se veut encore non oublieux des merveilles filmées par le russe Andreï Tarkovski, le géorgien d'origine arménienne Sergueï Paradjanov et l'arménien Artavazd Pelechian. Quelque chose du cinéma aura en effet bougé là-bas, loin vers l'est, aux confins de l’Europe orientale et de l’Asie centrale. A l'endroit où la liquidation de l'histoire longue et désastreuse de l'étatisation de l'idée communiste aura moins ouvert sur les oasis de la démocratie que sur les déserts du capital mondial. Ce quelque chose, c'est ici un morceau de réel palpitant qui empoigne et fulgure, retourne et étreint le cœur. C'est un regard précieux car attentif, une attention suffisamment généreuse pour attraper au vol ou bien au ras du sol quelques beautés fugaces et éternelles, cristallines comme des roses des sables, disséminées sur la terre sèche d'un humus contracté, replié sur sa maigreur craquelée ou son austérité.

 

 

C'est donc vraiment un grand désir que celui de traverser via l'observation participante de l'appareil cinématographique toute la myriade de perceptions en forme de cercles concentriques reliant les particularités localisées d'une famille en ses pratiques circassiennes jusqu'à l'universel de quelques invariants anthropologiques, et effleurés ici avec un sens du tact renversant.

 

 

Une scène circassienne extensive

et intensément ouverte

 

 

On notera déjà – et la chose est perceptible à chaque plan de Highway – que Sergueï Dvortsevoï, en charge pendant la prise de vue de la prise de son, aidé à cet effet d'une équipe technique réduite à l'essentiel de ce qu'un montage financier décisivement soutenu par Arte a autorisé, aura bel et bien partagé pendant plusieurs semaines l'existence nomade de la famille Tadjibaev, celle-ci étant alors sensiblement disposée à offrir et ouvrir son hospitalité au travail du geste documentaire. Un geste cinématographique aussi soucieux d'éviter le forçage obscène d'une intimité familiale qu'il aura également refusé de disparaître fallacieusement derrière les épiphanies du visible en chemin récoltées – ou peut-être même, comme on le verra, désirées et suscitées.

 

 

D'emblée, la caméra (avec, hors cadre, l'appareil de prise de son), de par sa présence même et sa localisation précise en regard de l'objet filmé, s'expose comme au beau milieu des choses, à équidistance idéale du spectacle organisé par les Tadjibaev et de son public clairsemé de spectateurs, la première fois assis par terre, la seconde fois alignés sur un banc. Entre ces uns qui fourbissent en famille quelques numéros caractéristiques des arts de la scène circassienne et les autres qui au même endroit en reçoivent avec bienveillance l'image, s'établirait comme une sorte de tension mimétique avérant la connivence structurale de gestes artistiques aussi différenciés qu'ils sont ici posés en miroir ou en vis-à-vis. On verra ainsi, sur un mode déjà expérimenté à l'occasion du fabuleux plan-séquence d'ouverture du Jour du pain (1998), la caméra épouser par empathie le mouvement consistant pour le fils aîné à soulever à l'aide de sa mâchoire un poids sur lequel tape le père à grand coup de masse, témoignant d'un poids fondamental dès lors que sont ajointées les ressemblances de l'acte filmique et de l'objet filmé, ce dernier étant alors saisi avec toute la portée symbolique nécessaire. Ce serait un fait ontologique plus sensible ici qu'ailleurs : la pesanteur règne, c'est un royaume pesamment terrien, tellurique, chthonien que redoubleraient alors symboliquement le numéro de force exécuté comme le plan qui en porte la trace documentaire tout en en valorisant aussi le contenu métaphorique. D'emblée, s'expose donc un dispositif cinématographique d'une grande perspicacité et complexité, ses effets spéculaires déployés avec les moyens les plus souples et légers qui soient. Ce que regarde en effet le petit public occasionnel des arrêts routiers ponctuant la carte de la steppe kazakhe, c'est certes un spectacle de cirque, mais c'est aussi celui d'une équipe de cinéma documentant les numéros accueillis dans la scène circassienne.

 

 

C’est que nous avons affaire ici à une scène littéralement ouverte, une scène à ciel ouvert ne reposant, en l'absence décisive de toute tenture ou barnum, que sur le sable environnant et le ciel immense, un fil tendu et quelques tréteaux pour en déployer les artifices (une scène de fait disposée à confondre son chapiteau imaginaire avec les rayures horizontales du jaune de la terre et du bleu du ciel). Deux mouvements circulaires tournés en caméra sur l'épaule, précisément deux panoramiques symétriques (l'un filant de droite à gauche et l'autre de gauche à droite comme une écriture boustrophédon – en rappel que le visible ne deviendrait alors lisible que depuis la profondeur symbolique d'une culture paysanne ancestrale) relieront au début de Highway l'intérieur de la scène circassienne à son extérieur afin d'avérer l'ouvert de la scène et d'y inclure aussi l'espace appartenant à ses spectateurs. Par extension, ces spectateurs figurent alors dans le plan le redoublement des spectateurs du film lui-même, de l’autre côté du miroir de l’écran.

