"Le Fils de Saul" (2015) de László Nemes

Inimaginable (seconde partie)

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7) La présence d'une absence, c'est, mieux encore, « la mise en présence qui divise la présence et qui l'ouvre à sa propre absence (qui lui ouvre les yeux, les oreilles et la bouche »1. Et il semblerait que l'on dispose là d'une définition minimale mais plutôt satisfaisante de la représentation, divisée entre présence et absence, divisant la présence pour mieux faire affleurer l'absence. Et il semblerait bien qu'elle convienne dans la description des effets esthétiques produits par le dispositif cinématographique adopté par László Nemes dans la réalisation du Fils de Saul. Il faudra dorénavant en caractériser les principales articulations telles qu'elles s'exposent ici en se manifestant autant dans le domaine des options techniques que dans le choix de certaines procédures filmiques, sur le plan de la focalisation narrative comme sur celui d'une esthétique réaliste mais radicalisée afin d'en extraire une puissance de captation ou de sidération à vocation phénoménologique. La « mise en présence qui divise la présence et qui l'ouvre à sa propre absence » est effectivement soutenue par la combinaison esthétique des quatre principes formels suivants. C'est d'abord le format de projection improprement dit « carré » (il semble que cela soit du 1,37:1 mais on pencherait même pour le 1,33:1, soit l'équivalent du 4/3 télévisuel) restreignant le champ habituel de diffusion (le format 1,66:1) de telle manière que les bandes noires sur les côtés gauche et droit l'emportent en dimension sur la bande centrale dévolue à l'image. Ce sont également les focales moyennes (à partir de 40 mm.) des deux caméras employées (une Arricam et une Arriflex de marque Zeiss) qui, en indexant le flou des arrière-plans sur la netteté des avant-plans, distingue et hiérarchise différents degrés de visibilité (très bonne concernant le héros, moyenne ou aléatoire concernant les SS, plus difficile concernant les victimes) en les subordonnant à la situation déterminant concrètement la sensibilité du Sonderkommando (la figure habituellement sous-exposée des fictions cinématographiques portant sur le génocide des Juifs s'expose ainsi comme celle qui aura appris à éviter le regard mortel de maîtres postés à distance du processus direct d'extermination comme à ne plus voir les cadavres s'amonceler dans la chambre à gaz afin de ne pas devenir fou). C'est encore le filmage en caméra sur l'épaule dont les mouvements sont rigoureusement articulés à partir du corps, de la sensibilité et de la mobilité du protagoniste (Saul Ausländer, Sonderkommando dans le camp d'Auschwitz-Birkenau en 1944), les flux filmiques en ce qu'ils paraissent comme branchés sur ou découlant de l'énergie désespérée de ce dernier exigeant du coup du spectateur qu'il en adopte dans la profondeur de sa conscience et de son corps l'écoulement (la représentation, basée ici sur le savoir de l'organisation des camps d'extermination, ne vise donc pas sa restitution documentaire et synthétique mais affecte ce savoir en le plaçant au fondement d'une esthétique de la sensation en vertu de laquelle l'identification spectatorielle s'envisage avant toute chose comme adoption d'une sensibilité pour la première fois peut-être restituée avec autant de précision et de radicalité dans un film de fiction). C'est enfin le tournage en pellicule 35 mm. afin d'entretenir une qualité organique de l'image et conserver ainsi, à l'ère du triomphe audiovisuel du numérique imposant avec lui la discrétisation technologique et la calculabilité électronique, le principe argentique substituant au régime de la traduction et de l'encodage-décodage une phénoménologie de l'impression et de la trace.

