Pré-Code, les revers de la parenthèse enchantée

(seconde partie)

« Forbidden Hollywood » est une rétrospective conçue en 2019 par Warner Bros. et le Festival Lumière proposant en dix longs-métrages un panorama dédié aux films rassemblés sous l'étiquette du Pré-Code. Soutenu par l'Agence pour le Développement Régional du Cinéma et l'Association Française des Cinémas d'Art et Essai, la rétrospective est consacrée à célébrer une « parenthèse enchantée » qui, entre 1929 avec le début du parlant et l'application en 1934 du Code Hays écrit cinq ans auparavant, a permis à des producteurs et des scénaristes, des réalisateurs et des acteurs de participer à une diversité de films culottés défendant « une vision du monde subversive, novatrice, dont la valeur ultime est la liberté » pour reprendre les termes de la critique Hélène Frappat dans le texte de présentation rédigé à cette occasion.

 

 

 

Le Pré-Code nomme ainsi comme un quasi-genre cinématographique qui, borné dans l'espace et le temps, voudrait rendre grâce et justice aux audaces de la courte séquence historique d'une industrie qui, dans un contexte de crise économique sévère, a fini par céder à la pression des ligues de vertu. Le scandale suscité par les trois procès de l'acteur et réalisateur burlesque Fatty Arbuckle issu de la Keystone Company et compromis dans une affaire de viol et de meurtre sur Virginia Rappe entre 1921 et 1922 impose l'idée d'appliquer un code de censure rédigé par deux bigots, le jésuite Daniel A. Lord et l'éditeur catholique Martin Quigley, sous la houlette de l'antisémite Joseph Ignatius Breen dirigeant jusqu'en 1954 l'office d'administration du code (Production Code Administration) et de l'avocat presbytérien issu des rangs du Parti républicain William Hays à la tête de la Motion Picture Producers and Distributors of America (MMPA) créé justement après l'affaire Arbuckle. Le code qui va mettre en difficulté bon nombre d'entrepreneurs, parmi lesquels le producteur Howard Hughes, a cependant pour lui de relever aussi d'une auto-régulation stratégique qui permet à Hollywood de calmer les ligues de vertu comme d'être protégé de l'ingérence de l'État fédéral.

 

 

 

C'est donc une erreur de parler de « pressions gouvernementales » comme le fait Hélène Frappat. Cette erreur n'est d'ailleurs pas la seule et, à force de tordre le bâton dans l'autre sens, on ne voit pas que le Pré-Code est une catégorie construite après coup qui, si elle a l'avantage de mettre l'accent sur un moment particulier de l'histoire de l'industrie hollywoodienne, a aussi le tort d'homogénéiser et sur-interpréter des films autrement plus complexes et retors à seulement servir d'illustration rétrospective des raisons actuelles et légitimes du féminisme et de la critique sociale du backlash réactionnaire et du conservatisme.

 

 

 

Regarder et apprécier les films de William A. Wellman et Michael Curtiz, William Dieterle et Roy Del Ruth, Jack Conway et Alfred E. Green, Clarence Brown et Victor Fleming, produites par Irving Thalberg et Albert Lewin pour la M.G.M. ou pour la Warner Bros., interprétés par Barbara Stanwyck et Jean Harlow, Joan Blondell et Ruth Chatterton, mais aussi par Clark Gable et James Cagney, George Brent et Warren William, c'est avoir affaire à une diversité qui complique la catégorie qui voudraient en unifier rétrospectivement l'unité qui n'est rien moins que fictive. L'adultère profanant les liens sacrés du mariage et la consommation d'alcool malgré la prohibition, la violence des rapports de travail qui se doublent d'une violence des rapports entre les genres, la force des femmes qui en veulent et la faiblesse des dominants qui tombent en décadence, tout cela participe en effet à rendre excitants des films produits alors que le code existait déjà même s'il n'était pas encore officiellement appliqué. Ces films étaient alors engagés à négocier durant tout le processus de production et de fabrication des marges de liberté qui allaient être considérablement réduites à partir de 1934.

 

 

 

Une « parenthèse enchantée » ? Oui et non

 

 

 

La « parenthèse enchantée » l'est puissamment pour les héroïnes respectives de Baby Face et Red-Headed Woman qui, modernes Lilith, sont des tornades blanches ou rouges dévastatrices. C'est aussi le cas pour les magnifiques relations amicales de White Nurse – L'Ange blanc (avec les deux infirmières jouées par Barbara Stanwyck et Joan Blondell) ou sentimentales de Blonde Crazy (quel beau couple que celui formé par Joan Blondell et James Cagney). La « parenthèse enchantée » l'est franchement moins pour les coolies victime du racisme colonial dans Red Dust – La Belle de Saïgon, pour les managers décrits dans Employees' Entrance comme des salauds nécessaires afin de sortir le capitalisme de la crise. La force supposément provocatrice et subversive de la liberté toujours décrite par Hélène Frappat se casse souvent le nez aussi sur la persévérance des vieux modèles féminins naturalisés (Female), sur le rappel à l'ordre des places et des hiérarchies (A Free Soul – Âmes perdues), sur la rémission morale des charlatans contrevenant à la règle de la norme (The Mind Reader).