 

 

Miroitements d'une rose des sables

de la steppe kazakhe

 

 

Ce que nous regardons alors comme spectateurs du film de Sergueï Dvortsevoï, c'est à la fois l'image documentaire d'un spectacle de cirque monté avec les moyens précaires du bord et son intégration dans les processus mêmes du film alors en train de se faire. Comme s'il s'agissait d'organiser le miroitement du spectacle circassien en en démultipliant les images, du plus profond dans la terre au plus haut dans le ciel.

 

 

Mieux, avec Highway, ce serait comme une magnifique image-cristal en ses faces miroitantes pour parler ici comme Gilles Deleuze (cf. Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, chapitre 4 « Les cristaux de temps », page 92 et suivantes – on relèvera d'ailleurs ici que le philosophe compare, en page 97, le cristal à la scène d'un cirque). Avec chaque face respective, on trouverait d'abord la représentation circassienne en elle-même comme représentation première ou élémentaire, ainsi que sa trace filmique sous la forme secondaire de la captation documentaire. Mais l'on trouverait aussi un autre spectacle aux yeux des spectateurs kazakhs consistant dans le tournage même du film de Sergueï Dvortsevoï qui, pour sa part, s'efforce d'intégrer ces derniers à l'intérieur d'une autre piste circassienne. Mais celle-là est suffisamment originale pour que tous, saltimbanques et spectateurs de part et d'autre de l'écran, deviennent les figures accueillies par la scène circassienne qui, s’étirant jusqu’à l’horizon, est de fait aussi une scène cinématographique. Une scène ouverte et sans limites a priori sinon l'horizon mais qui n'est au fond que le seuil ou la ligne partageant le fini sensible et l'infini intelligible. Le spectacle circassien comme noyau fondateur ou élémentaire et sa captation documentaire comme reprise secondaire, son extension imaginaire (le cirque inclut dans sa sphère de représentation ses quelques spectateurs réels et l'intégralité de ses spectateurs possibles) ainsi que son redoublement symbolique (le film comme réalité matérielle s'inscrit à l'intérieur du cercle circassien qui s'inscrit lui-même à l'intérieur des deux demi-cercles tracés par le double panoramique filmique), voilà donc les faces scintillantes d'un cristal miroitant. Voilà les arêtes de cette rose des sables de la steppe kazakhe en laquelle consisterait génialement Highway. Par la seule présence de la caméra comprise comme miroir posé en vis-à-vis du miroir circassien, c'est le réel alors qui serait comme creusé et approfondi en passant par toutes les gammes ou degrés, du jaune de la terre au bleu du ciel en passant par le milieu intermédiaire, ligne d'horizon incurvée pour multiplier virtuellement à l’infini les cercles concentriques de la représentation et de sa sphère intensive et extensive de creusement et d'intégration. Mieux, le réel se verrait appréhendé en tant que plié ou plissé de différents niveaux d'images (le réel du spectacle circassien et sa captation documentaire, son extension imaginaire et l'intensité de ses redoublements symboliques), comme un plissement de différentes représentations coexistantes dont le chiffre, exemplairement baroque, semblerait en conséquence celui de l’infini. C'est par ce déploiement extensif sur le plan imaginaire et intensif sur le plan symbolique que nous sommes alors autorisés à aller plus avant dans les plissements ou plis de ce qui s'expose et apparaît. A aller plus loin encore que le simple document consigné pour toucher à l'archive à multiples strates comme autant de faces miroitantes d'un monde qui semble venir de si loin et dont la lumière fossile peut-être continuerait de rayonner après sa disparition, comme objet éternel.

 

 

Il s'agirait peut-être d'une archive en forme de rose des sables tournoyante et cristalline, constituée d'images fulgurantes et primordiales et dont les arêtes autoriseraient que se nouent et se dénouent les fils du réel le plus réel et de l'imaginaire religieux ou mythologique, du réel le plus physique et de quelques idéalités métaphysiques, de la sphère de la vie nue et de celle où elle est tantôt profanée, tantôt sacrée.

 

 

Tirer pour chacun un destin

depuis la pesanteur universelle

 

 

La profondeur de champ jusqu'aux limites de l'horizon à l'œuvre dans certains plans de Highway n'aurait alors pas d'autre sens que de rendre sensible au fait de voir loin (le film a, comme on le verra, l'œil perçant de l'aigle). Suffisamment loin en tous les cas pour voir la petite scène de cirque de la famille Tadjibaev s'étendre en multipliant les intensités en forme de cercles concentriques jusqu’à incurver la ligne d'horizon afin d'y accueillir et intégrer la communauté ou le peuple de tous ses spectateurs, réels et possibles, de part et d'autre de l'écran. Et, avec le même élan, pour voir également comment cette scène intègre la réalité matérielle même du film dont le geste esthétique consiste alors à accomplir de manière spéculaire toutes les extensions imaginaires et tous les redoublements symboliques, toutes intensités développés depuis le noyau enveloppé par cette première scène fondamentalement réelle.

