Dario Argento : l'art, l'horreur et la manière

Champ : "Profondo rosso - Les Frissons de l'angoisse" (1975)

Contrechamp : "Suspiria" (1977)

Troisième partie

Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).

 

 

 

Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.

 

 

 

A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.

Profondo rosso – Les Frissons de l'angoisse (1975) de Dario Argento

 

 

 

 

La mort au fond de l'œil

 

 

 

 

L'œil est le dépôt involontaire des images mal vues, dont l'impression n'est comprise qu'à retardement. L'œil est la crypte où gisent des perceptions en crise de n'être pas décryptées, en souffrance de n'être pas (ou pas encore) des aperceptions ainsi qu’y aurait insisté un philosophe comme Leibniz. Qu'est-ce qu'il y a donc dans l'œil qui échappe confusément à la conscience claire de son porteur, dont le dépôt ferait ainsi disjoncter l'organisation d'un corps dont la conscience fuit en glissant dans les lignes de faille de ses organes désarticulés ? Qu’y a-t-il dans l'œil de fait détaché du cerveau qui jusque-là croyait raisonnablement disposer de sa maîtrise organique ?

 

 

On savait que le tueur caractéristique du giallo en sa version argentienne est, dans le différé de son identité dont la révélation précipite automatiquement la fin du film, une présence obscène qui se manifeste dans une manière forte d'éclatement figuratif. Comme une sorte de subjectivité flottante et paradoxale, c’est à la fois un défaut et un excès, comme un vide en trop : le tueur est le mana du giallo. Présence intermittente et circulante, sur un mode à la fois d'omniscience et d'omniprésence – on la dira même omnivoyante –, elle se soutient de la focalisation du regard du tueur sur le champ de la caméra portée qu'elle imprègne subjectivement mais seulement de façon impersonnelle, du jeu stylé de ses mains autonomes et toutes de noir gantées comme de son œil surdimensionné appartenant en vérité au cinéaste, de sa silhouette neutre et vague ainsi que de sa voix chuintante et incorporelle. Peut-être que le rêve profond du tueur consisterait au fond à être un « corps sans organes » comme l'auraient dit Félix Guattari et Gilles Deleuze inspirés par Antonin Artaud dans L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1 (éd. Minuit-coll. « Critique », 1973), à savoir ce corps incréé seulement réalisé dans ses actes en rejetant ainsi le tombeau du vieux corps anatomique hérité de papa-maman.

 

 

 

Mais l’échec du tueur barbare et sophistiqué du giallo à s'extraire définitivement du règne tyrannique de l'organique et de l'écume régressive des pulsions agressives qui s'épanchent par ses trous (c'est ainsi qu'il y en a chez Dario Argento des bouches, tant et tant, qui recrachent ou régurgitent symptomatiquement, qui bavent en écumant un mélange de blanc salivaire et de rouge sang) se traduit par un ressentiment meurtrier parachevé dans une traînée réactive de cadavres (l'écume est ici celle des pulsions maternelles-infantiles qui le seront encore dans Phenomena en 1985 et Trauma en 1993). En parallèle, il faudrait donc insister aussi sur la complication organique de la figure du témoin oculaire lui-même, qui ne devient la cible privilégiée du tueur que parce qu'il représenterait comme son mauvais alter ego, le double qui imposerait la vérité fatale interrompant la spirale mortelle de ses simulacres. Le témoin contrarié à l'intérieur de son corps par un problème de perception désœuvrée, impuissant à passer du stade confus de la perception à celui clair de l'aperception, cherche en effet dans le dédale tout en arabesques des signes trompeurs et des leurres redoublés, d'une scène de meurtre à une autre en passant par une vieille bâtisse, ici la fameuse villa Scott de Turin dont l'architecture de style Art nouveau vire facilement au gothique post-Edgar Allan Poe. La villa abandonnée accueille alors le caveau d'une scène primitive, le chemin laborieux d'une phénoménologie de la perception longtemps retenue de s'accomplir par la figure impossible du tueur.

 

 

 

Le tueur occulte l'est d'être occulté. Le tueur du giallo est tout entier du côté de l'excès et des courts-circuits de l'organique et de l'inorganique, dont les surgissements comme des déferlements se manifestent par les géniales compositions, grondantes, nerveuses et électriques, du groupe de rock Goblin. Et leur génie musical, digne alors du rock progressif de Pink Floyd, consiste à avoir largement excédé aussi la seule inspiration du thème ritournelle de Mike Oldfield dans L'Exorciste de William Friedkin qui inspirera encore John Carpenter pour Halloween (1978).

