First Cow (2019) de Kelly Reichardt

Le lait de la tendresse humaine

L’Histoire est passée par là mais cela ne se voit pas. C’est pourtant ce qu’il faudra voir. Dans First Cow, les paysages ont de l’esprit quand il est celui des morts sans mémoire ni deuil ni sépulture. Les paysages retrouvent leur esprit, celui du pagus quand la paix qui les caractérise dit en fait les pages où l’indéchiffrable qui s’est écrit reste encore à lire. Et voir autrement le paysage avec l’invisible sédimentation de ses temporalités, avec l’origine du paysage toujours devant nous. L’histoire de la première vache de l’Oregon et des deux migrants qui lui tiraient le lait en cachette la nuit afin de s’enrichir dans la vente de beignets est une histoire de rien ou presque. Une histoire de peu qui raconte pourtant tellement au sujet de la profonde duplicité de la promesse américaine du temps des pionniers, à la fois terrain de chasse pour un individualisme marchand, féroce et prédateur et terre d’hospitalité pour les égaux dont la rencontre a pour sol fertile et condition de possibilité la tendre inconditionnalité de l’amitié.

 

 

Le travail de raréfaction et de dépeuplement, de ralentissement et d’évidement, est désormais pour Kelly Reichardt de désenfouissement, c’est-à-dire d’approfondissement du désœuvrement au nom de l’amitié même. L’égalité des amis qui dorment dans le même sommeil, une tombe de sommeil pour les rêveurs en attente du réveil. Désenfouir l’amitié des paysages de l’Amérique qui sont d’imperceptibles charniers, retrouver le goût du lait de la tendresse humaine et jouir avec le vivant de s’y enchevêtrer : contre la communication et la commercialisation de tout on peut communier, on peut faire communauté – s’amitier.

 « Mais je crains ta nature :

 elle est trop pleine du lait de la tendresse humaine

 pour prendre le chemin le plus court »

 (William Shakespeare, Macbeth, acte I, scène V)

 

 

 

 

 

Approfondir, désenfouir

 

(l’ossuaire est un abécédaire)

 

 

 

 

 

Au milieu des herbes hautes brûlées par un soleil qui n’est déjà plus celui de l’été, un chien trouve une piste et sa truffe exige de la suivre, poussé d’instinct à approfondir. L’animal a bien senti qu’il y avait là quelque chose à mettre au jour, caché dans les couches du sédiment, enfoui sous le lit du paysage automnal. Un crâne apparaît alors, suivi d’un autre. La jeune propriétaire du chien en balade avec lui poursuit avec ses mains un geste qui tient du désenfouissement. Dans une forêt du nord-ouest des États-Unis qui semblerait intouchée a priori, la présence d’un ossuaire oppose un démenti à l’idée d’un site naturel pur de toute historicité. Des os au contraire exposent les preuves d’une réalité qui s’oppose au cliché idéaliste d’une nature souverainement indifférente aux activités humaines. L’Histoire est passée par là mais cela ne se voit pas. C’est pourtant ce qu’il faudra voir.

 

 

 

L’Histoire qui s’est jouée là échappe à la vue, la Nature comme représentation aurait alors pour objet d’en ensevelir l’idée. L’Histoire, pas celle des grands hommes mais des anonymes, pas celle des puissants mais des sans-parts, pas celle dont on cultive la mémoire mais celle des oubliés, des sans deuil qui sont ceux à qui l’on doit justice et fidélité. Le passé revenant à la surface du présent c’est d’abord l’affaire instinctive du chien, c’est ensuite la révélation manuelle d’un ossuaire. La truffe du chien lui-même sent l’Histoire qui est le mort saisissant le vif. L’esprit est un os disait Hegel, c’est-à-dire qu’il n’y a pas la moindre manifestation de ce que l’on pourrait appeler une vie de l’esprit sans les restes qui en sont la forme en dépit même de la décomposition de la matière. Chez Kelly Reichardt comme chez Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, les paysages ont de l’esprit quand il est celui des morts sans mémoire ni sépulture, des oubliés privés de deuil (et c’est ainsi que First Cow prend acte aussi du constat de Judith Butler dans Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, éditions La Découverte-coll. « Zones », 2010).