 

 

L'autre force appartenant au dispositif cinématographique machiné par Sergueï Dvorstevoï consiste en ce que le filmage aura d'emblée avéré, révélant ce à quoi il est symboliquement harnaché, relié qu’il est au numéro de force en ouverture du film (le fils aîné soulève à la force de ses mâchoires un poids sur lequel frappe son père à coup de masse) afin de redoubler un suspense qui plus jamais ne sera interrompu, toutes les fois relancé et réitéré comme la pelote de fils avec laquelle joue le chat blanc de In the Dark - Dans le noir (2004). Déjà, par les vertus identificatoire du plan long crispé sur le garçon exécutant son numéro de force au point d'en épouser certains mouvements (notamment celui de la levée du poids), la douleur exigée par l'effort musculaire passe via le plan qui en forme la trace durative dans la sensibilité du spectateur. L'identification se comprend alors aussi comme une manière de partage empathique d'une souffrance humaine, lot universel dont il faudrait alors pour chacun (le fils aîné, l'opérateur filmant son numéro de force, le spectateur des nouages de l’un et de l’autre) tirer un destin. Et aller loin comme on l'a dit consiste aussi à toucher au nerf d’ambivalences particulières dès lors qu'un père et son fils aîné donnent en spectacle une violence qui serait peut-être le propre de toute filiation, paternité ou généalogie et dont ils travailleraient peut-être aussi à en sublimer ensemble les lourdeurs diversement imposées. C'est généralement à chaque séquence, à chaque plan qui dure parfois suffisamment longtemps pour recouper l'économie durative d’une séquence entière, que s'impose un problème concret, expressif d'une vie précaire et que chaque membre de la famille Tadjibaev doit résoudre urgemment. C'est une vitre qui se décolle du minibus transbahutant la famille de forains sur les routes cabossées du Kazakhstan et qu'il faut pour les garçons savoir retenir avec les pieds ; c'est aussi la camionnette elle-même qu’il faut faire redémarrer d'un bon coup de manivelle suffisant pour en réveiller le moteur endormi ; c'est encore un aigle apparemment incapable de voler et que les garçons veulent pour le plaisir attraper et auprès d’eux garder ; c'est enfin un enfant en bas âge secoué par une grosse crise de larmes et qu'il faut amuser afin de le soulager en soulageant dans le même élan la fatigue de la mère. Le règlement pratique des problèmes concrets, comme autant de brèches que cette petite machine humaine doit apprendre parfois en improvisant à colmater si elle ne veut pas couler, pourra d'ailleurs se prolonger dans les preuves données en raison de toute une intelligence développée selon des modalités ludiques. A côté de la vitre à tenir avec les pieds, c'est en effet la brouette fabriquée avec des bricoles afin de distraire un nourrisson en larmes ; ce sont aussi quelques grains de riz à finir dans l'assiette et qui glissent mieux pour l'enfant à l'aide d'un peu de thé astucieusement versé par le père. Jusqu'au coup de manivelle inespéré donné par ce dernier disposant ainsi, et en relève de son fils aîné qui craque et désespère de ne plus y arriver, de la technique peut-être secrète et nécessaire à relancer le moteur du camion.

 

 

Soit toute une inventivité pratiquement dépliée depuis une quotidienneté pliée de bosses suite aux coups d’un milieu environnant particulièrement difficile. Soit toute une créativité propre à une vie précaire mais humainement persévérante, résistant à ne jamais faire de sa modestie ou de son humilité la pente irrépressible d'une humiliation qu''elle ne pourrait ou saurait plus jamais remonter.

 

 

L’hypothèse de la fiction dépliée

depuis les plis du constat documentaire

 

 

C'est ainsi que se révèle la savante construction cinématographique de Highway, allant même au-delà peut-être de la balance parfaite de ses rimes visuelles (du cercle circassien aux tours répétés de manivelle en passant par la série formelle du cerceau et du tambour, du volant et de la roue, et de la répétition des travaux et des jours), correspondances poétiques (entre la ligne de terre horizontale où règne le serpent et le royaume vertical du ciel dont l'aigle est exclu) et contrepoints narratifs (des injures de la mère excédée le jour au bouleversement de sa ritournelle nocturne, à jamais inoubliable), toutes choses bigarrées et agencées de telle sorte qu'il faudra quelque peu douter du caractère strictement documentaire du film de Sergueï Dvortsevoï.

 

 

Le générique l'avouerait d'ailleurs sans ambages : le film aura été scénarisé et monté par son auteur, qui montrerait en particulier avec la capture de l'aigle un moment de fiction (filmé en longue focale derrière les hautes herbes et comme aux aguets depuis une position de savoir de ce qui semble-t-il ne peut pas ne pas advenir), organisé dans l’amitié joyeuse des enfants qui regardent la caméra d’un air complice (puisque cet aigle leur appartiendrait peut-être depuis bien plus longtemps, l'image en guise d'affiche du film proposant d'ailleurs un indice en guise d'aveu probable sous la forme d'un photogramme appartenant à une séquence introuvable et les montrant en train de jouer avec un aiglon sachant ou pouvant alors voler). C'est que, par le bais baroque des images précédemment évoquées et ressaisies dans leurs effets de miroitement et de redoublement, comme autant de pliages et de dépliages successifs et réflexifs, le documentaire se fendrait aussi d'être une fiction. La fiction comme dépliée depuis les plis du documentaire afin de respecter le principe inaugural de la scène miroitante comme une cristalline rose des sables – une scène offerte dans toute son ouverture par la représentation circassienne.

