Chants de mal et d'horreur

(Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat)

Personne n'a jamais dit que lire était facile. Lire c'est faire accueil à la voix silencieuse d'un autre, c'est donner abri au démon de la langue que l'on parle moins qu'elle nous parle de l'intérieur. On consent alors à l'emprise nécessaire à la déprise. Un écrivain est une sirène. Lire déplace l'autre au dedans de soi, divague, déporte – c'est un débord.

 

C'est ainsi qu'on a toujours lu Pierre Guyotat et c'est ainsi qu'il a toujours désiré qu'on le lise. Lire Guyotat est risqué comme il y a grand risque à continuer à lire Lautréamont, Bataille, Sade, Genet. Le lire est aussi risqué et il n'y a pas à s'y préparer. Le grand saut ou rien dans la gueule d'ogre du monde où la langue y est mille fois tournée, retournée et détournée.

Désertions

 

 

 

 

 

On n'en revient pas de Guyotat, il n'y a pas de retour possible. On l'a lu, le mal est fait, on le sait.

 

 

 

L'écriture Guyotat nous a mordus et la chienne ne nous lâche plus en nous accablant de ses rages, de ses chaleurs, de ses fièvres : ainsi Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) refusé par les éditions du Seuil et qui a scandalisé ; ainsi Éden, Éden, Éden (1970) censuré jusqu'en 1981. Ses contemporains ont célébré son génie, Jean Paulhan, Michel Foucault, Roland Barthes, Claude Simon, Michel Leiris, Philippe Sollers.

 

 

 

Plus jeune et encore mineur, alors qu'il fuguait pour la misère et Paris une famille marquée par l'engagement dans la Résistance, Pierre Guyotat soumet ses premiers écrits à René Char et Jean Cayrol qui le reconnaissent, et l'encouragent à persévérer. Il y rencontre parias et réfractaires avec lesquels il se reconnaît une communauté de destin et d'affinités, prostitués et immigrés. Le déserteur a toujours déjà existé avant la condamnation pour désertion.

 

 

 

La désertion dit ce qu'il en est d'un rapport au monde dont la littérature donne l'inscription phrasée : déserter pour se soustraire à la désertification, et faire fuir la langue par tous les trous.

 

 

 

La désertion est une poétique, existentielle et métaphysique : fuir le désêtre des identités pour le désert où s'exhibe, roi nu, le désir qui consiste, doit-on encore le rappeler, à ne jamais être identique à soi-même, à trahir le retour du même. On le dirait encore autrement, avec Deleuze et Nietzsche : l'éternel retour est celui de la différence. Et l'essence de l'art tient à créer des différences.

 

 

 

 

 

Pornographie de la Guerre d'Algérie

 

 

 

 

 

La Guerre d'Algérie qui a donné le contexte d'un texte aussi sublime que Éden, Éden, Éden, et sur le roc duquel s'est frottée l'autobiographie (l'appel en 1960, le procès en 1962 pour désertion et atteinte au moral de l'armée, la sanction de trois mois de cachot et le transfert dans une unité disciplinaire), s'y présente comme elle a toujours été : littéralement une pornographie. La pornographie nomme d'abord l'écriture des femmes publiques et qu'est-ce qu'un écrivain, sinon celui qui tient à la vérité de la prostitution comme à la prunelle de ses yeux, c'est-à-dire qui place (statuere) devant (pro), exposant à la vue ce qui s'y refuse ?

 

 

 

La guerre est l'état d'exception sacrifié aux pulsions. La violence s'y décharge en délivrant la nudité obscène de sa libido. La guerre est du sexe extrême, s'y accouplent vol et viol. Il faut alors que la langue s'y colle, une seule phrase courant sur près de 300 pages, un long jet d'encre spasmodique qui a l'odeur du foutre. Un dégueuloir dont la sophistication répond au gueuloir de Flaubert.

 

 

 

L'histoire ? Quelques heures dans le désert algérien avant le coucher du soleil. D'un côté, un lupanar de putains algériennes pour appelés français. De l'autre, un boxon de garçons pour travailleurs. Entre les deux bordels, une zone grise, l'interzone d'un désir qui s'affranchit de toute distance. L'écriture est foutoir, la bacchanale des limites abolies, le festin des instincts indistincts, la grande fête de l'indiscernabilité qui a l'obscénité pour inadmissible vérité. Les maisons y sont closes de sexe et de sang, l'orgiaque s'y fait aorgique.

