Francisca (1981) de Manoel de Oliveira

Amis de perdition

Dans Francisca de Manoel de Oliveira, les plans ont valeur de déposition et la frontalité théâtralise la rencontre du tribunal du jugement avec la médecine de civilisation.

 

La visée y est celle du dépôt médico-légal en portant sur les nouveaux monstres d'un romantisme à l'agonie qui ont la littérature et le dandysme pour se doter des permis de dire moi en se justifiant de faire n'importe quoi.

Camilo Castelo Branco,

 

personnage de fiction

 

 

 

 

 

Le carré des amours frustrés est le tombeau de ses littérateurs. Si Francisca (1981) clôt une série de quatre films installant leur auteur en cinéaste portugais majeur, Le Passé et le Présent (1972), Benilde ou la Vierge-Mère (1975) et Amour de perdition (1979), c'est en haussant au carré les rapports de l'art et de la vie qui sont d'échanges, d'asymétrie et d'inévidence. L'éclaircissement peut amener en effet au renforcé troublant des opacités. Camilo Castelo Branco, l'auteur d'Amour de perdition (1840-1862) et des Mystères d Lisbonne (1854), devient ainsi l'un des protagonistes d'un roman d'Agustina Bessa-Luis, Fanny Owen (1979), qui s'inspire de faits rigoureusement documentés, et qu'adapte moins Manoel de Oliveira qu'il en propose singulièrement une lecture analytique en images et sons.

 

 

 

L'histoire de Fanny « Francisca » Owen, fille d'officier anglais, volée un soir de 1850 par le poète José Augusto Pinto de Magalhães, ami et rival de Camilo Castelo Branco, est celle d'un romantisme noir qui se vivrait à défaut de s'écrire si elle n'était pas au fond toujours déjà écrite, mise scène, représentée, rapportée. Et d'emblée par la lettre racontant le suicide de José Augusto en 1854 et qui est lue deux fois de suite. Pour Manoel de Oliveira, la représentation est re-présentation, elle s'affirme toujours comme une répétition – une reprise parce qu'il y a trou. Ce n'est pas que la vie est un roman, c'est qu'il y a comme avec la poule et l'œuf le même paradoxe des (re)commencements.

 

 

 

Camilo Castelo Branco est donc l'un des protagonistes d'une histoire à la manière de Camilo Castelo Branco. Et s'il n'en est pas l'acteur principal, il en figure néanmoins la part de secret que son œuvre aura exposée pour mieux la voiler, en devenant également un personnage récurrent du cinéma de Manoel de Oliveira et qu'un même acteur, Mário Barroso, aura interprété durant plus de trente années, de retour dans Le Jour du désespoir (1992) et l'ultime Vieillard du Restelho (2014), sans oublier le fait qu'il ait tourné sa propre adaptation d'Amour de perdition en 2008. Francisca est par ailleurs le film scellant d'autres amitiés importantes, avec la romancière Agustina Bessa-Luis (pour six films), l'acteur Diogo Dória dans le rôle de José Augusto (il jouera ensuite dans quinze films) et le producteur Paulo Branco (pour neuf films à partir d'Amour de perdition).

 

 

 

 

 

Dépositions

 

 

 

 

 

Ici le réel ne se confond pas avec le représenté, c'est le représenté qui est le réel et la représentation sa condition de possibilité. L'immobilité des cadres fixe ainsi l'existence de scènes dont le règlement est décortiqué par un regard que soutient la durée analytique des plans. La profondeur de champ peut alors accueillir toute une sédimentation culturelle, couches sur couches de signes, linguistiques, vestimentaires, posturaux, décoratifs. Chaque plan est alors, à de rares exceptions près, un plan-séquence et chacun présente peu ou prou un nouvel espace dans une profusion de décors qui trouvera son apothéose avec Le Soulier de satin (1986) qui dure quatre heures de plus que les 166 minutes de Francisca.