 

 

Ce petit théâtre circassien de l'existence précaire et cycliquement vouée à être contrariée par les grains de sable du réel trouvera de grandioses résonances, non seulement parce qu'il traverse verticalement de nombreuses strates d'images, du plus profond de la terre jusqu'aux hauteurs du ciel (du mythe camusien de Sisyphe à celui nietzschéen de Zarathoustra comme gardiens jumeaux du secret de l'amor fati). Mais aussi parce que l'emboîtement tout en intensité des scènes et leur extension spectaculaire jusqu'au film lui-même replierait la fiction sur le documentaire en enveloppant les développements du profane et du sacré comme du particulier et de l'universel plus que du général (ce précipité de vie jeté sur les routes kazakhes, c'est un pli de tout le genre humain, c’est toute notre humanité).

 

 

De Ford via Straub retrouvé

à Hegel par Nietzsche contrarié

 

 

Il y a ainsi, en vertu du caractère doublement intensif et extensif des cercles concentriques pliés et dépliés depuis le noyau originel offert par la vie des Tadjibaev, une mémoire d'éléphant dans Highway et elle est aussi cinématographique comme on l'a déjà pressenti. C'est ainsi que son voyage lui permet de remonter une certaine histoire du cinéma qui en passerait déjà par la figure exemplaire de John Ford : horizontalité des mouvements en résultante d'un nomadisme fondamental et verticalité étageant le monde en bas sur la profondeur de la mémoire et du temps et en hauteur sur les imaginaires de la transcendance (notamment divine).

 

 

Et puis, c'est une famille universelle jetée sur les routes cahotantes et cabossées de la précarité, les Tadjibaev de fait si loin dans l'espace et le temps mais si proches au fond de la famille Joad dans Grapes of Wrath – Les Raisins de la colère (1939) d'après le roman éponyme de John Steinbeck. Mais peut-être que ce plat pays situé dans les marges intermédiaires de la Russie et de l'Asie centrale serait plus proche aussi de la finis terrae de Jean Epstein que du Monument Valley de l'antique westerner, la steppe s'exposant dans la supposition d'une virginité dénuée de toute mythification visible, son horizontalité effectivement privée d'un pic rocheux dont la verticalité stratifiée indiquerait au genre humain un souci destinal d'installation et d'inscription, d'enracinement et de sédentarisation, plus fort que toute finitude ontologique. A priori, l'une des très rares manifestations de la verticalité dans Highway, c'est un magnifique trait épais de lumière laiteuse tombant à la droite du plan à la fin de la première représentation circassienne. Mais il s'agit aussi et surtout d'y voir et d'y reconnaître une chute de la lumière barrant de blanc la droite du plan. Une tombée lumineuse, autrement dit une tombe froide promise par la terre au soleil, indice de l'indicible désastre dont l'espèce humaine aurait la garde depuis la faute d'Épiméthée, l'expulsion génésique hors du jardin d'Éden et la débâcle de l’étatisation de l’hypothèse communiste (ce « désastre obscur » comme l’aura qualifié, dans une inspiration mallarméenne, Alain Badiou). Dans la steppe, le réel s'impose en bloc, frontalement, par exemple dans la guise d'un sol accidenté, d'un vent sec qui charrie une poussière ayant peut-être suffisamment pénétré les poumons des jeunes frères qui, lointains avatars de Caïn et Abel, se disputent pour une histoire obscure (et peut-être d'ailleurs fictionnelle) de cigarettes.

 

 

Ici, l'horizontalité s'impose comme un règne ontologique, ainsi que le réitèrent et le soulignent tous ces plans tournés en légère contre-plongée au ras du sol (ce sont en terme de composition filmique deux tiers de bande de terre en bas pour seulement un tiers de bande de ciel en haut). Là où vivent le serpent (qui passe dans la réitération souveraine du plat pays chthonien comme un autre reptile passait déjà dans la deuxième version dite « berlinoise » de La Mort d'Empédocle en 1986 d'après Friedrich Hölderlin et un autre au-dessus de la tête de Créon dans Antigone de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en 1991 d'après Sophocle, Friedrich Hölderlin et Bertolt Brecht), et puis les chiens (qui, si l'on n'y prend garde, finiraient en se gueulant dessus pour un peu de nourriture par dangereusement ressembler à des enfants se chamaillant pour quelques grains de riz, presque mimétiquement). Et même cet aigle, comme le symbole d'une animalité royale mais déchue car tombée de haut, de là-haut, désormais incapable de permettre au ciel de rivaliser avec la terre. C'est Hegel qui serait alors bien malheureux de constater que le vol dialectique de l'aigle de l'Esprit universel se retrouve au final empêché par la lourdeur et l'inertie terrestre des particularités. Mais on peut se consoler aussi en se disant qu'il s'agit là d'une fiction partagée par Sergueï Dvortsevoï et la famille Tadjibaev afin de contrarier de façon nietzschéenne tous les hégéliens.