 

 

 

Enfin, écrire qu'à l'époque du Pré-Code « les femmes prennent le pouvoir » est purement et simplement une fiction fallacieuse contredite par une réalité cinématographique massive, qui est majoritairement masculine en termes de production, d'écriture et de réalisation. Aucune productrice, pas davantage de réalisatrice et, du côté du scénario, n'apparaissent que les seuls noms d'Anita Loos (Red-Headed Woman) et Kathryn Scola (Baby Face et Female).

 

 

 

Une meilleure manière, plus juste et nuancée historiquement, d'apprécier la qualité des films hollywoodiens produits entre 1929 et 1934 consisterait plutôt à lire Mélanie Boissonneau. Issu de sa thèse, l'ouvrage intitulé Pin-up au temps du Pré-Code (1930-1934) (éd. Lettmotif, 2019) n'hésite d'ailleurs pas à critiquer la catégorie même du Pré-Code en rappelant qu'elle ne fait pas consensus dans le champ universitaire, en même temps qu'elle sert aussi à la valorisation commerciale intéressée des collections patrimoniales des studios. Prenons l'exemple significatif de Jean Harlow. La star est, selon Hélène Frappat, l'égérie d'une sexualité émancipée dont Red-Headed Woman, dédié à la « gloire du pouvoir féminin », offrirait le « manifeste cru, sexuel et brutal ». Oui, mais c'est alors en taisant de manière bien problématique comment la première bombe explosive et blonde du cinéma hollywoodien a été, à l'instar de Betty Boop, l'objet d'une « stratégie de domination qui la rend (…) beaucoup moins subversive que sa réception ne le suggère » (Ibidem, p. 240).

 

 

 

On ne serait pas loin de penser d'ailleurs que la célébration des figures féminines émancipées et émancipatrices du temps béni du Pré-Code, loin de s'opposer à la domination patriarcale et sexiste, en entretiendrait au contraire la reproduction symbolique. C'est le cas quand ce discours, à force d'illusion par idéalisation rétrospective, fait totalement fi des conditions réelles de production des films comme des clivages narratifs dont ils témoignent souvent et qui ne se réduisent pas à des fins artificielles que la critique pourrait simplement écarter d'un revers de la main. « La société patriarcale met donc en place une parfaite illusion en dominant les personnages féminins dans les films et en construisant une image de fausse émancipation a posteriori » écrit ainsi Mélanie Boissonneau qui consacre de nombreuses pages passionnantes à Jean Harlow, portant notamment son interprétation dans Red Headed Woman (Ibid., p. 454).

 

 

 

C'est dans cette perspective-là, qui allie l'analyse filmique à la critique matérialiste, que l'on pourra apprécier pleinement des films pour ce qu'ils sont vraiment, à savoir des composés instables et tiraillés, qui promettent beaucoup avant de dissiper l'ivresse (Jewel Robbery) ou s'effondrer (Female et A Free Soul – Âmes perdues), dont les clivages assombrissent les élans modernistes (la femme gagne dans Red Dust – La Belle de Saïgon ce qu'y perd le racisé) ou bien les contraignent à revenir au bercail (The Mind Reader et Employees' Entrance), qui surprennent par leurs audaces (Baby Face et Red-Headed Woman) ou bien encore par la subtilité des relations décrites (White Nurse – L'Ange blanc, Blonde Crazy). Rien de plus vivant alors que des films respectés dans les contradictions qui les travaillent et dont les tiraillements peuvent alors éclairer les nôtres à l'heure sombre du vacarme triomphant des réactionnaires.

 

 

 

1-20 juillet 2020

Female (1933) de Michael Curtiz

 

 

 

Diane, le lièvre et le porcelet

 

 

 

Michael Curtiz et William Dieterle (avec William A. Wellman non crédité au générique comme ce dernier n'est pas crédité) se retrouvent pour la réalisation de Female, un film idéal pour sonder les mouvements contradictoires du Pré-Code. Female brosse avec une célérité caractéristique (le film ne dure pas plus d'une heure) le portrait d'Alison Drake, héritière d'une grande entreprise de productions de voitures à l'époque où le fordisme est sur le point de s'imposer en nouveau paradigme du capitalisme alors ébranlé par le krach de 1929. La femme d'affaires est constamment au travail, toujours pressée. La directrice travaille en même temps sur plusieurs dossiers, affairée. Elle est une stratège autoritaire et respectée qui pense et agit vite, elle répond aux coups de téléphone intempestifs, jongle avec les multiples tâches exigées par son statut, distribue les ordres à ses secrétaires et ses employés, prend les initiatives lors du conseil des actionnaires, réfléchit à l'innovation industrielle qui permettrait à son groupe d'amortir les effets profonds de la crise. Son autorité s'impose avec une force et un allant qui la rendent plus désirable parce que, comme la dame pour le chevalier courtois, elle est inaccessible à la plupart des hommes qu'elle domine socialement.