 

 

8) Ce qui fait trace, c'est l'énergie du corps contraint par l'ordre SS et appartenant au Sonderkommando dont auront témoigné plusieurs survivants et dont portent témoignage les images du Fils de Saul. Ce qui fait trace, c'est aussi l'énergie de l'interprète de Saul (l'acteur non professionnel Géza Röhrig, un poète d'origine hongrois qui s'est converti au hassidisme après une visite à Auschwitz et a écrit plusieurs recueils hantés par le génocide comme le Livre d'incinération en 1995) telle qu'elle impressionne les plans du film de László Nemes. Une énergie qui aura passé la rampe de la représentation cinématographique afin d'être adoptée par le spectateur, lui-même impressionné, gardien de la trace du Sonderkommando imaginaire, dans le réel de son corps même. La « mise en présence qui divise la présence et qui l'ouvre à sa propre absence », c'est l'affaire d'un champ filmique considérablement réduit par le choix du format : il ne s'agira donc pas ici de tout voir comme si le point de vue de Sirius était possible depuis l'intérieur d'Auschwitz-Birkenau quand le camp d'extermination fonctionnait à plein régime, mais seulement de voir depuis les limitations objectivement imposées à la subjectivité perceptive du Sonderkommando. Autant le corps, le visage, la nuque de ce dernier font écran à la perception d'une totalité qui n'appartenait qu'aux maîtres et organisateurs de l'horreur, autant cet corps-écran est le révélateur d'une subjectivité doublement sous-exposée, subjectivité individuelle (celle de Saul Ausländer) et subjectivité collective (le groupe des Sonderkommandos, certains considérant qu'il n'y avait pas lieu de se battre tandis que d'autres s'adonnaient à divers trafics, certains résistant en prenant des photographies ou en écrivant des manuscrits tandis que d'autres qui pouvaient d'ailleurs être les mêmes se préparaient à l'ultime bataille contre l'ordre SS). La « mise en présence qui divise la présence et qui l'ouvre à sa propre absence », c'est aussi la conséquence d'une audibilité (saturée) et d'une visibilité (lacunaire), perceptibilité malmenée car soumise au sensorium particulier caractérisant le personnage de Saul Ausländer. Un point de vue à partir duquel représenter légitimement Auschwitz de l'intérieur serait alors celui qui serait articulé au corps du Sonderkommando en tant que victime ayant pu relativement témoigner de son expérience réelle, non pas le point de vue du SS contrôlant de loin l'organisation générale du camp et encore moins celui de la victime assassinée, d'épuisement ou par les coups de schlague du kapo, par les balles ou par le Zyklon B. La « mise en présence qui divise la présence et qui l'ouvre à sa propre absence », c'est encore le résultat d'une narration harnachée à la subjectivité d'un personnage dont la mobilité contrainte, dans l'exécution de ses tâches habituelles (consistant notamment à extraire les cadavres de la chambre à gaz afin de les transférer au crématorium) et les nombreuses autres qui lui tombent dessus, inclut l'obsessive ligne de fuite déroulée depuis une idée folle – le noyau d'une hantise non négociable. Parmi les cadavres gazés, se trouve en effet un enfant dont Saul dit malgré ceux qui pensent le contraire qu'il est son fils. Et il lui faudra dès lors trouver dans la foule des futures victimes un rabbin afin d'enterrer dignement l'enfant, alors même que tout autour de lui marque progressivement la précipitation du fonctionnement