 

 

Le souci de symboliser

des antagonismes diaboliques

 

 

Incarnée par l'apparition du serpent en gage indiciel d'une présence animale insistante (comme le prouvent ses cinq films de Paradis en 1996 à Tulpan en 2008, Sergueï Dvortsevoï est habité par une passion impressionnante et vitaliste de l'animal, délié de son traditionnel mépris monothéiste pour lui redonner une force de vie toute paysanne), l'horizontalité en marque chthonienne du triomphe ontologique de la pesanteur déroulerait idéalement le mythe de la chute originelle, promettant à la femme de souffrir par le travail de l'enfantement et à l'homme d'endurer les souffrances requises par ses œuvres laborieuses. Mais les Tadjibaev sauraient à leur manière aussi le remettre en scène pour en exorciser la hantise et en alléger la pesanteur, et par extension nous en émanciper aussi grâce aux vertus tout en apesanteur de l'imaginaire et de la fiction (car, après tout, il faut prendre au mot celui de saltimbanque signifiant étymologiquement sauter sur le banc). D'autant plus que la représentation circassienne se retrouve par le travail du film redoublée et démultipliée, dépliée en vertu du caractère cristallin et miroitant de cette rose des steppes qu'est Highway.

 

 

Il s'agirait alors comme d'un hommage rendu à quelques vérités vétérotestamentaires par une famille de saltimbanques dont le père, musulman pratiquant, est le Monsieur Loyal d'une vieille tradition circassienne en forme de conjuration (le poids de plomb et les coups de masse, les roulades et petites acrobaties des fils en forme de fragiles pyramides enfantines, le verre pilé sur le dos et sur les pieds accentuant la dureté blessante du sable), l'exorcisme symbolique offert à l’occasion de la représentation publique – à tous les publics, celui dans le film et celui du film. C'est l'évidence que, outre La Strada, on ne peut pas ne pas penser comme on l'a dit à Grapes of Wrath, à son tellurisme aride et désertique hanté par une famille à la pauvreté génésique ou évangélique, habitée par un chant de la terre qui surgit depuis la bouche du personnage de la mère – une figure aussi primordiale qu'archaïque, au sens d'un commandement et d'un commencement. Mais, chez John Ford, le nomadisme est subi, obligeant au déracinement paysan en raison d'une pression objective passant du milieu naturel environnant aux contradictions brutales du capitalisme. Quand, chez Sergueï Dvortsevoï, l'économie est refoulée et contenue au profit d'une tradition circassienne qui vit autant de rémunérations inégales et ponctuelles que de profits symboliques (les applaudissements suppléent pour ceux qui sont fauchés), donnant le spectacle bariolé et bricolé d'une sublimation fragile mais persévérante de notre lot ontologique (les lois newtoniennes de la gravitation terrestre comme fondement, pris ici métaphoriquement mais au plus près du corps aussi quand une petite gamine, admiratrice de la pyramide humaine, se fourre un doigt dans le fion pour en sentir les exquises émanations). Ce fardeau biblique (la chute d'Adam) ou mythologique (Sisyphe) écope certes au genre humain qui, éternellement clivé par les heurts du réel et de l'imaginaire, entretient grâce à certains de ses artistes, peu connus (Sergueï Dvortsevoï) voire quasiment inconnus (les Tadjibaev), le souci machiné d'en symboliser les antagonismes diaboliques, modestement mais universellement. On passerait ainsi et en toute logique, via cette articulation intermédiaire contenue dans le souvenir persistant de La Strada, de l'esthétique fordienne à l'esthétique straubienne, le sol sur lequel repose, avance et s'arrête pour repartir le précipité documentaire de notre humanité générique se comprenant comme fiction d'un humus verticalisé, verticalement sublimé par une dignité, une humilité en gage de neutralisation de la pente entropique de la dégradation – et de l'humiliation qui socialement l'accompagne pour en redoubler psychiquement la dévastation. C'est que la première manière de verticalité humaine, c'est comme chez les Straub la station debout. C'est se tenir sur ses pieds, dresser l'animal que donc nous sommes et se redresser quand l'humain s'abîme dans l'inhumain. Et c'est marcher en mettant en mouvement une droiture ou une rectitude élémentaire triomphant a minima de tout rappel à l'ordre fait par l'élémentaire pesanteur ou ses développements sociaux. Ce qu’il ne faut ni oublier ni minorer, c’est que tout a commencé par les pieds, ainsi que le répète aujourd'hui, après André Leroi-Gourhan, Bernard Stiegler (cf. La Technique et le temps, 1. La faute d'Épiméthée, éd. Galilée, 1994, p. 124).

 

 

Rester vertical consiste alors en un acte anthropologique de physique politique et d'humaine résistance, rien de moins. C'est la prière musulmane du père offerte au Très-Haut afin que cette idéalité divine entretienne religieusement la consistance du vertical. Ce sont encore les jeux des frères rivaux dont l'un échoue à faire tomber l'autre, rejouant l'antagonisme mortel de Caïn et Abel mais comme un jeu neutralisé dans ses tragiques conséquences. Ce sont enfin les numéros du cirque qui témoignent élémentairement d'une ouverture et d'une persévérance dans les fictions nécessaires et constituantes de la verticalité.