 

 

 

Une excellente idée a consisté à confier le rôle principal d'Alison Drake à Ruth Chatterton qui est alors non seulement une grande vedette mais également une aviatrice, amie de la pionnière Amelia Earhart disparue dans le Pacifique en juillet 1937. L'actrice sait varier les expressions d'une autorité dont la sévérité s'ouvre tantôt aux adoucissements des retrouvailles avec une ancienne amie du temps de l'école, tantôt aux sourires invitant à jouer le jeu de la séduction quand la patronne repère parmi ses subordonnés celui qui est le plus susceptible de passer la soirée avec elle. Dans un cas comme dans l'autre, s'affirme une même disposition : l'amie dont le mariage représente la position féminine traditionnelle n'en est pas moins un anti-modèle pour Alison dont le statut l'autorise à d'indiscutables libertinages. La reine des abeilles chasse en effet parmi ses ouvrières la plus digne de passer la nuit avec elle pour ensuite la répudier souverainement le lendemain. Gare alors aux récalcitrants qui croient parce qu'ils sont des hommes qu'ils peuvent insister avec des déclarations ou des fleurs : la relégation dans des emplois subalternes ou la mutation loin du centre de décision sont des sanctions dont le couperet est un dur rappel à l'ordre aux hiérarchies de la domination.

 

 

 

Ainsi, Female fait fort sur deux plans différents : d'un côté, le pouvoir statutaire donné par la domination économique explicite l'arbitraire des décisions hiérarchiques quand le rapport de subordination bénéficie pour une fois à une femme ; de l'autre, la femme jouit moins des hommes qui se succèdent dans son lit que du pouvoir de neutralisation de la domination masculine que lui confère son statut. Le film a souvent du génie. Déjà quand il montre derrière la baie vitrée du grand bureau de l'héroïne l'agitation des machines en action, notamment les grues qui indiquent la possession féminine du phallus. Il en a encore quand la même stratégie de séduction est reconduite en s'exhibant comme mécanique (le bouton pour faire servir le vodka russe, le même disque sur le gramophone) dont le machinisme retraduit dans la sphère intime le processus de production industrielle des voitures. Le modèle impérial de Catherine II de Russie, dont le délirant baroquisme sera bientôt mis en forme dans le génial Impératrice rouge (1934) de Josef von Sternberg, se combine ainsi avec une gestion utilitaire et même proprement fordiste dans les affaires du sexe.

 

 

 

Le libertinage dédié à la liberté si rare d'une femme à multiplier les amants expose alors une compulsion de répétition raccord avec la dimension sérielle des processus de production et de consommation caractéristiques du capitalisme industriel. C'est drôle et c'est original en attrapant la capitalisme du côté du sexisme et réciproquement. Et puis, badaboum, arrive Jim Thorne (George Brent qui l'interprète a été l'époux de Ruth Chatterton, il joue aussi celui qui met un frein aux ambitions de l'héroïne éponyme de Baby Face, mauvais signe). L'ingénieur dont les innovations pourraient sauver l'empire industriel d'Alison est un mâle traditionnel, il ne supporte pas la femme qui rivaliser avec lui au tir à la carabine en lui préférant celle qui s'abandonne dans ses bras en lui laissant le manche. Alison l'a bien compris en usant du stéréotype auquel succombe l'ingénieur mais la pauvre ignore alors qu'elle va y succomber elle-même. Le stéréotype n'est pas un artifice employé au service détourné d'un usage perverti des rapports de genre classiques mais le révélateur d'une nature authentique enfouie et réprimée. Si drôle soit-il, Pettigrew, le secrétaire particulier d'Alison qui s'amuse à voir les hommes se casser le nez sur le roc de la patronne, lui administre une leçon de chose qui est celle d'un retour à la nature normale des choses que la pression des actionnaires va accentuer davantage. Alors Alison admet l'évidence : le stéréotype de la passivité féminine au profit de la position masculine forte est la vérité d'une nature longtemps mutilée et désormais retrouvée.

 

 

 

Mais il faut faire vite, le temps presse pour la femme pressée qui a tant tardé avant de consentir à la logique naturelle des choses. La fin de Female est horriblement réactionnaire. En ratiboisant toutes les audaces cultivées dans sa première partie, sa conclusion est un retournement absolument perfide. Alison fonce en voiture pour rejoindre l'ingénieur aimé retrouvé dans une autre fête foraine. Désormais lui seul joue au tir à la carabine, abat quelques cibles tandis que l'amoureuse reste derrière lui et c'est lui qui conduit sa voiture avec en tête l'innovation qui sauvera son entreprise. Diane chasseresse a compris qu'il lui faut préférer la position du lièvre chassé. Désarmée, Alison a été convaincue de passer le phallus à son détenteur naturellement plus légitime. Seul le porcelet gagné au stand de tir a des cris qui écorchent les oreilles en faisant drôlement entendre la musique infernale d'un retour à la normale des places habituellement aménagées par l'ordre des dominations.