infernal du camp d'Auschwitz-Birkenau. Il faut ici noter ce fait important que le véritable premier contrechamp du film au champ seulement habité par Saul aura précisément été donné par la vision du corps de cet enfant étouffé par un officier nazi alors même qu'il n'avait été complètement empoisonné par le Zyklon B. Autant n'importe quel Sonderkommando apparaît comme une victime associée à son corps défendant aux multiples tâches caractérisant le processus génocidaire (et lui-même est condamné comme les autres membres du « commando spécial » à brève échéance, après trois ou quatre moins de travail forcé), autant cette figure à laquelle le film restitue plusieurs figures apparaît aussi comme un résistant à multiple visage : en photographiant et en écrivant (autrement dit et c'est extrêmement important, il organise déjà les traces ou formes de témoignages futurs concernant le crime, il s'expose déjà comme témoin potentiel), en œuvrant enfin avec plusieurs autres à vouloir mettre un terme interne à l'organisation nazie du camp. Et, entre deux modalités de la figure de la victime juive (le cadavre gazé ou abattu et brûlé d'un côté et le résistant finalement vaincu par les SS), s'imposerait donc celle de Saul, le personnage montré comme une grande singularité individuelle, poussé par d'obscures motivations, mû par un grand désir qui est une fiction dont le noyau dur (enterrer un fils à qui l'ordre existant interdit tout rite funéraire) fait immanquablement penser au combat sublime d'Antigone raconté par Sophocle afin d'imposer la mise en terre de son frère Polynice interdite par leur oncle Créon, roi de Thèbes. Les motivations de Saul le poussent ainsi à risquer encore davantage sa vie tout en pouvant compromettre l'organisation même de la révolte échafaudée par ses camarades, allant jusqu'à chercher un rabbin au bord des grandes fosses en remplacement des fours surchargés en cadavres, à traverser une pluie de balles nazies au moment de la révolte, comme à faire traverser au cadavre de l'enfant une rivière, au risque de la noyade. Mais ces motivations, en plus de valoir comme excès par rapport à la mobilité contrainte d'un corps agissant au service du productivisme mortifère du camp, possèdent, au lieu même de la plus grande impuissance organisée, la force évidemment faible de renverser ne serait-ce que symboliquement les applications irrationnelles de la rationalité instrumentale nazie. En proposant d'une part de restituer au cadavre d'un enfant les rituels funéraires (non seulement la prière yiddish ou kaddish mais aussi l'enterrement) – autrement dit la mort que lui aura retiré à lui comme à des millions d'autres la production industrielle de l'extermination. En manifestant d'autre part un désir qui est une fiction acharnée à faire d'une chimère, peut-être même d'une folie (cet enfant n'est peut-être pas celui de Saul et ce potentiel mensonge se double de celui du rabbin finalement trouvé mais qui au bout du compte n'en est pas un) un principe de préservation d'un imaginaire nié en plus du reste par le nazisme. Ainsi que le résuma l'historien Raul Hilberg dans un propos rapporté par Claude Lanzmann : « Les missionnaires de la Chrétienté avaient dit en effet : Vous n'avez pas le droit de vivre parmi nous en tant que Juifs. Les chefs séculiers qui suivirent avaient proclamé : Vous n'avez pas le droit de vivre parmi nous. Les Nazis allemands à la fin décrétèrent : Vous n'avez pas le droit de vivre »2.

