Les Généreux (1984) d'Abdelkader Alloula

Les immortels de l'Algérie nouvelle

La générosité existe, une pièce de théâtre en atteste, l'une des plus belles qui soient. Abdelkader Alloula est l'auteur d'El Ajouad, Les Généreux, l'un des textes les plus importants de la littérature algérienne.

 

Mise en scène au Théâtre-Studio d'Alfortville par le collectif GENA et la compagnie Istijmam, la pièce d'Abdelkader Alloula y brille d'une générosité restaurant au spectateur tout un trésor de vertus populaires, plus que jamais nécessaires. On y voit à l'œuvre le secret impératif des gens, qui est de vivre en immortel, tout simplement.

À l'école du peuple algérien

 


 


 

Dans cette pièce, on y fait honneur à tous ces gens de peu, on y rend hommage à tous les anonymes et les sans-voix qui retrouvent sur la scène leurs noms ainsi que cette capacité de parler qui ne les aura jamais quittés. Allal et Habib, Akli et Menouer, Kaddour et Sakina : les généreux ce sont eux, les nobles et chevaliers que désigne le titre arabe original. Éboueur et ouvriers d'usine et de chantier, gardien de zoo et employés municipaux, tous acteurs et gardiens, tous défenseurs et protagonistes d'une grande idée du peuple qu'ils incarnent et du pays qu'ils habitent autant que l'Algérie les habite.

 


 

Les porteurs d'une dignité que le sens commun quand il est celui des dignitaires de l'État ne leur reconnaît pas sont ceux qui s'indignent aussi de voir ce qu'est en train de devenir leur pays en ce milieu des années 80. L'Algérie au milieu du gué, entre la décomposition avancée d'un idéal socialiste trahi et la progression virulente du fanatisme religieux. Le peuple est noblesse, généreux dispensateur de récits de vie qui sont des leçons fructueuses, de profitables exercices pour le métier difficile de vivre. Prenons par exemple les copains Akli et Menouer. Le tableau qui leur est dédié est bouleversant. Il presse le cœur alors qu'il ne cesse de revêtir les atours de la comédie populaire.

 


 

Leur amitié tient déjà d'une générosité princeps qui prend un tour étonnant quand Akli prend la décision d'offrir son squelette aux étudiants du lycée où il officie comme cuisinier. Menouer pense à une lubie chauffée par la consommation abusive d'alcool, mais les liens indéfectibles de l'amitié le convainquent de la nécessité de ce désir, et de sa générosité. Le gardien du lycée devient ainsi celui du squelette de son ami décédé. Le vivant parle alors du mort aux étudiants du cours d'ostéologie. Ses souvenirs mis en paroles font la chair du défunt érigé ainsi en immortel. La salle de théâtre recoupe alors l'amphithéâtre imaginaire. Nous sommes à l'école du peuple et de son enseignement.

 


 


 

La noblesse de n'importe qui

 


 


 

Immortel, Akli l'aurait toujours déjà été en vérité, l'ami qui a soumis sa mort à une cause plus grande que lui, l'éducation de la jeunesse et l'apprentissage des sciences. Le long chemin de l'émancipation dans laquelle s'est engagée l'Algérie en vient même à posséder une portée réellement transgressive en rompant avec le credo commandant le repos du mort dans une terre consacrée.

 


 

« Vivre en immortel » (Alain Badiou) est l'impératif de qui se sait porteur d'idées éternelles, ces étoiles sublimes que sont liberté, égalité, dignité. Alors on écoute avec ferveur le gardien, lui que d'habitude on méprise. Alors on l'écoute raconter par le menu la vie de son ami et l'on regarde son squelette avec passion quand nous n'avions jusque-là aucun égard pour l'ouvrier dans ses cuisines. Alors on voit ce que c'est que d'être les immortels de l'Algérie nouvelle, qui le sont de toute idée dès lors qu'elle est universelle. La vie des simples est exemplaire, oui, pour peu qu'on la considère à l'endroit où elle s'expose – l'épopée de la vie quotidienne et la grandeur admirable de ses acteurs.