 

 

 

Les paysages retrouvent alors leur esprit, celui du pagus quand la paix qui les caractérise dit en fait les pages où l’indéchiffrable qui s’est écrit reste encore à lire. Et voir autrement le paysage avec l’invisible sédimentation de ses temporalités, c’est voir aussi l’origine du paysage qui se tient toujours devant nous comme un tourbillon dans le fleuve du devenir.

 

 

 

L’ossuaire est un abécédaire. Il l’est pour le cinéma étasunien et ce qu’il en reste à l’époque contemporaine : un cimetière qui peut être une tourbière. Le site d’une décomposition avancée de ses formes saturées et de ses mythes ossifiés est aussi celui de leur fertilisation quand on préfère à leurs exemples majoritaires les contre-exemples minoritaires, ceux qui évident les représentations en se soustrayant au jeu faussé des mythologies, les contre-exemples qui les dépeuplent et les aplanissent, qui les déplacent, les désœuvrent et les font fuir.

 

 

 

Sans le flair du chien et les mains de sa maîtresse qui en prennent le relais, sans cet agencement qui défait tranquillement les partages catégoriques entre nature et culture, on n’aurait donc rien vu. On n’aurait rien senti et il n’y aurait dès lors eu rien à ressentir d’une histoire de rien – l’histoire de la première vache de la région et des deux migrants qui, la nuit, lui tiraient en cachette le lait afin de s’enrichir dans la vente de beignets. Un histoire de rien ou presque. Une histoire de peu qui raconte pourtant tellement au sujet de la profonde duplicité de la promesse américaine du temps des pionniers, à la fois terrain de chasse pour un individualisme prédateur et terre d’hospitalité pour les égaux dont la rencontre a pour sol fertile et condition la tendre inconditionnalité de l’amitié.

 

 

 

 

 

Les bonnes pâtes

 

 

 

 

 

La terre d’Oregon est un linceul de branches, un sépulcre de feuilles et d’herbes, la tourbière fertile où reposent depuis deux siècles les cadavres oubliés d’une conquête de l’Amérique du nord dont l’aiguillon aura été, avec l’enrichissement personnel, l’accumulation primitive du capital. L’accumulation s’est poursuivie et n’a jamais cessé depuis. Le tout premier plan du film de Kelly Reichardt en atteste avec le passage latéral d’une embarcation moderne sur la rivière Willamette qui a pour confluent le fleuve Columbia et traverse Portland. Le plan d’ouverture de First Cow aura plus loin son pendant primitif qui est son image de vérité archéologique : un bac sur lequel se tient une vache à robe marron, la première de la région dit-on, peut-être la toute première du continent. De son lait on fera les beignets dont le goût rappelle aux pionniers nostalgiques la terre natale, lait maternel qui tourne au caillé quand son vol mérite la mort, lait d’une tendresse humaine qui oblige, en suivant la citation de William Shakespeare, à ne pas suivre le chemin le plus court quand approfondir met au jour ce qui n’a pas, malgré l’enfouissement, cessé de se maintenir à la surface.

 

 

 

Portland est le port d’attache de la floridienne Kelly Reichardt et l’Oregon sa terre d’élection et d’adoption depuis plus de quinze ans et ses rencontres successives avec le réalisateur Todd Haynes à l’époque du tournage de Poison (1991) puis l’écrivain Jonathan Raymond, un ami de ce dernier (l’écrivain a ainsi participé à son adaptation télévisuelle de Mildred Pierce d’après James Cain en 2011). Le premier l’a produite quand le second est devenu son fidèle scénariste. Jon Raymond est en effet l’auteur de la nouvelle Old Joy qu’il adapte avec la cinéaste en 2006 et de la nouvelle Train Choir issue du recueil Livability Stories qui a donné Wendy et Lucy (2008). L’écrivain est également l’auteur avec Kelly Reichardt des scénarios originaux de Meek’s Cutoff – La Dernière piste (2010) et de Night Moves (2013). Si Jon Raymond n’a pas participé à l’adaptation de trois nouvelles de l’écrivaine Maile Meloy dont la cinéaste s’est occupée seule au moment de Certaines femmes (2016), il est encore l’auteur du roman The Half-Life (2004) qu’il a adapté avec elle pour First Cow.