 

 

 

L'écriture traduit ainsi l'intraduisible d'une guerre sans nom. Plus encore qu'à Sade, on songe à l'enfer de Jérôme Bosch.

 

 

 

La littérature n'a pas vocation à seulement raconter des histoires. Ce qu'elle fait, c'est d'abord redonner à la langue une puissance qu'elle perd dans les fonctions utilitaires du langage, c'est aussi communiquer ce qu'il y a d'incommunicable à la fois dans la langue et dans tout récit qui a l'incommensurable désir de valoir d'expérience pour des lecteurs qui ne l'auront jamais vécue.

 

 

 

 

 

La parataxe désaxe

 

 

 

 

 

Éden, Éden, Éden est une serre d'horreur dans le désert, un jardin de délices en oasis de supplices.

 

 

 

Si les fleurs y exhalent des fragrances maléfiques, c'est dans l'indifférenciation gnostique de l'enfer et du paradis. Le titre a d'ailleurs valeur de formule magique, de sésame ouvre-toi d'une grotte où l'écriture, seule, témoigne de ce que les mots manquent pour dire à haute voix la volupté irrémédiable de l'horreur. C'est là un malheur spécifique de l'espèce humaine, que de s'adonner au plaisir toujours su et compris du pire. L'espèce humaine n'a pas la sauvagerie des autres animaux, c'est la seule espèce barbare et la barbarie n'est pas le contraire de la civilisation mais son envers.

 

 

 

Une phrase sans point final sinon trois points de suspension : le texte de Pierre Guytota est l'ivresse d'un sommet donné à la parataxe. C'est autrement dit un abîme où disparaissent toutes les formes de coordination dans les liaisons. La juxtaposition qui a en horreur la subordination est un règne despotique, la souveraineté sans limite des faits qui se suivent, s'entubent et s'accumulent en style coupé, voire télégraphique. L'immanentisme égalitaire et sériel des faits coupe court à tout jugement moral au nom d'une fièvre métonymique exsudant la règle indicible de la guerre : on tue, on massacre, on viole, on exproprie, on tue, on massacre, on viole, on exproprie ad nauseam.

 

 

 

La poétique de la parataxe, dont la modernité littéraire a eu en France pour précurseur Gustave Flaubert, est un désaxage. Faire sortir de son axe la langue requise par l'exigence limite de l'état d'exception qu'aura été la guerre en Algérie, c'est aussi faire sortir de ses gonds les gardiens du non-dit qui n'a absolument rien à voir avec le silence. Déciller les yeux avec le vacillement de la langue est affaire de changement d'axe, une question de parallaxe comme autant d'écarts parallactiques.

 

 

 

Le pornographe qui scandalise est un écrivain livrant à la publicité la honte d'un monde qui jouit d'avoir aboli toute honte. L'écrivain est un vrai pornographe, davantage un désaxeur qu'un désaxé. L'écart parallactique de la langue ouvre ainsi dans le cœur du lecteur le seul espace restant à la honte d'être un homme qui insiste à ne pas disparaître tout au bout de l'horizon de notre monde.

 

 

 

 

 

L'improfanable, l'indestructible

 

 

 

 

 

Pierre Guyotat a écrit d'autres grands textes épuisant la tyrannie du sexe comme les conventions romanesques, Prostitution (1975), Progénitures (2000) et les deux volumes des Joyeux animaux de la misère (2014 et 2016). On citera encore sa quadrilogie autobiographique qui détruit les pitreries de l'autofiction, Coma (2006), Formation (2007), Arrière-fond (2010) et Idiotie (2018).

 

 

 

Dans la première Élégie de Duino, Rilke tient que le beau est le commencement de la terreur que nous sommes en capacité de supporter. Telle est la monstrueuse beauté d'Éden, Éden, Éden : on y profane tout, vies humiliées, foulées, jetées au rebut, violées, vouées au déchet, jusqu'à toucher à ce noyau d'improfanable – l'indestructible dont Maurice Blanchot a dit qu'il pouvait être détruit.

 

 

 

19 août 2023


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