 

 

On ne dira jamais assez que la beauté du témoin argentien consiste à ce que le spectateur s'identifie à lui seulement parce qu'il est lui aussi le sujet identique d'une mise en crise organique, crise d'une perception retardée d'être une aperception parce qu'en ce dernier l'œil est également la crypte des images déposées pour n'être comprises qu'après coup, dans un différé soustrayant l'organe oculaire de la régie de synthèse du cerveau.

 

 

À l'instar du héros du fondateur L'Oiseau au plumage de cristal (1970), le pianiste de jazz Marcus Daly compose ici une nouvelle figure de témoin oculaire contrarié, témoin projeté contre son gré dans la situation critique d'être le spectateur forcé d'un passage à l'acte dont les coordonnées le dépassent d'être sensiblement compliquées, excédées dans leur lisibilité. La scène de meurtre du point de vue de son témoin oculaire contrarié, si elle est comparable à une « situation optique et sonore pure » pour parler comme Gilles Deleuze (cf. Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985), montrerait en passant que le giallo est bien l'héritier du néoréalisme. Mais l’héritier est tortueux et torturé puisqu’il s’acharnerait à en décomposer le legs (le fond d'inscription documentaire et social) en séries macabres ou morbides de pulsions partielles. Fantasmes originaires et fétiches ésotériques de fait accordées aussi au contexte de la confusion idéologique des « années de plomb », époque critique des passages à l'acte terroristes, rivaux et mimétiques qui est celle du raidissement autoritaire de la démocratie chrétienne et de l'obscurcissement gauchiste de l'hypothèse communiste.

 

 

 

Le symptôme de l'informe qui excède la forme reste cependant la hantise de tout formaliste n'ignorant pas que gît au fond de l'œil ce qui ne sera su qu'après coup, le voir plus fort que le savoir. Et l'écart de l'organique d'être vécu alors comme un écartèlement du corps désorganisé pour s'ouvrir et accueillir toute la jouissance de l'informe et de l'excès. La crudité des meurtres se voit ainsi rehaussée dans la cruauté stylisée de leur auteur, qui formalise l'informe de ses titillons pulsionnels et dont les manières précieuses appartiennent en vérité au cinéaste maniériste. L'artiste qui les met en forme et en scène en substituant aux passages à l'acte compulsifs les passages à l'acte de leur sublimation cinématographique. Le tueur est alors le masque du cinéaste quand le témoin oculaire serait celui du spectateur.

 

 

Justement, le témoin du meurtre inaugural d'une médium juive allemande (Macha Méril) ne l'est en effet que contrarié, étant le sujet de perceptions suffisamment hallucinatoires pour empêcher de devenir des aperceptions raisonnées. C'est pourquoi le témoin oculaire succède génialement à la médium assassinée dont on rappelle d'ailleurs à l'occasion de l'une de ses performances que son pouvoir n'est pas strictement humain. Son magnétisme appartient aussi à d'autres animaux, des insectes comme les termites et même les zèbres (notons en passant que le mixte du médium et du témoin mais celui-là sur un versant sonore caractérise déjà le personnage de l'aveugle du Chat à neuf queues). Ce n'est donc plus elle seule qui hallucine mais le témoin distant de son horrible meurtre. C'est le second qui doit composer en effet le chemin de vérité d'une phénoménologie de la perception à partir d'un court-circuit involontairement provoqué par la première dont la vision est comme cette mèche allumant la machine de mort logée à l'intérieur d'une mère monstrueuse, en attente d’une hasardeuse réactivation (Clara Calamai, inoubliable interprète de Ossessione – Les Amants diaboliques de Luchino Visconti en 1943).

 

 

 

On remarquera ici que les emballements des machines meurtrières le sont souvent chez Dario Argento de façon aléatoire et contingente : parce qu'un tableau vu par hasard active les mécanismes d'une psychose refoulée dans L'Oiseau au plumage de cristal ; parce que, dans Ténèbres (1982), un écrivain ne devient meurtrier qu'en imitant le meurtrier qui s'est préalablement inspiré de ses romans valant alors comme barrages à la possibilité du passage à l'acte ; parce que la victime d'un psychopathe incorpore la psychose de son agresseur comme dans Le Syndrome de Stendhal (1996). Et les deux derniers exemples prolongent encore autrement non seulement le corps morcelé de l'assassin mais encore la complication excédant son autorité (parce qu'il y a effectivement plus d'un tueur empêchant dès lors de rapporter tous les meurtres commis à un seul et unique meurtrier).