 

 

La beauté quasi-épique

d'un simple geste technique

 

 

Sergueï Dvortsevoï jouera même très gros dans Highway en raccordant un plan de chiots (mais d’ailleurs, d'où sortent-ils ?) se disputant le contenu d'une boîte de conserve devant un aiglon captif mais presque indifférent, et un autre plan où deux frères en bas âge se chamaillent pour quelques grains de riz dans une assiette. On craint alors que le cinéaste ne s'avachisse, perdant momentanément tout sens de la dignité en s'abandonnant au réflexe malheureux d'une banalité humiliante (nous ne serions que des chiens, ne vaudrions guère mieux que des animaux traditionnellement méprisés par la religion, en particulier musulmane). Mais ce serait alors ne rien saisir de la puissance intrinsèque des plans comme de leur ajointement en ce qu'il finit par faire court-circuiter une telle idée, inadéquate sinon fausse. Ainsi, l'indifférence de l'aigle comme figure intempestive du désœuvrement dépliée depuis l'animalité prédatrice rebondit souverainement, royalement même, dans l'autorité paternelle en ce qu'elle est la gardienne de la paix juste entre les frères qui sont toujours en puissance des rivaux mimétiques. En même temps que le geste paternel de verser un peu de thé dans l'assiette de l’enfant afin de l’aider à récupérer les derniers grains de riz l’oblige à se redresser afin de pouvoir les manger. S’impose exemplairement, depuis les plis de particularités individuelles ou locales, le repli universel propre à cette mémoire longue qui n'est ni germinale ou génétique ni somatique ou neurologique, cette extériorisation technique constitutive de la persévérance des processus d'hominisation de la fragile espèce humaine comme genre humain ou humanité (ce que Bernard Stiegler nomme « épiphylogenèse » en s'inspirant une nouvelle fois d'André Leroi-Gourhan : cf. La Technique et le temps, 1. La faute d'Épiméthée, opus cité, pp. 146-153).

 

 

Ce geste intelligent, signe d'une culture précise comme de l'affection sans borne d'un géniteur pour sa marmaille, n'aurait alors rien de strictement animal. Ce geste modeste et beau, technicien et sensuel, réflexe et complexe, simple et généreux suffirait alors pour attester toute l’histoire épique de l'humanité, déployée ici avec une grâce infinie par un cinéaste auteur d'une rose des steppes kazakhes suffisamment éblouissante pour avoir réussi à réfracter depuis la lumière dure de l'Asie centrale la lumière douce d'une humanité générique. En tant que passeur généreux de la générosité partout au travail des Tadjibaev, Highway se montre à l'affût du plus petit événement qui ferait du réel mutique une bouleversante épiphanie en ce qu'elle se montre révélatrice de ce qu'ils sont et de ce que nous sommes, élevant ce qui est en bas pour transcender le règne de l'horizontalité à l'image de ce que bricole et machine la famille, notamment à l'occasion de ses représentations circassiennes. C'est donc ce serpent imprévisible que le plan accueille stoïquement dans un magnifique plan fixe, exemplairement fordien-straubien (on y pense du coup, mais le titre anglais Highway ne signifierait alors plus seulement l'autoroute mais, par un détour bienheureux de sens autorisé par la grâce du film, la « haute route », celle qui mène à cet au-delà localisable ici-bas et que déplie dans les plis du réel le cirque comme « topos outopos » dirait après Platon Giorgio Agamben ou « hétérotopie » pour reprendre ici le concept de Michel Foucault). C'est encore cet aiglon paradjanovien qui, blason vivant au-delà de son animalité prédatrice, jette un œil rigoureusement autre et incommensurable sur la vie brinquebalante des Tadjibaev, amplifiant d'une manière sans borne le regard même du cinéaste. Contre le serpent d'ailleurs, icône d'essence chrétienne (encore qu'il peut être aussi l'Ouroboros à la croisée de l'antiquité grecque et indienne, figure symbolique de l'éternité circulaire), la présence fabuleuse et mythique, plus nietzschéenne qu'hégélienne probablement, de l'aigle fournit à Sergueï Dvortsevoï une occasion rêvée d'iconographie païenne contrebalançant ainsi les grands récits bibliques qui, partagés par les trois monothéismes, se structurent autour de l'universel mépris pour l’animal et de l’universelle souffrance de l'être humain. Comme une touche de surréalisme sur un versant symbolique (Salvador Dali ou René Magritte) qui serait complémentaire à certaines expérimentations avoisinant tantôt le cubisme (comme certaines toiles pliées-dépliées de Paul Klee ou de Georges Braque), tantôt l'abstraction lyrique (Hans Hartung). Voire les « combine paintings » de Robert Rauschenberg notamment quand la caméra s'attarde sur le bazar impossible à l'arrière du minibus, avec cet amoncellement d'objets hétéroclites combiné avec un enchevêtrement de lignes, de volumes et de couleurs frisant parfois l'indistinction totale, et d'où émergent entre deux pastèques et trois plis de couvertures quelques fragments humains – ici une tête, là un bras ou un pied. Il est vrai aussi que, pour la famille Tadjibaev, le cirque est, dans tous les sens du terme, une passion et c'est elle qui peut ultimement déterminer leur beau souci, plus émouvant ou poignant (plus proche de la puissante notion de « Pathosformel » développée par Aby Warburg et reprise par Georges Didi-Huberman) que pathétique, de la verticalité (on pense par exemple encore aux ficelles du métier passant d'un père à sa demi-douzaine d’enfants et se prolongeant jusque dans le fil à la patte de l'aigle – en attendant les ficelles avec lesquelles joue le chat de In the Dark).