 

 

 

Et le passage d'un plan à un autre retourne le décor naturel (par exemple l'océan) sur son envers factice (une toile peinte) dans une réversibilité aplanissant toute prévalence du monde vrai et de ses simulacres. Une classe (grande-bourgeoise) se donne ainsi à elle-même les représentations de son être-pour-soi en débouchant dans Francisca sur l'ironie suprême d'une union maritale consacrée à l'église avec des représentants des époux. Et comme la représentation est exclusivement masculine, les amours frustrés de Fanny et José Augusto ont pour corollaires les rivalités artistiques du poète avec son ami romancier et leur part inavouée de refoulé.

 

 

 

Dans Francisca, les plans ont donc valeur de déposition et celle-ci se comprend de plusieurs façons. C'est-à-dire que s'y dépose du temps et son dépôt nécessaire aux témoignages et consignations des indignités, des déchéances et des dégradations jusqu'aux passions conduisant aux mortifications sur le modèle de la déposition du corps crucifié du Christ. L'agonie de Francisca puis la profanation de son cadavre par son mari avec son cœur dans la main pour savoir s'il est le siège de sentiments secrets conduise à un autre cadavre, celui du romantisme adopté en défaut d'une ambition impériale interrompue et d'un nationalisme obscurci par la lutte fratricide entre libéraux et absolutistes

 

 

 

Francisca n'est pas sous couvert d'adaptation littéraire une reconstitution historique, c'est l'analyse à l'ironie baroque mais traitée à froid d'un monde qui se confond avec sa conception du monde, l'érudite dissection d'une « épistémè » (Michel Foucault) en cela proche de Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick. L'embourgeoisement de l'hybris atteste l'effacement des devoirs et des principes. L'avènement de la modernité est une monstrueuse bêtise des ego, une volonté de néant qui dit moi. Et les femmes en sont les saintes et les sacrifiées avant d'y participer pleinement. Ema suivra Francisca dans Val Abraham (1993), une réécriture de Madame Bovary par Agustina Bessa-Luis.

 

 

 

 

 

La rencontre théâtralisée

 

du tribunal du jugement avec la médecine de civilisation

 

 

 

 

 

La frontalité est pour Manoel de Oliveira un paradoxe en exposant dans la représentation qu'elle est ce qu'elle manque dans le représenté. D'un côté, les personnages sont d'abord des comédiens sur scène, des acteurs qui interprètent leur rôle au miroir du regard-caméra. De l'autre, ils sont perclus de biais, et le plus évident consistant à ne jamais se regarder dans les yeux. Dans Le Jour du désespoir, Camilo Castelo Branco sait proche la cécité et la prend de vitesse en se tirant une balle dans la tête. Elle était déjà là dans les faits quand l'amitié aura abrité de noirs desseins cryptés (José Augusto que Maria attirait a emporté sa sœur Fanny aussi parce qu'elle préférait Camilo) et le venin des revanches inavouées (Camilo suggère à José l'hypothèse d'une liaison épistolaire avec un amant espagnol pour provoquer un naufrage qu'il aura plus de lucidité à narrer dans Amour de perdition).

 

 

 

La frontalité théâtralise la rencontre du tribunal du jugement avec la médecine de civilisation et le médico-légal en est la visée. Francisca organise le dépôt médico-légal d'une classe dont la culture est le tombeau. La cécité est le fait des gens qui font en se voyant faire sans regarder ce qu'ils font. Le carré des amours frustrés finit alors avec un carreau dans le cœur de ses littérateurs. Le trope des amours contrariés a pour soubassement tardivement révélé des amis qui sont aussi de perdition.

 

 

 

Le cœur de Francisca est celui d'un monde devenu une énigme à force de s'opacifier dans le représenté et où le recours dandy à la littérature délivre au moi un permis de faire n'importe quoi.

 

 

 

14 juillet 2023


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