 

 

Si Marcus Daly est donc certain d'avoir vu quelque chose d'étrange, s'il est sûr qu'il y a quelque chose de niché tout au fond de son œil tel l'optogramme selon cette théorie fantaisiste mais opératoire dans Quatre mouches de velours gris (1971), il est longtemps incapable d'identifier cette bizarrerie afin d'en domestiquer rationnellement l'étrangeté. Mieux, cette étrangeté intérieure et résistant à toute domestication est comme en lui l'étranger, l'intrus dont il est l'involontaire gardien, l'hôte parasite dont il est le porteur au risque d'une hostilité interne et externe qui le prive de toute immunité. Ce faisant, son interprète, David Hemmings, rejoue le rôle du photographe de mode de Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni, mais en expérimentant désormais moins les écarts du réel et de la trace que ceux qui le tiennent dorénavant à distance du sens d'une perception afin qu'elle passe du confus au clair en devenant aperception.

 

 

 

Il faudra donc au héros de Profondo rosso travailler à partir du confus mais en sachant que cette confusion lui appartient pleinement autant qu'au monde entier, en sachant qu'il lui faudra glisser le long des surfaces en suivant la ligne tenant les bandes du dehors et du dedans. Il lui faudra ainsi tenir ensemble les touches du piano et les lignes de la partition afin de résister au chant des sirènes de la bande magnétique rejouant la comptine d'enfance qui est une ritournelle d’enfance et de mort. Il lui faudra également expérimenter dans l'investigation d'une vieille maison turinoise l'impasse de la profondeur afin de faire du primat des surfaces le trait décisif des images toujours déjà là. D’un côté, la chambre de mort hitchcockienne cachée qui voit la substitution significative du cadavre de la mère par celui du père est encadrée par une photographie prouvant la disparition d'une fenêtre, une peinture d'enfant sur un mur et recouverte de plâtre, ainsi que l'un de ses dessins conservé à l'école pour être plus tard recopié par une gamine sadique. De l’autre, ce n'est pas une peinture qui manque dans le couloir des tableaux à l'expressionnisme inquiétant digne d'Edvard Munch, mais un visage reflété dans un miroir comme une gorgone qui aurait pétrifié la perception en l'empêchant de devenir aperception (la méduse, on la retrouvera dans Trauma et Le Syndrome de Stendhal). La perception confuse avant de jouir de la clarté de l'aperception témoigne alors de la puissance des images, puissance de débord et d'excès qui fonde l'impuissance relative de leur spectateur, puissance d'informe également qui fonde le désir de forme du réalisateur en suspendant par désœuvrement le réel des pulsions y étant associées.

 

 

 

Disons-le ainsi : Dario Argento est un cinéaste qui, parmi ses pairs, exposerait le plus qu'il tourne des films aussi pour se soigner – autrement dit pour prendre soin de son désir environné de l'écume baveuse, salivaire et sanglante des pulsions organiques maladivement héritées de papa-maman.

 

 

Il faudra enfin au témoin oculaire contrarié vivre les temps morts de l'amour vrai, parce qu'autonome des enchaînements de l'action policière. Les temps morts qui sont les plus vivants, expliquant notamment pourquoi Dario Argento montre comme jamais tout le plaisir qu'il a eu à filmer en scènes gratuites de pure comédie américaine frottée du féminisme de l'époque la femme alors intensément aimée, Daria Nicolodi, future mère d'Asia Argento, jamais aussi belle et vive que dans ce film. C'est alors que tout fait sens, tout devient clair. Sur le versant des indices, c’est une inscription seulement visible dans la vapeur d'une salle de bain pour écrivaine ébouillantée, revenue de Une femme disparaît (1938) d'Alfred Hitchcock. Ce sont aussi des fétiches d'enfance parmi lesquels une effrayante poupée mécanique figurant la marionnette pulsionnelle s'activant dans tous les enfants brisés et leurs mères qui, vampiriques, les protègent en se nourrissant de la cause traumatique. Sur le versant des symptômes, c’est un couteau ensanglanté comme une langue à vif pour l'enfant avalant la couleuvre du crime maternel, c’est l'alcoolisme du fils incapable de sublimer son mal par la pratique du piano, l’obsession de qui voudrait éteindre le feu maternel en bénéficiant par exemple des flots de la fontaine turinoise de Neptune mais qui finira brûlé vif avec son corps traîné sur le bitume. Et la chaîne rouillée de la vieille bâtisse familiale de finir par relier dans une cage d'ascenseur le collier en guise de couperet d'une décapitation maternelle redoublant l'écrabouillement de la tête du fils (si l’ascenseur fatal succède à celui du Chat à neuf queues, la mère guillotinée précède la mère guillotineuse de Trauma).