Night Nurse – L'Ange blanc (1931) de William A. Wellman

 

 

 

Le métier de vivre du porc-épic

 

 

 

Night Nurse – L'Ange blanc (1931) est le premier des cinq films que Barbara Stanwyck tourne sous la direction de William A. Wellman, suivi par So Big – Mon grand (1932), The Purchase Price (1932), The Great Man's Lady – L'Inspiratrice (1942) et Lady of Burlesque – L'Étrangleur (1943). Frank Capra en a fait une vedette avec Ladies of Leisure – Femmes de luxe (1930) et tous les deux se retrouvent juste après Night Nurse pour The Miracle Woman (1931) auxquels succéderont trois autres films importants, Forbidden – Amour défendu (1932), The Bitter Tea of General Yen – La Grande Muraille (1933) et Meet John Doe – L'Homme de la rue (1941). Barbara Stanwyck est à la fin de la guerre non seulement l'une des très rares actrices indépendantes des studios, libre de tout engagement à long terme avec eux, mais également la femme la mieux payée de tout le pays.

 

 

 

Aux côtés de Joan Crawford et Bette Davies, Barbara Stanwyck incarne dans le Hollywood des années 1930 un type féminin fort, doté d'une autorité qui, loin de saper son sex-appeal, rehausse au contraire ses qualités érotiques propres (son regard fascine par sa dureté, son sourire suggère des morsures). Barbara Stanwyck séduit aussi parce que, prémunie de toute hystérie, elle jouit d'une distance souveraine face aux événements en osant avoir la virilité nécessaire pour renvoyer les hommes dans les cordes, y compris physiquement. Les mariages médiatisés avec Frank Fay et surtout Robert Taylor protègent l'intimité de la vedette que son biographe Axel Madsen décrit aux côtés de Greta Garbo comme « la plus célèbre lesbienne au placard de Hollywood ». Avant de briller comme la « bad girl » ultime du film noir avec Double Indemnity – Assurance sur la mort (1944) et plus tard encore comme la chef de tribu dans un western comme Forty Guns – Quarante tueurs (1958) de Samuel Fuller, Barbara Stanwyck est l'une des vedettes attitrées des grands films de l'époque du Pré-Code qui ont le souci de brosser des portraits de femmes dédiés à la construction d'une autorité exigeant des hommes le respect : citons encore Illicit (1931) d'Archie Mayo, Baby Face (1933) d'Alfred E. Green, The Woman in Red – La Dame en rouge (1935) de Robert Florey.

 

 

 

La première rencontre entre Barbara Stanwyck et Frank Capra a été si électrique que le réalisateur s'en est plaint au producteur Harry Cohn en la comparant à un porc-épic. Il ignorait alors que le porc-épic de son vrai nom Ruby Stevens est née à Brooklyn dans une famille pauvre, avec une mère tuée accidentellement par un ivrogne qui l'a poussée sous un tramway, un père qui disparaît sur le chantier de construction du canal de Panama, les familles d'accueil qui se succèdent et les premiers jobs d'emballeuse et de standardiste. Produit pour la Warner qui cartonne avec le procédé Vitaphone qui permet d'associer à la sonorisation des images les bruits d'ambiance et la musique, Night Nurse est un film qui a l'intelligence de témoigner de cela par la bande. Si sa construction narrative est singulière, avec deux parties distinctes et relativement autonomes, c'est pour rendre justice à la persévérance d'une femme dont la morale dépasse le seul cadre éthique des apprentissages professionnels parce qu'elle relève d'un métier de vivre.

 

 

 

Dans un premier mouvement, Lora Hart est une élève-infirmière qui fait ses armes dans les différents services d'un hôpital. Le ton est celui du récit de formation avec ses épisodes juxtaposés recoupant les services médicaux (la maternité, les urgences, la salle de chirurgie) qui, quelques décennies plus tard, seront ceux d'un feuilleton télévisé. L'autoritarisme de marâtre de l'infirmière en chef et le rire lourd des internes dragueurs valent moins que les amitiés naissantes entre l'héroïne et une autre élève infirmière jouée par Joan Blondell comme avec un petit gangster sympathique interprétée par Ben Lyon. Avec ce dernier, le jeu de la séduction prend la forme cool d'un copinage moderne qui trace une voie alternative aux conventions hétérosexuelles ; avec la première, la solidarité féminine s'épanouit charnellement avec des blouses échangées, des déshabillages et des lits partagés qui composent les moments d'une érotique unique. Que l'on connaisse ou non la sexualité de Barbara Stanwyck, les scènes avec Joan Blondell dégagent un érotisme mêlé de tendresse dont la complicité fait encore aujourd'hui rêver.

 

 

 

La seconde partie de Night Nurse permet à Barbara Stanwyck de retrouver la peau hérissée de piquants du porc-épic. Une fois le diplôme reçu sous la tutelle symbolique de Florence Nightingale, pionnière des soins infirmiers décédée en 1910, Lora Hart affronte un premier cas pratique plus que problématique. Les deux petites filles dont elle s'occupe souffrent d'une malnutrition chronique à laquelle participent activement le médecin de famille et le chauffeur de la maison, dont on découvre qu'ils se sont entendus pour toucher l'assurance couvrant la mort des enfants, et passivement une mère inconsciente et manipulée qui soigne sa neurasthénie en picolant outre mesure. Au temps fort de la prohibition, l'alcool est tantôt le cadeau qu'une copine reçoit de son copain (le gangster soigné d'une blessure par balle par Lora lui envoie une bouteille de scotch), tantôt le poison qui corrompt les familles bourgeoises et les autorités médicales. Dans ce paysage social et moral en voie de décomposition avancée, plane la menace de viol sur Lora qui, si elle y échappe in extremis, n'évite pas les coups donnés en série par l'ange noir de la maison, le chauffeur incarné par Clark Gable.