 

 

 

Tout cela pour parler déjà d’amitié et y insister, l’amitié qui serait peut-être au fond le seul sujet, sûrement le plus important. L’amitié entre une cinéaste et un écrivain indique aussi l’amitié nécessaire à la fabrique des films et l’on doit alors ajouter d’autres noms après ceux de Jon Raymond et de Todd Haynes (producteur sur Old Joy, Wendy et Lucy et La Dernière piste) : l’opérateur Christopher Blauvelt (depuis La Dernière piste), le producteur Larry Fessenden présent dès River of Grass (1994), les musiciens Yo La Tengo et Will Oldham (qui joue dans Old Joy et Wendy et Lucy). C’est encore l’amitié à laquelle rendent hommage les films, Old Joy, Wendy et Lucy et First Cow en particulier. L’amitié qui est cette vieille chose partagée en même temps que son partage précède tout partage comme le dirait Giorgio Agamben. L’amitié qui est cette joie antique en redonnant une jeunesse comme un bain de jouvence (avec les sources chaudes de Bagby Hot Springs). L’amitié qui est une autre façon de faire communauté, non pas la société compétitive des rivaux mais la communauté ouverte et inavouable des égaux, moins instituée que constituante. L’amitié qui préfère les poèmes sensuels et érotiques de Walt Whitman à la philosophie politique d’un Thomas Hobbes. L’amitié d’une femme et de son chien comme au début de First Cow, comme celle de Wendy et Lucy. Lucy a été l’amie de Kelly Reichardt à qui elle a dédié après son décès Certaines femmes et elle dédie aujourd’hui First Cow à l’ami cinéaste Peter Hutton, décédé en 2016. Lucy a été pour la cinéaste ce que Cayenne Pepper est pour la théoricienne féministe et antispéciste Donna Haraway, à savoir non plus un cas d’espèce canin de l’animal de compagnie mais le membre aimé d’une « espèce compagne », celui avec qui s’enchevêtrer et mutuellement se fabriquer (Quand les espèces se rencontrent, éd. La Découverte-coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2021 [2008 pour l’édition originale]).

 

 

 

Jean-Luc Godard a dédié à ce sujet une phrase magnifique dans Adieu au langage (2014) en suivant la ligne canine de Roxy Miéville : avec son chien on communique moins qu’on communie. On peut communier, autrement dit on peut entrer avec son chien en amitié comme avec le cheval que l’on monte (dans la troisième histoire de Certaines femmes qui est de loin la meilleure, on y retrouve d’ailleurs l’actrice d’origine amérindienne Lily Gladstone). Comme avec la vache que l’on trait. Il y a entre « espèces compagnes » des « zones de contact » comme le dit encore Donna Haraway. Kelly Reichardt s’y tient comme le migrant Otis « Cookie » Figowitz qui presse les pies de la vache tout en lui parlant, tout en la caressant. Ce que ne voit peut-être pas son acolyte King-Lu qui, perché quant à lui en haut d’un arbre, surveille les environs. Kelly Reichardt y tient au point de respecter avec le générique-fin l’égalité des interprètes, John Magaro, Orion Lee et Evie. Ce n’est pas qu’une coquetterie quand un film, mieux qu’une représentation, est une « forme-de-vie » engageant un « usage du monde » (Giorgio Agamben), un « archipel du vivant » plus que tout humanisme ou anthropocentrisme (Achille Mbembe). D’ailleurs, la vache rend cette douceur à Cookie en lui léchant les mains, marque affectueuse d’une reconnaissance risquant aussi la connaissance par son propriétaire du vol de lait dont il est la victime.

 

 

 

On pourrait dire alors que tout First Cow offre un développement sur la pâte : la bonne pâte des beignets quand on y ajoute non plus le bicarbonate de soude mais le lait ; la bonne pâte des amis qui s’entraident parce qu’ils n’ont rien en risquant cependant le tout pour le tout ; la bonne pâte de l’amitié avec laquelle les associés font commerce tout en retrouvant malgré la brutalité d’un monde nouveau, à la primitive modernité, la possibilité d’une confiance et d’une douceur inespérées.