 

 

 

À la toute fin de Profondo rosso, Marcus Daly voit son visage absorbé dans une flaque du sang maternel. Son reflet captif d'une bulle de rouge qui délivrerait la raison finale du titre original du cinquième long-métrage de Dario Argento, la première acmé de son œuvre. Le giallo argentien est une monadologie négative dont le sang est la substance simple et sans fenêtre au principe de toutes les compositions comme de toutes les décompositions, organiques et inorganiques. Et lorsque ce sang est maternel, la monadologie négative se comprend comme une gynécologie négative dont l'une des grandes illustrations sera plus tard proposée par Phenomena et, davantage encore, par Trauma. En attendant, la dé-composition monadologique trouvera à s'élargir de manière cosmique en fondant le chaudron alchimique de la trilogie dite des Trois Mères ouverte avec l'autre acmé baroque de l'œuvre, Suspiria (1977), l'Œuvre au rouge du cinéma de Dario Argento.

 

 

 

17 juillet 2018

Suspiria (1977)

 

 

 

 

 

L'apprentissage de l'émancipation

(un conte, une danse, un sourire)

 

 

 

 

 

Que faire après Profondo rosso – Les Frissons de l'angoisse (1975), giallo baroque frotté de surnaturel et que beaucoup considèrent comme le meilleur du genre ? Dario Argento change une nouvelle fois de braquet et, s'il reprend certains éléments caractéristiques du « jaune » (les meurtres d'un tueur sadique et maniéré, omniscient et invisible), il s'agit aussi d'en radicaliser la dénaturation corporelle (le tueur poussé dans ses retranchements acousmatiques et incorporels devient puissance surnaturelle, force démoniaque). Et les agencer encore autrement aura permis d'obtenir un étonnant élixir, où l'horrifique se mêle d'ésotérique à l'occasion d'une inoubliable bacchanale. Suspirira est en effet une fête grandiose, épuisante et dispendieuse des sens, offerte à une jeune femme soumise à l'épreuve initiatique de sa libération hors de la tutelle autoritaire exercée par des maîtresses anciennes.

 

 

 

Avec Suspiria, le cinéaste compose effectivement une toute nouvelle formule alchimique en continuant certes de marcher dans les pas de son maître, Mario Bava, auteur de La Fille qui en savait trop (1963) et Six femmes pour l'assassin (1964) mais déjà avant du Masque du démon (1960), pour que sa foulée fidèle finisse cependant par l'entraîner à emprunter de nouvelles sentes, originales dans leurs puissances de novation. Dès le générique enroulé dans la spire d'une ritournelle enfantine frictionnée de bouzouki et secoué des spasmes d'un gong, la transe rock de Goblin opère comme la tempête soufflant dans le dos de l'Ange de l'Histoire de Walter Benjamin, emportant le spectateur dans un univers de ténèbres paradoxalement chauffées de couleurs pop mais saturées, le rouge surtout, mais aussi le vert, le bleu, du rose. La première séquence introduit l'héroïne, Suzy Banner jouée par Jessica Harper qui débarque presque directement de Phantom of the Paradise (1974) de Brian De Palma, l'apprentie danseuse sortant de l'aéroport de Fribourg-en-Bresgau pour être rapidement malmenée par le déchaînement surnaturel des éléments naturels. La pluie est torrentielle, le vent hurle en bourrasque, la nuit est d'encre épaisse. Il lui aura suffi de passer les portes automatiques de l'aéroport, dont le mécanisme évoque irrésistiblement celui d'un couperet, pour qu'un autre monde apparaisse dans un mélange indécidable de féerie et de cauchemar apocalyptique. Comme un vortex de sensations soufflées par d'invisibles démons dont Goblin offre la chambre d'échos, ouverte aux quatre vents d'un chœur râleur et caverneux en écho à The Exorcist (1973) de William Friedkin. S'imposerait alors la paraphrase du fameux carton apocryphe ajouté par le mouvement surréaliste à Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau : « Dès qu'elle eut franchi le seuil de l'aéroport, les sorcières vinrent à sa rencontre ». Le périple inaugural en taxi de Suzy s'apparente en effet à la traversée d'un fleuve bouillonnant digne des Enfers grecs. Les égouts grondent et leurs bouches débordent, ils dégorgent des eaux pluviales. Il est vrai aussi que le navigateur est un chauffeur de taxi taciturne posé en avatar moderne de Charon, le nocher du Styx (le même acteur, Fulvio Mingozzi, reprendra d'ailleurs le même rôle de passeur pour Inferno en 1980, deuxième volet d'une seconde trilogie dite des « Trois Mères » et achevée en 2007 avec La terza madre – Mother of Tears – La Troisième mère).