 

 

 

Arrive le plus beau suivi du plus étonnant. D'abord, Lora rompt avec l'éthique de l'infirmière subordonnée à l'autorité du médecin au nom d'une morale supérieure qui est un refus viscéral de laisser mourir des petites filles. Le métier de vivre s'impose au code professionnel et non l'inverse et il appartient au porc-épic qui a été une petite fille malmenée en vrai par la vie. Ensuite, le copain gangster offre à Lora deux autres cadeaux : l'un est l'exécution commanditée du chauffeur, l'autre la conduite partagée de sa voiture, lui au volant et elle tenant le boîtier de vitesse. Le porc-épic tient en main le manche qui est un piquant fatal aux hommes s'obstinant à ne pas vouloir changer de peau.

A Free Soul – Âmes libres (1931) de Clarence Brown

 

 

 

Le procès de l’inceste

 

 

 

A Free Soul commence fort, très fort. Joué par Lionel Barrymore, Stephen Ash est un avocat célèbre de San Francisco. Pendant que l’homme d’âge mûr s’adonne à la lecture matinale des journaux, une jeune femme l’interpelle off depuis la salle de bain en lui demandant de lui donner ses sous-vêtements. Cette femme malicieuse, moderne et pimpante se prénomme Jan et elle est interprétée par Norma Shearer. Jan pourrait être sa fille, pense d’abord le spectateur, avant de découvrir qu’elle l’est vraiment. Le baiser sur la bouche et l’intime connivence caractérisent en effet la relation d’un père et sa fille et la seconde est aussi certaine de la qualité exceptionnelle de leur histoire que le premier est sûr de son métier d’avocat, au point de s’autoriser à se faire verser dans les encoignures du prétoire l’alcool maison qu’en douce lui refile son assistant et qu’interdit alors la prohibition.

 

 

 

Il ne s’agit pas d’ouvrir le bal d’un film qui s’ouvre et se clôt significativement sur une plaidoirie en s’amusant d’ambivalences vite tranchées et expédiées. A Free Soul examine au contraire les conséquences inavouées et déroutantes d’une affection si intense qu’elle justifierait du côté paternel l’addiction prononcée à la bouteille quand, sur le versant filial, le choix d’un mode de vie libertaire rompt avec les obligations mondaines et policées exigées. Le film de Clarence Brown a si bien conscience de la vérité transgressive de la relation entre Stephen et Jan qu’il en relaie relativement la conscience du côté des personnages comme il s’évertue aussi à en étouffer à la fin le foyer qui, si cela n’avait pas été fait, aurait fait jaillir le tabou de l’inceste jusqu’à crever l’écran.

 

 

 

La possibilité incestueuse est un feu qui alimente les consommations incandescentes du père et celui-ci a bien du mal en effet à justifier ses addictions, parlant notamment d’une anxiété et d’une excitation dont on voit bien qu’elles ne sont pas la résultante des défenses qu’il maîtrise avec un art consommé de la conviction. Avec Jan, le plaisir consiste à s’enticher d’Ace Wilfong (Clark Gable), le gangster brillamment défendu par son père, en autorisant par voie de conséquence de casser les fiançailles avec son amoureux Dwight Winthrop (Leslie Howard). L’ivresse alcoolique du père se prolongerait ainsi pour sa fille dans le plaisir étourdissant à rompre avec les valeurs du monde social dont elle est issue. Mais leurs mutuelles inconséquences sont sanctionnées par une tournure narrative qui oblige les uns à revenir à la place qui leur est socialement échue (Jane renoue avec Dwight après que ce ce dernier ait assassiné Ace) et les autres à se sacrifier sur l’autel du retour au consensus (l’ultime plaidoirie de Stephen compense sa mort par l’Oscar remis pour son interprète).

 

 

 

Produit par la M.G.M., A Free Soul fonctionne un peu comme Female de Michael Curtiz produit par le studio concurrent Warner Bros. Dans les deux cas, le goût initial pour l’audace à bousculer les normes (la relation quasi-incestueuse dont se nourrissent libertinages et consommations alcooliques dans le premier film, le consumérisme sexuel de la directrice d’entreprise pour le second) bute sur une forme de repentir qui s’épanouit si fort qu’il emporte tout en effaçant les avancées amorcées (ici le père meurt et la fille revient dans le droit chemin, là une femme de tête qui domine la relation sexuelle se range à sa nature supposément réprimée d’épouse docile). L’exemple de ces deux films vient compliquer les représentations un peu trop homogénéisatrices qui, aujourd'hui, surexposent les libertés hétérodoxes prises par les films bénéficiant rétrospectivement du label du Pré-Code en sous-exposant les clivages qui les tiraillent, et qui les rendent aussi passionnants à ce titre.