 

 

 

La pâte avec laquelle Kelly Reichardt et Jon Raymond font lever leur allégorie de l’Amérique à l’ère du capitalisme primitif aurait donc l’allure d’un panier de scones ou de beignets. La croûte est une affaire d’association commerciale qui a forcément le vol pour fondement et péché originel. Et la mort pour destination quand les voleurs sont exposés à la violence rétributive des voleurs qui, comme le Facteur en chef commandant le comptoir du Royal West Pacific Trading Post (Toby Jones), ont la loi avec eux sous la forme d’un statut et de titres de propriété. La brioche relèverait d’un geste de douceur, de confiance et d’amitié dont un ossuaire offre l’image en dépit de tout réflexe mortifère, une image inaugurale dont on comprend rétrospectivement qu’elle est une image de mort autant que de vie. L’ouverture du film à la fin comme au début demeure une ouverture.

 

 

 

D’un couple de squelettes au plan final de deux amis endormis, il y aura donc eu un choix de mise en scène qui se soutient d’une morale cinématographique et celle-ci se double aussi d’une politique : la mort est venue, Cookie et King-Lu ont été assassinés dans leur sommeil par le jeune domestique du Facteur en chef, cela se déduit aisément, mais c’est la vie qui pourtant l’emporte à la fin. Ce qui reste à l’image est en effet une amitié qui n’aura pas été trahie par l’aiguillon de la survie individuelle (King-Lu y pense puis oublie quand Cookie, victime d’une commotion, n’arrive plus à courir et s’endort). Une image de vie immortelle, malgré la mort donnée par le jeune homme humilié qui les traque en espérant avec leur meurtre regagner peut-être un peu en dignité.

 

 

 

L’image d’une amitié en sommeil, d’une utopie fertile pas entièrement ensevelie sous le charnier de la prédation capitaliste – d’« une nouvelle Amérique encore inapprochable » (Stanley Cavell).

 

 

 

 

 

L’ingrédient secret

 

(s’amitier)

 

 

 

 

 

La terre d’Oregon est une terre d’élection et d’adoption pour Kelly Reichardt. L’Oregon est la pâte dont ses films sont faits en ayant la saveur du lait de la tendresse humaine et ils ont la sapidité dédiée à l’amitié des zones de contact animales et des réciprocités, humaines et non humaines. L’Oregon est une terre fertile d’amitié, elle l’a été, elle l’est encore, les films devront en témoigner. L’amitié est élective et son commerce, bien plus que tout commerce marchand ou communication encadrée par les facteurs et postiers en chef, est une affaire d’enchevêtrement et d’adoption, une pâte dont le goût ne se confond pas avec celui des croûtes noires du capital.

 

 

 

La pâte se cuisine avec ce que l’on trouve à portée de main. Il y faut une durée inhabituelle, plus longue qu’à l’accoutumée (122 minutes) mais celle-ci travaille souterrainement à distinguer l’amitié de la rivalité et l’inimitié qui règne dans le monde des promesses libérales de l’individualisme, et l’enchevêtrer avec le sommeil qui ouvre au rêve autant qu’au réveil. Quand arrive le dernier plan, les morts en sursis sont encore des vivants et la dédicace à Peter Hutton l’ami décédé n’en est que plus bouleversante puisque l’on sait que les amis qui manquent sont toujours là malgré tout, au-delà toute présence ou absence. Au fourneau des mouvements de caméra et du format, les travellings sur rails se substituent à la fluidité du Steadicam en rappel des développements ferroviaires ayant permis la colonisation du pays-continent, tandis que l’emploi du format « carré » 1,37:1 se soustrait à la tentation spectaculaire associée au format large dit « Scope » quand il s’agit de western. Kelly Reichardt reconduit ainsi l’option déjà appliquée avec La Dernière piste qui était toutefois plus originale en associant le format réduit du cadre à la réduction pratique du champ de vision des femmes de pionniers, la tête recouverte de la coiffe traditionnelle dont les bords faisaient alors office d’ornières. Le choix technique est un choix politique que First Cow redéploie plus simplement en évacuant du champ, soit par l’exclusion du cadre soit par réintégration du hors-champ dans le champ, toutes les manifestations d’une violence virile comme les rixes entre trappeurs et chasseurs de castors. La violence est toujours présente, sous la terre comme en bordure du cadre, mais elle est décentrée en vertu d’un recentrage dont bénéficient les visages de la douceur et les gestes de l’amitié.