 

 

 

C'est donc un état d'hypnose auquel travaille d'emblée Dario Argento, dont Suzy n'est pas moins le sujet que le spectateur de l'autre côté de l'écran miroitant, qui trouve encore à être relayé, comme une scène nocturne peinte par René Magritte, par la lumière éblouissante des phares du taxi filtrée par intermittence à travers le grillage des troncs d'une forêt de bouleaux. Et l'état hypnotique, qui sera établi et maintenu jusqu'à la fin du film, sera encore l'occasion d'opérations diverses de synesthésie. Ses effets se joueront avec une variété insensée dont le programme ramasserait en l'intensifiant toute l'invention psychédélique engagée durant la décennie précédente. Une fois que l'héroïne aura intégré une école prestigieuse de danse révélant le sanctuaire de la « Mère des soupirs », la discipline académique cédera rapidement sa place à une série labyrinthique d'épreuves violentes dont l'issue se jouera décisivement sur la compréhension rétroactive d'une perception initialement faussée (et désormais sonore après avoir été visuelle avec l’inaugural Oiseau au plumage de cristal en 1970).

 

 

 

Ainsi, un fragment de miroir manipulé par une domestique dans un couloir de l'école agira sur Suzy comme un sortilège de lumière, une attaque magique et psychique. Le duo que la matrone forme avec un enfant, ainsi qu'un beau plan de rideau en velours bleu, préfigureraient par ailleurs certaines visions à venir de David Lynch, entre Blue Velvet (1986) et Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992). D'être frotté, le bout de verre poli brille en effet d'un éclat aveuglant comme une lame perçant le cœur, mais aussi comme une langue qui enfoncerait sa ritournelle démoniaque dans l'oreille jusqu'au cerveau, mais encore comme un sexe dressé dont l'intensité phallique ferait apparaître la qualité hallucinatoire et éjaculatoire d'une pulvérulence de poussière spermatique. Dario Argento a raconté dans son autobiographie le traumatisme d'enfance d'un couloir situé dans l'appartement familial, effrayant de longueur qu'il en paraissait interminable. L'important aura dès lors consisté à faire de ce couloir rouge strié de noir l'image d'un conduit menant parmi d’autres au centre fuyant de l'architecture mystérieuse et aberrante de Suspiria, dépliée dans toutes ses facettes à la fois plastique et mentale, organique et onirique, personnelle et cosmique.

 

 

 

L'évidence largement soulignée par la critique invite à reconnaître en Suzy une héroïne carrollienne projetée dans un monde imprégné de « caligarisme ». Après avoir traversé le miroir des portes battantes de l'aéroport, la nouvelle Alice est en effet confrontée à un univers faussement familier, mais dont les dimensions démesurées la ramènent à une statut réducteur de mineure. C'est tout le décor qui aura été construit ainsi afin de rétrécir l'héroïne et de montrer à l'œuvre la diminution de sa puissance d'agir. On comprendra la finalité de l'apprentissage perversement donnée à l'école des femmes dirigée par Madame Blanc (Joan Bennett, vieille reine langienne) et Miss Tanner (Alida Valli, âme damnée à la Georges Franju), qui consiste en réalité à voler l'énergie vitale des jeunes danseuses au bénéfice vampirique d'une sorcière antique, Elena Marcos, immigrée grecque dont on comprendre avec Inferno qu'il s'agit en fait de Mater Suspiriorum, la plus âgée de trois sœurs dont les affrontements successifs constituent la matrice du cycle infernal des « Trois Mères ». À cet égard, l'une des référence littéraires les plus importantes du film apportée par Daria Nicolodi est Suspiria de Profundis (1845) de Thomas de Quincey, plus précisément le poème intitulé « Levana and Our Ladies of Sorrow » où apparaît le nom des trois mères identifiées aux compagnes de Levana, une déesse romaine des rituels liés notamment à l'accouchement.