 

 

 

Female donne ainsi raison à son personnage de femme qui tient le phallus bien en main et Ruth Chatterton le défend magnifiquement, jusqu’à se retourner complètement contre lui quand la nature est censée rappeler l’héroïne à l’ordre de la domination masculine. Seul un cri de porcelet vient avertir à la fin que la nature souffre de ne pas aller de soi. Avec A Free Soul, l’hypothèse incestueuse est toute la question et elle est cruciale. Ses braises couvent sous l’image lissée d’une comédie de mœurs bien troussée, mais le film s’ingénie laborieusement à en asphyxier le feu sous la chape de plomb de la correction. Le procès est ainsi la scène idéalement répétée pour montrer qu’il a changé de côté : le gangster défendu laisse place à l’avocat qui s’accuse lui-même d’un mal innommable et l’indicible justifie d’ouvrir en grand les vannes du jeu d’un acteur cabot comme du mélo. On pensait que le film de procès allait verser en film criminel quand le gangster dont s’est éprise Jan est la cible de concurrents violents. Mais la violence des gangs se résorbe surtout en brutalité domestique dont Clark Gable est alors l’incarnation hollywoodienne la plus accomplie (repensons au rôle noir du chauffeur de maison dans Night Nurse de William A. Wellman). Ace Wilfong peut alors vérifier ce que son avocat pense de lui dans une déclaration rien moins que problématique et que l’on résumera ainsi : la démocratie a ses limites sociales et morales rappelant au malfrat que, malgré son argent et son aura, il n’a en aucun cas la dignité d’épouser sa fille.

 

 

 

Comme on le voit, A Free Soul ne s’épargne aucun effort pour montrer malgré la mobilité sociale censée caractériser la vitalité démocratique des États-Unis qu’il y a un ordre des places auxquelles chacune et chacun est assigné. Le père bouffé par l’inceste que l’alcool ne noie pas, au contraire, meurt de se l’avouer publiquement. Le gangster est flingué avec des méthodes de gangster par son rival jugé innocent d’avoir buté une crapule sexiste. Jan lui revient dans les bras au nom d’un consensus contraint d’admettre cependant qu’une femme peut avoir « gagé son bijou » avec un autre homme que son fiancé (pour reprendre l’image osée d’Ace). La modernité appartient davantage à Norma Shearer qui a eu l’Oscar pour La Divorcée (1930) de Robert Z. Leonard et qui a continué à faire du cinéma malgré les recommandations de son mari, le puissant Irving Thalberg.

The Mind Reader (1934) de Roy Del Ruth

 

 

 

Les charlatans du mariage

 

 

 

Réalisé après Blonde Crazy (1931) et Entrée des employés (1933), The Mind Reader est une petite fantaisie tournée par le prolifique Roy Del Ruth alors que le code Hays est sur le point d’être appliqué. L’application d’un code d’auto-régulation morale permettant à Hollywood de calmer les ligues de vertu qui font alors pression sur son industrie tout en s’organisant de manière autonome par rapport à la tutelle de l’État est donc imminente. Cette imminence a peut-être pesé sur l’insolence contrariée d’un film mineur qui, de toute évidence, n’est déjà pas très intéressé à brosser le portrait d’un personnage féminin aussi moderne que celui interprété par Joan Blondell dans Blonde Crazy. Constance Cummings n’y est pour rien et, si douce et sympathique soit l’actrice, elle n’est de fait qu’une figure secondaire dans l’histoire d’un escroc interprété par Warren William (le même acteur vient de jouer le directeur despotique des grands magasins new-yorkais dans Entrée des employés). Le charlatan qui écume les fêtes foraines fait en effet accroire à son audience des pouvoirs médiumniques, et ainsi peut profiter de la permissivité morale et du gisement d’adultères que provoque la Grande Dépression pour faire rondement tourner son petit commerce.

 

 

 

The Mind Reader est un petit conte mordant sur la morale puritaine que bafoue constamment l’économie qui en a pourtant permis l’avènement, à savoir le capitalisme. D’un côté, Chandler est un marchand qui traverse tout le pays en s’essayant à la vente de diverses camelotes : technique indolore d’arrachage de dents ; lotion censée décrêper les cheveux des africains-américains ; bateleur qui met en scène dans un parc d’attractions un stylite moderne. Les spectateurs sont blasés, les numéros ont épuisé tout leur crédit, il faut en inventer un autre. Chandler met alors au point avec son complice le cleptomane Frank un numéro de médiumnité assez ingénieux, avec liaison électrique par oreillette et micro interposés. Pour cela l’escroc a besoin d’un nom qui sente bon l’exotisme oriental et il le trouve par hasard sur la boîte en carton d’un paquet de gâteaux : Chandra. Le succès est là, qui offre quelques bonnes scènes de comédie (les complices se disputent et Chandra qui les entend avec son micro caché évoque la confusion des esprits…). Un shérif aux trousses de l’escroc en perd son latin car Chandler aidé de Frank est un charlatan rusé. Seul l’amour de Sylvia lui montre le droit chemin qui permet au film de négocier grossièrement ses écarts avec les normes morales prescrites par le code qui n’autorisent pas de rendre un délinquant sympathique.