 

 

Ce seraient alors comme des miniatures baroques qui, dans Highway, auraient ainsi retrouvé l'art traditionnel de la mosaïque et de la tapisserie orientale. Et ce qui pouvait alors se présenter comme des indices de nudité et de pure pauvreté doit donc se comprendre comme les signes d'une très grande richesse, certes plus symbolique que matérielle (sauf que l'on voit bien que chacun des Tadjibaev mange à sa fin, que tous sont plutôt bien vêtus, que la mère même présente quelques traits de maquillage), mais symboliquement consistante.

 

 

Du père en son royaume diurne

à la mère en son royaume nocturne

 

 

En passant, et sans rien forcer d'un message qui en assombrirait les scintillements de beautés cristallines souvent mutiques et aux replis mythiques aussi, Sergueï Dvortsevoï arriverait même dans Highway à souffler deux ou trois choses sur la mondialisation des échanges et la façon dont la question de la réciprocité s'y nouerait. D'un côté, on retrouvera en effet la ponctuation habituelle de quelques motifs symptomatiques de l'ordre marchand mondial (sur les joggings et les maillots de corps griffés des logos et autres effigies appartenant aux grandes multinationales). Mais, de l'autre, les prolétaires de l'ancien monde soviétique, porteurs désormais des marques surexposées du capital mondial, sont pour leur part visiblement sous-exposés. La plupart du temps, ces derniers se retrouvent effectivement exclus des dispositifs de la présentation et de la représentation médiatiques, généralement privés d'un désir de figuration a minima (mais ce minimum est un extremum) contredit par les efforts de la famille Tadjibaev afin de poser une scène ouverte et, y déployant la piste circulaire exemplaire des arts du cirque, en étendre les puissances « hétérotopiques » jusqu'aux cercles concentriques intégrant tous les spectateurs – les réels et les possibles. A l'horizon d'un réel incurvé d'un côté par le cirque et de l’autre par l'écran de cinéma, la scène hétérotopique inclut ici autant le cirque à l’intérieur duquel se joue la réalisation du film que le film lui-même qui redouble et prolonge les forces circassiennes de part et d'autre de l'écran de cinéma.

 

 

Il y avait donc un film à faire comme une rose des sables aux beautés cristallines, extraites de l'aride et austère steppe kazakhe. Comme une nécessité catégorique relevant d'un devoir aussi éthique qu’esthétique, consistant précisément à montrer ici comment une communauté sinon un peuple invisible fourbit ses propres images intensives et extensives, aussi bricolées que nécessaires, bariolées qu’élémentaires. Leur agencement mosaïqué en gage de dignité comme en guise d'humilité qui, gardienne de notre humanité générique, s'opposerait idéalement et pratiquement à toutes les formes ou forces travaillant à la dégradation et l'affaissement, l'avilissement et l'humiliation. Sergueï Dvortsevoï comprend ce que les Tadjibaev mettent en scène, le premier œuvrant à redoubler en effet les puissances des seconds. A savoir que mille récits mythologiques et bibliques se sont universellement emparés des réalités physiques et cosmiques de la pesanteur pour diviser symboliquement le monde en deux étages distincts, le bas comme règne de l'humilité au mieux et de la bassesse ou de l'humiliation au pire, et le haut comme royaume des dimensions célestes propres à l'éther du sublime ou à la transcendance divine. Mais Highway n'ignore pas non plus ce que cette famille de forains n'ignore pas davantage en entretenant sans relâche un secret vieux comme toute l'humanité. A savoir que le redoublement secondaire et archaïque (religieux ou mythique) d'un premier pli ontologique peut lui-même être divisé et redoublé à son tour, entraînant toute une série incessante ou ininterrompue de pliures, dépliages et replis qui font notamment glisser ici le lourd dans le léger, la fiction dans le documentaire et le sacré dans le profane (sinon – avec la bêtise propre à la marchandise – le profané). Une grande réussite aura ainsi consisté à incurver le plat pays horizontalement rayé de jaune et de bleu comme la tenture d'un chapiteau se confondant à force de plis et de déplis avec une toile de cinéma. On fera à ce propos encore remarquer comment chacun des deux parents Tadjibaev dispose respectivement, dans le monde humain de la division plié, replié et déplié, de son lieu d'exercice propre. Au père, c'est la domination lumineuse et silencieuse du jour se prolongeant dans l'avant du camion qu'il conduit en en maîtrisant la technique, figurant à la fois le sujet fidèle des lois de la religion et le technicien ayant la maîtrise de la camionnette, le père juste et bienveillant et le gardien des lois du cirque dont il est le metteur en scène – et, avec la bombarde au bec, le Monsieur Loyal. A la mère, ce serait plutôt l’occupation de l'arrière du minibus saturé de la marmaille se chamaillant, comme une reine sévère (ah,  son chemisier jaune rayée comme la peau d'un tigre !) ayant la garde des règles drastiques de la gestion domestique au point d'occuper le point d'exception d'une exclusion hors des spectacles familiaux. Pourtant, sa plainte répétitive de mère fatiguée au bord de l'hystérie et la crise de nerfs (on se souvient soudain de la chienne aboyant contre sa portée de chiots afin qu'ils la laissent boire tranquillement de l'eau dans Le Jour du pain), usée par les conditions de l'itinérance prépare souterrainement, et sans qu'on s'y attende, au bouleversant surgissement de la nuit, ce royaume qu'elle habiterait seule et dans l'intime connaissance de ses puissances occultes.