 

 

 

Pour la première fois, Dario Argento choisit une jeune femme comme héroïne principale de son cinéma, projetée dans un combat au terme duquel, dans un incendie final digne de La Chute de la maison Usher (1839) d'Edgar Allan Poe, il s'agira pour elle de triompher d'une présence maternelle excessive. A l'instar de Carrie (1976) de Brian De Palma d'après le roman éponyme de Stephen King, Suspiria pourrait alors relever du sous-genre du « teenage movie » : une jeune femme arrive dans une nouvelle école, doit s'adapter aux nouvelles règles de vie, essaie malgré la rivalité et la jalousie de se faire des amies, tente de trouver un petit copain rêvé en prince charmant contemporain. Le film mobilise également d'autres références culturelles plus ou moins secrètes ou cryptiques, de Blanche-Neige et les Sept Nains (1937) de Walt Disney à Mine-haha ou l'éducation corporelle des jeunes filles (1903) de Frank Wedekind. De cette dernière nouvelle, Lucile Hadzihalilovic en proposera l’adaptation avec Innocence (2004) où des jeunes filles sont coupées du monde extérieur, formées à la discipline de la danse classique et formatées à un rôle social et sexuel avant de retourner à la société pour y retrouver, semblablement éduqués, leurs homologues masculins. Pourtant, Dario Argento prendra bien soin de décevoir de telles conventions en expulsant radicalement camarades et petit ami à l'extérieur du premier cercle de la fiction. Pour cette raison même, Suspiria passe haut la main le fameux test de Bechdel servant à démontrer que le cinéma est largement peuplé de personnages féminins préoccupés par le genre masculin. Certains rôles masculins secondaires y sont effectivement dérisoires, du psychologue joué par Udo Kier au petit ami interprété par Miguel Bosé, inutile en regard du combat entrepris par Suzy. De fait, l'accusation de sexisme mille fois réitérée à l'encontre du cinéaste italien perd avec un opus magnum comme Suspiria de son évidence supposée.

 

 

 

Suspiria aura donc proposé à son héroïne – et le spectateur la suit de près – de traverser le miroir labyrinthique de ses propres couches référentielles (la taverne bavaroise où Hitler échafauda historiquement l'idée de son putsch y côtoie la panthère noire de Cat People – La Féline de Jacques Tourneur et la momie maternelle de Psycho d'Alfred Hitchcock). Pavé de cadavres, le musée des horreurs ouvre la voie royale à une trajectoire initiatique pour laquelle la ressaisie d'une perception sonore incomplète impose de rendre gorge au pouvoir illusoire d'autorités asphyxiantes et ensorcelantes. La plume particulièrement symbolique d'un pan de cristal fichée dans le cœur de l'invisible sorcière réduite à une silhouette luminescente avère cependant qu'avoir raison de l'illusion exige un acte intuitif témoignant de la nécessité dialectique de l'illusion même. Triompher de l'illusion oblige en effet à passer par son épreuve et les effets heuristiques que l'on devra en tirer (le rituel antique est bien alors ici celui de l'accouchement, de la connaissance comme nouvelle naissance).

 

 

 

C'est seulement ainsi que Suzy Banner peut en beauté accomplir son véritable apprentissage. L'enseignement sauvage qui aura été le sien aura été arraché des griffes du pouvoir de subordination et de vampirisation exercé par des éducateurs barbares dont l'antique domination s'entretient d'une jeunesse volée pour être bue jusqu'à la lie. En beauté, c'est-à-dire dans le pli presque imperceptible du visage de Jessica Harper, ce pli indécidable du sublime dernier plan de Suspiria. Celui où l'on ne sait si c'est le personnage ou l'actrice qui esquisse un léger sourire, non pas pour renvoyer l'illusion à sa facticité, mais pour au contraire indiquer qu'il y a une joie enfantine à en traverser le miroir ensorceleur.

 

 

 

15 mars 2018

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