 

 

 

Mais c’est pour repartir de plus belle dans sa seconde partie, la meilleure du film de Roy Del Ruth. C’est plus fort que lui, Chandler que l’on croyait rangé des voitures grâce à son amoureuse renoue avec le charlatanisme quand Frank, qu’il retrouve par hasard sur son chemin, lui explique que tous les chauffeurs de la ville en connaissent un bout sur les mœurs de leurs client, sachant le nom respectif des épouses trompées et des maris adultères. Le docteur Munroe succède alors à Chandra pour caresser la boule de cristal permettant aux premières de confondre les seconds. The Mind Reader n’est jamais aussi bon que quand il décrit les effets concrets de persuasion d’un petit théâtre assez minable. La dialectique du vrai et du faux prend un tour vraiment comique quand les semblants du pouvoir médiumnique arrivent à toucher au réel d’un autre mauvais théâtre qui est celui de l’adultère. La boule de cristal devient le simulacre symptomatique avec lequel le charlatanisme jouit d’effets de contamination en s’éprouvant aussi dans le domaine conjugal. Le charlatan incarne ainsi le faux en tant qu’il figure pourtant un moment du vrai et la vérité appartient alors à la charlatanerie des maris trompeurs, à la camelote du mariage et au profit sonnant et trébuchant à tirer du commerce des informations concernant les adultères.

 

 

 

La crise économique est une crise morale qui est aussi celle du capitalisme. À l’encontre de la morale puritaine qui s’y associe comme son ombre, le capitalisme est porté en effet par la propension structurelle à profaner toutes les choses en les transformant en marchandises.

 

 

 

On a cru à un renoncement quand Sylvia qui est devenue la secrétaire Chandler le persuade pourtant d’arrêter ses escroqueries. Mais c’est comme une seconde nature et l’escroc qui lui cède a dans la besace des escroqueries encore plus audacieuses et savoureuses qu’auparavant. The Mind Reader est incontestablement plus intéressant dans son second mouvement qui voit se succéder les épouses trompés et les maris qui les trompent dans une ronde qui fait tout le miel d’une supercherie en avérant que l’immoralisme se joue au carré, du côté des époux adultères et des charlatans. Mais c’est aussi pour imposer à la fin un plus grand renoncement encore quand Chandler, après avoir abattu un mari volage qui voulait lui casser la figure et pris ensuite la fuite en laissant sa compagne se débrouiller avec la conséquence de ses actes, finit par tomber le masque et revient en espérant s’amender. Après s’être rendu à la police, Chandler demande pardon à la pure et innocente Sylvia qui l’attend fidèlement, avant que ne se tienne un procès qui sera probablement favorable à l’accusé puisqu’il plaidera évidemment la légitime défense. La morale est sauve après avoir été écornée.

 

 

 

La fin très moralisatrice de The Mind Reader représente peut-être comme une autre forme d’escroquerie. Roy Del Ruth l’a tourné en ayant sûrement en tête l’imminence de l’application du code Hays et le repentir final n’efface en rien la double charlatanerie des faux médiums et des vrais maris adultères. De fait, le réalisateur, son producteur Hal B. Wallis pour la First National Pictures et la Warner Bros. pour la distribution du film auront eu cependant l’intelligence de prendre au sérieux la comédie sarcastique de la charlatanerie et ses effets de vérité symptomatiques auxquels l’institution sacrée du mariage elle-même ne soustrait pas.

Employees' Entrance (1932) Roy Del Ruth

 

 

 

Le manager, un mal nécessaire

 

 

 

Kurt Anderson est le directeur des grands magasins new-yorkais Franklin Monroe. L'homme est autoritaire avec ses employés qu'il chasse à la moindre erreur comme avec les fournisseurs qui ne respectent pas les termes du contrat qui les unit. Kurt Anderson l'est aussi avec les actionnaires de ce vaste empire commercial qui voudraient en raison de ses excès managériaux le remettre à sa place d'employé mais c'est l'inverse qui arrive puisque l'homme a un bilan à défendre et c'est au nom des profits mirifiques qu'il leur fait gagner à tous qu'il renverse le rappel à l'ordre en leçon de chose et plaidoyer pro domo. Et puis si le conseil d'administration n'est pas content de son directeur, rien n'empêche en effet ce dernier d'aller se faire voir ailleurs, autrement dit en face, et ainsi de vendre ses compétences à la concurrence. Kurt Anderson est donc détesté par beaucoup de monde, employés, clients, actionnaires ; il n'en demeure pas moins qu'il est l'homme de la situation quand survient la crise économique qui fait fondre comme neige au soleil les bénéfices de l'entreprise.