 

 

Il fallait donc que Highway soit si beau pour réussir à être plus beau encore, à l'occasion d'un plan-séquence nocturne dépliant la puissance générique d'un événement, suivant comme un fil invisible partant de l'aiglon pour relier invisiblement toutes les oreilles de la famille endormie – le fil déroulé de la pelote (de chat) d'une ritournelle à la fois antique et éternelle. Même le volatile, sorte de gardien impérieux de la scène, ne semble pouvoir résister à l'hypnose propre à la berceuse, cédant ainsi à l'appel profond de la ritournelle en-chantant la nuit.

 

 

Repliés dans le tour paternel de manivelle,

les déploiements de la ritournelle maternelle

 

 

Comme une sorte de « fabrique du temps ''impliqué'' » ou bien de « forme a priori du temps » comme l'ont écrit Félix Guattari et Gilles Deleuze (in Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, éd. Minuit-coll. « Critique », 1980, p. 418), la ritournelle serait encore une manifestation privilégiée, par le fil (nietzschéen) d'Ariane (aux petites oreilles labyrinthiques), du retour ou du devenir en son mode triadique : d'abord partir en quête d'un territoire afin de conjurer le chaos, puis tracer le territoire pour habiter le chaos et en faire un cosmos, enfin fuir hors du territoire et se déterritorialiser pour se reterritorialiser ailleurs (cf. Mille plateaux, op. cit., pp. 382-383).

 

 

La ritournelle maternelle, déjà présente dans Paradis et de retour dans Tulpan, entonnée dans la nuit unique de Highway s'impose ainsi comme quête d'un territoire provisoire pour la famille Tadjibaev, marquage ou circonscription de son existence momentanée et précaire, et promesse à la fois sauvegardée et réitérée d'un ailleurs, là où la famille de nomades vivrait mieux. Là où la mère elle-même réussirait à s'échapper de la fatigue familiale qui accable ses nerfs, souffrant alors de commencer à dangereusement ressembler à un nouvel avatar de Médée. La ritournelle comme série vocalisée de cercles concentriques qui plient l'espace, replient le chaos sur le cosmos et déplient le dedans sur le dehors en quête d'un nouveau cosmos qui à sa place viendra et lui succédera afin de conjurer pendant un moment l'éternel chaos. « Chaosmos » aurait encore dit Gilles Deleuze, reprenant ici un mot-valise de James Joyce : ce que fait la ritournelle qui appartient seule à la mère Tadjibaev, aussi forte et belle que Ma Joad dans Grapes of Wrath, aussi belle et puissante que la mère de Sicilia ! (1999) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub d'après Conversation en Sicile (1939) d'Elio Vittorini. La ritournelle consiste non seulement à ouvrir la pesanteur du réel sur les forces volatiles et imperceptibles de l'irréel, mais elle se propose encore souterrainement à reconstituer de nuit les forces nécessaires aux combats menés le jour par la famille Tadjibaev. C'est enfin donner à entendre et faire puissamment résonner un chant, le chant universel de la terre, celui que n'importe qui aurait pu avoir entendu, qu'il aurait oublié depuis et qu’il retrouverait en vertu des effets anamnestiques du film. Ce chant qui, depuis la prime enfance, nous aiderait en fait, aussi obscurément que décisivement, à ne pas céder sur un désir d'humainement persévérer. Peut-être que, dans le sublime dernier plan du film succédant à ce non moins sublime plan-séquence de la nuit maternelle, le père sait disposer de la science incorporée dans ses mains au principe du bon geste de relance de la manivelle. Peut-être que le père sait encore relever le fils et, le relevant, en relèverait idéalement l'impuissance. Ce nouveau tour de manivelle, c'est celui qui sait relancer la petite machine précaire et brinquebalante de toute notre humble humanité, au travail d'un colmatage constant des brèches de l'humiliation infiltrant notre dignité, à chaque tour de piste reconquise. Et ce tour de manivelle n'est possible qu'en raison essentielle de cet autre cercle logé à l'intérieur du sien. Dans le repli de tout geste technique qui fait redémarrer nos petites machines cahotantes (de la manivelle ouvrant métaphoriquement le rideau de l'abattoir de Dans la tête un rond-point de Hassen Ferhani à l'antique manivelle des premières caméras de cinéma), se love le chant d'une mère en-chantant la nuit pour être oublié le jour, se faisant entendre et reconnaître comme étant celui de toute la terre. La terre dépliée en strates horizontales mais de fait aussi en cercles concentriques, l’horizon déplié verticalement, du plus profond au plus haut. Des reptations du serpent au vol promis de l'aigle, toujours à venir. D'un doigt dans le fondement d'un enfant à la prière d'un père adressée à Dieu. De l'anneau de la ritournelle maternelle au milieu intermédiaire par excellence qu'est cette « hétérotopie » proposée par la scène de représentation circassienne.

 

 

La scène qui – et c'est ainsi que le voit et nous l'aura donné à voir Sergueï Dvortsevoï dans Highway – incurve la toile de jaune et bleue rayée de l'horizon, et de telle sorte qu'elle se prolonge dans la toile blanche de la projection. Et sa lumière transfigure la nuit de la salle comme la ritournelle maternelle en-chante toute la terre et la nuit du monde.

 

 

10 mars 2002 - 4 juin 2016


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