Le Prestige (2006) de Christopher Nolan

La magie et son tragique

Trois actes

 

 

 

 

 

Un tour de magie, c'est comme une pièce de théâtre classique : il y faut trois actes.

 

Le premier acte est celui de la promesse, qui est le temps de l'attente et du désir allant avec.

 

Le deuxième acte est celui du tour, qui fait sortir de l'œuf de l'ordinaire l'oiseau de l'extraordinaire.

 

Le troisième acte est celui du prestige. Le tour est accompli, on a marché en rêvant d'en percer le secret.

 

 

 

Un tour de magie, c'est de la dialectique avec le sérieux d'un jeu d'enfant : un deux trois pour l'esclave qui est le maître de son maître (le public pour son magicien) ; un deux trois pour le maître qui est l'esclave de son esclave (le magicien pour son public).

 

 

 

La magie est la dialectique à la portée des enfants, eux qui veulent positivement le leurre en le sachant comme tel, eux dont l'émerveillement implique toutefois l'inquiétude du négatif, la mortification engagée dans la découverte du truc qui, fatalement, est l'éventement du tour.

 

 

 

 

 

La magie à l'heure de la reproductibilité technique

 

 

 

 

 

La magie a besoin d'un savoir que possèdent les magiciens et leurs spectateurs en sont les exclus. La magie ne marche alors qu'en différant le plus longtemps possible la volonté de savoir. Quand s'impose à l'ère industrielle le règne du machinisme, et de la reproductibilité technique qui en est le corrélat dramatique, la magie n'a plus alors qu'à organiser le sauvetage de l'aura. C'est ainsi qu'elle devient tragique.

 

 

 

Un magicien l'emporte sur l'autre, on ne dira pas lequel, on garde le secret. On dira seulement que la magie exige que l'on y sacrifie beaucoup, et plus même que quelques doigts. Le magicien chinois Chung Ling Soo (il a réellement existé) incarne ici toute la beauté de la discipline, à la fois mortifiante et tragique.

 

 

 

Si Le Prestige est le plus beau film de Christopher Nolan, c'est qu'il est un autre tour de magie dont la magie est l'objet, dramatique à l'heure des machines, tragique pour ses horlogers.

 

 

 

 

 

Les nouveaux magiciens

 

 

 

 

 

Adapté du roman éponyme de Christopher Priest, Le Prestige se dédie donc au duel entre deux magiciens de la fin du 19ème siècle, Alfred Borden et Robert Angier. Anciens complices devenus ennemis mortels, ils sont partagés par une même obsession, la commune ivresse qui fait tourner la tête de réaliser le tour de magie le plus fou, celui de l'homme transporté d'une cabine à une autre.

 

 

 

Le Prestige est, de tous les films de Christopher Nolan, celui qui joue le mieux du deux. Parce que dès qu'il y a deux, il y a possibilité pour que les délires narcissiques et mimétiques de l'un soient débordés par la prolifération de l'autre qui est multiple. Partout en effet, il y a des doubles, des frères et des sosies, des rivaux et des jumeaux, des amis et des ennemis. Même des clones ouvrant la reconstitution historique sur la science-fiction qui en aura toujours représenté le coin aveugle, le biais caché. Tout le temps, dans Le Prestige, il y a une narration dont les tours sont des nœuds qui croisent les voix et les doigts, les carnets de notes et les perspectives. Faire bouillir la marmite de la rivalité mimétique c'est l'envisager en effet sous tous ces aspects, les montages parallèles et alternés et les réversibilités de position et de temporalité, la lutte des magiciens qui s'apparente à une lutte des classes (Angier est l'aristo, Borden le prolo), le combat des inventeurs recoupant la division entre les fiers tenants de la tradition (Borden) et les partisans acharnés de l'innovation (Angier).

 

 

 

Ce que le cinéma doit aux cabarets d'illusionnistes, il le rend à Méliès en en faisant un double de Nikola Tesla, rival d'Edison qui, lui, l'a été aussi des frères Lumière. Et ce que le film doit aux vieux magiciens – et parmi eux on doit compter aussi sur l'acteur Michael Caine dans le rôle du vieux sage ainsi que sur David Bowie en roi pêcheur de l'électricité qui a d'abord le prince des gémellités , il le leur rend en montrant qu'un film est un tour de magie à l'heure des sorciers de la technique.

 

 

 

C'est pourquoi Le Prestige montre ce qu'il raconte en racontant ce qu'il montre. Chaque image ici se lit dans les deux sens (une identité en cache une autre). Chacune se lit à l'endroit et à l'envers (le gagnant du moment est le perdant du tour suivant). Chacune annonce la couleur (c'est la promesse, qui est terrible, d'une pendaison pour l'un, pour l'autre d'une noyade) pour en déjouer les attendus (c'est le tour) afin d'en expliciter des enjeux, qui ont pour vertu de faire de la réflexivité un moyen au carré de leurrer les incrédules qui se croiraient encore protégés du leurre (le voilà, le prestige).

 

 

 

 

 

La magie sauve l'aura en y sacrifiant ses artisans

 

 

 

 

 

Le Prestige est l'archéologie du cinéma tel que Christopher Nolan le conçoit et la méthode réussit à flotter au-dessus de la lourdeur des moyens nécessaires à en armer la théorie. Le cinéma qui se joue entre différents régimes de faux semblants, trucages à la caméra, raccords filmiques tient de la prestidigitation narrative et filmique motivant l'emploi au compte-goutte de trucages numériques.

 

 

 

Le cinéma, qui est une mimesis doublée d'une passion rivalitaire (avec pour modèles à imiter et dépasser le cinéma d'Orson Welles ou des films comme Les Duellistes de Ridley Scott et Faux-semblants de David Cronenberg). Le cinéma, qui est le théâtre d'une dialectique de la reconnaissance explorée comme un palais des glaces, avec effets spéculaires de séduction et maîtrise spectaculaire dans la manipulation, propension baroque au trompe-l'œil et, déjà, « inception » (il faut voir en effet comment Borden souffle au sosie d'Angier l'idée de faire chanter son patron). Une affaire de fratrie aussi (le cinéaste écrit ses scénarios avec son frère Jonathan).

 

 

 

Le Prestige est un film acharné à sauver l'aura du prix élevé de la reproductibilité technique. Ce coût exige beaucoup de travail, le labeur d'une virtuosité qui n'est jamais gratuite en ne valant jamais pour elle-même. Le plaisir, aussi, à voir se dérouler une vaste partie d'échecs durant laquelle les rois qui rivalisent (Christian Bale et Hugh Jackman n'ont jamais été aussi bons) ne craignent pas de sacrifier leur reine (Scarlett Johansson, Rebecca Hall et Piper Perabo). C'est pourquoi le film de Christopher Nolan s'adresse aux enfants que nous sommes encore, en reconnaissant en eux, les uns qui veulent qu'on leur raconte encore des histoires en différant un savoir dont la révélation sera blessante, et les autres qui ont vu et tout de suite compris, et dont la lucidité est la fin de l'innocence.

 

 

 

De la promesse au prestige, l'aura aura été sauvée de la profanation industrielle, mais avec le tour ultime et bouleversant de voir dans la magie, qui se met à l'heure de la modernité, une tragédie. Parce que le sauvetage de l'aura, laborieux, oblige aussi ses artisans artificiers à y sacrifier leur vie.

 

 

 

13 octobre 2022


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