 


 

La noblesse de n'importe qui avait son barde en Algérie, l'ami qui par cœur connaissait son Diderot et son Gorki, son Brecht et son Goldoni. Abdelkader Alloula a été assassiné à Oran le 10 mars 1994, il avait 54 ans. Ce jour-là on a tué un généreux. Fanatiques et fascistes de tout acabit devraient pourtant apprendre que la générosité, elle, est une idée éternelle et y arrimer sa vie rend immortel.

 


 


 

La générosité incarnée

 


 


 

On a parlé d'Akli et de Menouer. On aurait pu encore dire quelques mots aussi au sujet de Habib l'éboueur dont l'odeur fait fuir les chalands mais qui a l'œil pour voir sur le marché la concurrence des marchandises du privé affaiblir l'État, de Habib le ferronnier qui persuade le gardien du zoo d'en mieux nourrir les occupants parce qu'il en va de l'image d'un peuple au miroir des bêtes en cage, de Mansour qui part en retraite en faisant la paix avec la machine qui l'aura tant fait souffrir, de Djelloul dont l'irritabilité nourrit des colères mêlant l'angoisse d'un idéal que tant trahissent qu'il en finirait à la morgue, et de Sakina le « joyau de l'usine » qui ne pourra plus travailler tant la colle aura causé son infirmité et que fêtent tous ses voisins comme s'il s'agissait d'une héroïne de guerre.

 


 

La générosité ne s'arrête pas à la puissance considérable du texte. Elle continue à filer ses histoires immortelles à partir des avatars d'une chair renouvelée, des métamorphoses offertes par les acteurs et metteurs en scène au travail de l'incarnation et de l'adaptation de la pièce d'Abdelkader Alloula. L'alliance des bonnes volontés, actée dans les efforts conjugués du collectif GENA et de la compagnie Istijmam, expose ses matériaux en version bilingue, depuis le 24 janvier jusqu'au 11 février, en privilégiant le regroupement des tableaux durant le week-end. L'arabe dialectal algérien, en étant redisposé grâce à la langue sophistiquée d'Abdelkader Alloula, flamboie de mille feux, tandis que la nudité du dispositif adopté facilite une intense circulation des paroles dans la salle.

 


 

Une nouvelle traduction donnée par Rihab Alloula et la mise en scène assurée par Jamil Benhamamouch forment un bean plan de consistance, ce pays imaginaire et réel qu'habitent sept comédien-ne-s exceptionnel-le-s, Rihab Alloula, Djaoued Bougrassa, Houari Bouabdellah, Jean-Jérôme Esposito, Franck Libert, Julie Lucazeau et Meriem Medjkane. Les trois récits et quatre ballades des Généreux se voient ainsi densément habités. Comédiennes et comédiens se passent le relais des personnages et des narrations en tissant un monde qui finit par envelopper le spectateur. Il suffit déjà d'attester l'hospitalité qui lui est faite quand il pénètre la salle. Le spectacle avait déjà commencé. La générosité est posée d'emblée, pour ensuite diffuser ses effets dispensateurs qui remettent au centre du lieu une Algérie qui nous manque, celle du Hirak qui continue de vivre dans les interstices d'un pays tenu captif par un État qui lui aura à nouveau confisqué son indépendance.

 


 

L'indépendance algérienne, toujours à recommencer, toujours à remettre sur le métier, a la générosité de s'adresser à n'importe qui, d'ailleurs et d'ici. La vertu est l'affaire du peuple que corrompent et vicient l'opportunisme, les mauvaises pressions de la survie et la démagogie. Elle est notre question quand elle recoupe celle d'une émancipation dont l'Algérie de 1962 et de 2019 aura donné au monde une magistrale leçon. À l'école du peuple et de l'Algérie, donc, des gens qui n'ont pas d'autre vie, quand elle n'est pas brûlée par tous les bouts, qu'un incorruptible désir de dignité.

 

 

 

5 février 2024