 

 

 

Kelly Reichardt qui est sa propre monteuse préfère ainsi filmer les pieds en filmant souvent à ras du sol. C’est qu’on y trouve les champignons et autres fruits secs à récolter et cuisiner. On y trouve aussi entre les herbes le lézard, animal que l’on croit mort quand il est sur le dos et qui se remet en mouvement quand on le remet à l’endroit en donnant une autre image de vérité du film. Au milieu des branches la cinéaste a l’idée de filmer l’apparition saugrenue d’un homme nu entre les herbes (c’est King-Lu, un migrant d’origine chinoise recherché par des Russes et Cookie va lui donner assistance au risque de fâcher la bande de chasseurs dont il est le cuisinier). Ou pour montrer comment Cookie buvant un whisky dans un rade s’occupe naturellement d’un bébé pendant que ça bastonne dehors. Toujours du côté de la douceur qui rayonne des visages d’Orion Lee et, plus encore, de John Magaro, sans oublier Evie. Une douceur qui, faut-il le préciser, n’est pas synonyme de mièvrerie quand, face à son ami originaire d’Europe de l’est, le migrant chinois se montre plus aguerri aux leçons du libéralisme de John Locke et de Thomas Hobbes, croyant autant à sa chance qu’aux loups qui l’entourent et qui sont plus féroces que ceux que Cookie, commotionné, apercevra d’une cabane où il se repose, aidé par un couple de natifs qui lui ont porté assistance comme lui-même l’aura fait pour King-Lu. Sans demander son reste et dans l’intérêt d’un désintérêt qui a pour grande valeur civilisationnelle celle de renverser la possibilité de l’inimitié en réalité de l’amitié.

 

 

 

Il est vrai que First Cow a la tentation photographique. La récurrence des plans fixes, le goût des stases, la référence picturale donnée par les tableaux de Frederic Remington comme le format carré pleinement y participent. La blessure à la tête de Cookie induit aussi de brouiller les bords du cadre comme l’est un miroir réfléchissant objectivement sa commotion à l’ensemble du plan. Mais il faut opposer à cette tentation l’absence d’une archive photographique de l’époque (la tentation photographique s’inscrit dès lors dans la perspective d’une archive après coup, fonctionnant comme une fiction rétrospective). Il faut lui opposer ensuite l’origine biographique d’un attrait venant de l’usage par Kelly Reichardt durant sa jeunesse de l’appareil de son père qui, travaillant alors comme policier chargé en Floride de l’identification criminelle, lui servait à photographier des cadavres. La tentation photographique rappelle ainsi aux images la pulsion scopique et mortifère qui les travaille, elle voit les cadavres qui font le soubassement des paysages tout en n’y figurant pas. Aussi, la présence anti-folklorique des natifs frôle l’attestation d’authenticité ethnographique. La relégation dans le peuple des figurants dit sûrement beaucoup de la ségrégation raciale en cours dont sont alors victimes les tribus amérindiennes. Elle trahirait cependant aussi le risque d’un manque d’imagination dans la figuration des subalternes et leur subjectivation. Une première exception s’incarne déjà avec Lily Gladstone de retour après Certaines femmes et, surtout, avec Gary Farmer, un vieil ami perdu de vue mais reconnu puisqu’il jouait le passeur Nobody dans Dead Man (1995) de Jim Jarmusch. C’est Nobody qui donnait au personnage de Johnny Depp le surnom de William Blake dont une citation sur l’amitié extraite de ses Proverbes de l’Enfer coiffe First Cow. Une autre exception est offerte avec le dialogue en dialecte chinuk wawa entre King-Lu en fuite et un passeur chinook. L’échange non sous-titré reste cependant tout à fait compréhensible puisqu’il s’agit d’un marchandage entre individus issus d’horizons différents qui témoigne des mélanges créoles d’une nation dont la naissance et l’histoire démentent la mythologie puriste des suprémacistes blancs.