 

 

 

Warren William interprète Kurt Anderson et c'est le même acteur qui, trois mois plus tard, jouera le charlatan Chandler dans The Mind Reader tourné la même année toujours par Roy Del Ruth pour la First National Pictures. Il se trouve que le second pseudonyme adopté par le faux médium est le docteur Monroe qui est le même nom que celui des grands magasins Franklin Monroe dirigés par Kurt Anderson. On aurait ainsi un terrain commun arpenté par deux films très différents qui, cependant, s'entendent pour extraire du capitalisme en crise au moment de la Grande Dépression deux figures paradigmatiques et symétriques : la figure de l'escroc profitant de l'irrationalisme populaire ambiant et du relâchement des mœurs pour refourguer sa camelote médiumnique et celle du manager autoritaire profitant de la fragilisation du système économique pour imposer son prééminence au sommet de la hiérarchie capitaliste. Dans tous les cas, Warren William incarne le symptôme des bénéfices gagés sur la misère morale ou sur la violence de la subordination salariale.

 

 

 

Jusqu'à ce que débarque Madeleine Walthers qui cherche à trouver un emploi dans les grands magasins Franklin Monroe et sa malice mariée au doux minois de Loretta Young arrive en effet à toucher le cœur de l'insensible Kurt Anderson. Mais l'homme est pressant, confiant dans l'influence que lui apporte son autorité managériale. Et puis Madeleine s'est entre-temps éprise de Martin West, protégé de Kurt Anderson qui voit en lui son meilleur disciple et peut-être sa future relève. Notons en passant un moment magnifique entre les deux tourtereaux (Martin s'adresse à distance à Madeleine en usant de titres de couvertures de magazines comme des phylactères de comic strip), qui a peut-être inspiré un jeu semblable dans Une femme est une femme (1961) de Jean-Luc Godard. Parallèlement, le directeur n'hésite pas à employer les talents féminins de Polly Dale (Alice White), une employée qui a échoué à le séduire et qui fait tout pour lui faire plaisir, pour embobiner le vieux et gras cousin de l'actionnaire majoritaire du conseil d'administration et le circonvenir en gagnant ainsi son soutien face à la pression des banques notamment.

 

 

 

Les figures de Madeleine et Polly forment une autre paire symétrique à celle des rôles tenus par Warren William dans Employees' Entrance et The Mind Reader en incarnant la part libidinale obscène et cachée dans les rapports de travail. D'un côté, Polly est une variante mineure des gold diggers jouées par Barbara Stanwyck dans Baby Face (1933) d'Alfred E. Green et Jean Harlow dans Red-Headed Woman (1932) de Jack Conway. De l'autre Kurt Anderson est la version plus classiquement masculine de la patronne de Female (1933) de Michael Curtiz qui sait disposer avec son autorité d'un pouvoir sexuel sur ses employés. Évidemment, la fiction est celle des courts-circuits entre l'intérêt objectif au travail bien fait et profitable et la propension subjective à céder sur l'appel de la libido et ses crépitements se distribuent sur les lignes tressées du viol suggéré qu'efface l'amour triomphant (pour Madeleine) et de l'insolence sexuelle qui ne rechigne pas aux limites d'une éthique insoupçonnée (pour Polly).

 

 

 

Pourtant, en dépit de toutes ses qualités, Employees' Entrance déçoit en cédant un peu trop de terrain à la nouvelle configuration idéologique exigée par le caractère critique de la situation. Kurt Anderson est un horrible personnage, irascible, méprisant, probable prédateur sexuel que rien ne vient racheter, c'est tout à fait vrai. Il est malgré tout présenté comme l'homme de la situation qui sauve une entreprise du parasitisme des actionnaires et de la prédation bancaire, qui vire à tour de bras tout en sauvant l'ensemble des emplois, qui n'est pas un rentier profitant de ses titres et les droits de tirage lucratifs qui leur sont attachés mais un travailleur acharné à faire tourner la boutique. Même le cousin de l'actionnaire majoritaire du conseil d'administration finit par en convenir alors qu'il haïssait au départ l'impétueux employé à l'ego surdimensionné. Au sommet de la hiérarchie capitaliste, le type qui impose sa légitimité afin de sauver la machine à profit en son entier n'est pas l'actionnaire ou le banquier, c'est le manager, ce mâle autoritaire, ce mal nécessaire.

 

 

 

Devant Employees' Entrance, on se dit au moins qu'on échappe au discours de l'éthique en dernière bouée de sauvetage du capitalisme exemplairement rebattu en 2008. La moralisation du capitalisme, un film de 1933 a déjà l'honnêteté de ne pas y croire, même de ne pas avoir une seule pensée pour ce genre de fable. Les capitalistes sont des salauds indéfendables, injustes et cruels, insensibles aux conséquences humaines et sociales de leurs décisions. Indéfendables ils ne le sont que parce que l'exige la production de valeurs ajoutées et, parmi eux, seuls les managers savent tirer leur épingle du jeu parce qu'ils sont des employés eux aussi, des salariés qui ont grimpé à la sueur de leur front toute l'échelle de la subordination. Le manager est un travailleur, non pas un parasite mais un producteur qui tient au productivisme de la valeur. La morale du capitalisme c'est qu'elle n'en a pas.

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