 

 

 

Dans les films de Kelly Reichardt, l’amitié connaît tantôt des obscurcissements (dans Night Moves la radicalisation du militantisme écologiste a des conséquences morales ruinant l’éthique de la camaraderie), tantôt des singularités (l’amitié de Wendy pour sa chienne Lucy est telle que la première préfère se séparer de la seconde en sachant qu’elle ne pourra plus subvenir à ses besoins). L’amitié parfois l’emporte sur la dérive cahotante des couples dysfonctionnels (River of Grass), parfois elle s’imprègne d’un homo-érotisme allusif et intempestif (Old Joy du côté des garçons et First Cow poursuit ; le troisième segment de Certaines femmes du côté des filles). Parfois encore elle rédime la cécité des vedettes devant la beauté chevaleresque des actrices non professionnelles (le troisième et dernier segment de Certaines femmes). Dans First Cow les choses sont à la fois plus simples et plus complexes. L’apologue sur le capitalisme naissant, ses commerçants et ses voleurs, ses marchands et ses exterminateurs, ses vainqueurs et ses cadavres, a la croûte qui craque quand la pâte qui gonfle est celle de l’amitié, d’une tendresse qui n’est ni la propriété lucrative ni son détournement mais un usage commun. On tourne alors le dos au libéralisme de John Locke, à ses calculs dont la vérité hobbesienne est de concevoir que l’homme est un loup pour l’homme (l’administration de la violence selon le Facteur en chef relève bien d’une affaire de calcul de coups à donner pour qu’une sanction individuelle soit collectivement exemplaire) et c’est alors que l’on peut retrouver la poésie libertaire d’un Robert Frost ou plus encore d’un Walt Whitman.

 

 

 

On pourrait arguer que la grande poésie étasunienne – et Gilles Deleuze l’aura souligné – est convulsive et fragmentaire quand le cinéma de Kelly Reichardt semble plus apollinien, et toujours menacé par les poses figées de son propre académisme. Mais il y a un vrai travail de raréfaction et de dépeuplement, de ralentissement et d’évidement, désormais de désenfouissement qui est un approfondissement du désœuvrement au nom de l’amitié même. L’égalité des amis qui dorment dans le même sommeil. Une tombe de sommeil pour les rêveurs en attente fébrile du réveil. Entre les herbes reposent les dormeurs qui se tiennent la main en rêvant peut-être de nous et de ce qu’il nous reste à faire pour fuir un monde où l’affairement est pire qu’une prédation mais une déprédation, une volonté de néant, l’épuisement du monde.

 

 

 

Quand les mains de la promeneuse succèdent au flair de son chien, celle-ci déterre un ossuaire qui est une image aussi profonde que celle des amants de Pompéi dans Voyage en Italie (1952) de Roberto Rossellini. Elle lève alors la tête et, sur la cime des arbres, perçoit des oiseaux gazouiller. La citation de William Blake dit ceci : « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié ». Désenfouir l’amitié des paysages de l’Amérique qui sont d’imperceptibles charniers, retrouver le goût du lait de la tendresse humaine et jouir avec le vivant de s’y enchevêtrer : contre la communication et la commercialisation de tout on peut communier et faire communauté – s’amitier.

 

 

 

L’amitié est l’ingrédient secret du beignet de nos vies pour autant qu'elle se vit sur un mode infinitif. S’amitier – l’amitié infinitive n’est pas une propriété substantielle mais un devenir, c’est l'événement impersonnel dont l'ossuaire ne montre pas la ruine réelle mais le trésor immortel.

 

 

 

« J’ai compris qu’avoir la compagnie de ceux que j’aimais me suffisait,

Que m’arrêter avec les autres à l’étape le soir me suffisait,

Qu’être entouré de chairs merveilleuses, curieuses, respirantes et riantes

me suffisait

passer en leur milieu, caresser l’une ou l’autre, poser à peine le bras sur

tel cou, homme ou femme, ou tel autre un bref instant, oui qu’en dire ?

Il n’y a pas d’autres joies pour moi, je m’y baigne comme dans l’océan !

 

 

 

Quelque chose se passe dans le contact suivi avec les hommes et les femmes,

leur spectacle, leur présence, leur parfum, qui séduit si fort l’âme,

Car l’âme prend plaisir à tout mais surtout à cet élément »

(Walt Whitman, « Je chante le corps électrique », Feuilles d’herbe, 1855)

 

 

 

27 octobre 2021


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