 

 

9) « Nier l'humain dans la victime, c'est vouer l'humain au dissemblable » aura écrit Georges Didi-Huberman3 en rappelant et citant à l'appui les pages inoubliables écrites par Primo Levi concernant dans Si c'est un homme (1947) l'entreprise de « démolition de l'homme » initiée par le nazisme. S'opposer à la négation de l'humain dans la victime (dénommée dans le langage horriblement euphémique et instrumental du camp nazi une « pièce »), c'est l'arracher au dissemblable en lui restituant sa figure de semblable. C'est, dans le film de László Nemes, vouloir redonner symboliquement une mort au garçon qui en aura été dépossédé après avoir été produit comme cadavre sorti de l'usine de l'extermination, exproprié de sa « mort à soi »4. Et c'est vouloir faire de cette mort consacrée dans la mise en terre et les paroles yiddish du rabbin un désir hétérogène, en exception à l'organisation (explicite et implicite, l'une avec la hiérarchie de ses figures autoritaires, l'autre avec ses petits trafics de tous ordres – y compris sexuels) comme à la volonté de contrôle et de déshumanisation exercée par l'ordre SS. C'est ici qu'il faut souligner l'importance symbolique tant du prénom du héros, Saul (en hébreu, c'est le « désiré » et il fut porté comme l'indique le Premier Livre de Samuel par le premier roi d'Israël), que de son nom (Ausländer est en effet le nom de la poétesse juive allemande Rose Ausländer qui échappa de peu à la déportation et fut plus tard la compagne de Paul Celan5). La réussite esthétique du Fils de Saul serait alors au moins triple, la représentation ayant donc permis de diviser la présence (les SS ne commandent qu'en occupant le plus souvent l'arrière-plan quand le Sonderkommando est quasiment de tous les plans) et de l'ouvrir sur l'absence (les cadavres sont là, partout dans la chambre à gaz et le crématorium, mais nous n'en saisissons que des fragments parce que Saul ne peut pas ou plus les voir ou bien parce qu'il a désormais autre chose à faire, préoccupé du sort d'un seul d'entre eux). D'une part, Le Fils de Saul aura permis que le spectateur puisse adopter symboliquement la sensibilité particulière du Sonderkommando faite notamment d'insensibilité contrainte ou de désensibilisation relative afin de tenter de parer à une horreur autrement insurmontable et paralysante, et de survivre à la sidération pétrifiante du regard de mort appartenant respectivement à la victime ou au SS, digne de celui de la Gorgone Méduse6. Mais le même spectateur s'identifie dans le même mouvement à un personnage mû par un désir obscur, obéissant peut-être à une fiction en soutien à la nécessité de perpétuer a minima un imaginaire culturel fait de pratiques religieuses et de rites symboliques, mais qui risque aussi de compromettre les objectifs politiques partagés par les autres membres quant à eux prêts pour le moment décisif de la révolte. D'autre part, le film de László Nemes aura donné à voir dans une figure particulière du Sonderkommando non pas le « complice » malgré lui de l'industrie génocidaire nazie mais la victime juive incorporée comme rouage provisoire d'une machine de mort à laquelle il n'était pas censé réchapper. Tout en faisant voir, dans la doublure des chaînes de commandement, les circuits implicites des marchandages divers et plus encore les circuits imperceptibles de la résistance des victimes échappant partiellement au contrôle exercé par les SS. Dans les chaînes de la production industrielle des cadavres, ce sont donc des intervalles ou des relations intervallaires échappant relativement ou complètement au contrôle nazi en ce qu'il se veut « Présence pleine » (Jean-Luc Nancy) et s'en donne le spectacle, celui d'une maîtrise totale et sans reste. Ces intervalles appartiennent tantôt aux circuits des trafics et autres petits commerces entre membres d'un même commando spécial ou de plusieurs commandos spéciaux. Elles relèvent tantôt aussi de la folle mais décisive singularité d'un homme qu'il nous faut suivre jusqu'au bout du surgissement de son sourire final. Un sourire tellement inattendu en ce que son événement aura été arraché à la mort alors même que la mort allait jaillir quelques secondes après avec l'exécution hors-champ par les nazis les ayant retrouvés de certains membres de son groupe réfugié après la révolte dans une cabane forestière. Enfin, ce premier long-métrage d'un réalisateur hongrois aussi audacieux qu'ambitieux aura rendu compte sur un mode phénoménologique d'un monde impossible à saisir dans sa totalité (seuls la maîtrise organisationnelle et le regard synthétique appartenaient à l'ordre SS). Un monde configuré comme une gigantesque usine productrice de cadavres expropriant les victimes de tout, y compris de leur humanité et de leur « mort à soi », qui est un monde perçu par un homme dont le travail imposé, s'il voulait encore un tant soit peu vivre, consistait à emmener ses pairs dans la chambre à gaz fallacieusement présentée par les bourreaux comme la douche nécessaire avant de prendre un bon café – véritable zone de mort impénétrable par les Sonderkommandos tant que le Zyklon B n'avait pas encore fait entièrement son effet. Seul ce qui aura été raconté par les survivants des Sonderkommandos (pour en citer quelques-uns, le slovaque Filip Müller et les hongrois Rudolf Vrba et Alfred Wetzler revenus vivants d'Auschwitz-Birkenau, le polonais Abraham Bomba survivant du camp d'extermination de Treblinka) et ce qui aura été déposé par écrit dans les cinq manuscrits enfouis sous la terre d'Auschwitz-Birkenau par certains membres des Sonderkommandos (dont aucun, comme Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental, n'en sera revenu vivant) aura dès lors rigoureusement déterminé la possibilité de représenter Auschwitz-Birkenau dans un film de fiction qui n'aura pas non plus oublié que, parmi les Sonderkommandos, il y eut des résistants qui ont œuvré avec des armes destinées à tuer les SS, d'autres avec des mots et des métaphores (Saul s'adresse à l'un des rédacteurs des « Rouleaux d'Auschwitz »), d'autres encore avec des images photographiques (Saul couvre les photographies prises le possible double fictionnel d'Alex). Et, parmi ces éléments de récit documentés car adossés à la réalité historique, la proposition d'une invention, celle d'un pur personnage de fiction sous la condition symbolique duquel Le Fils de Saul se sera placé et aura été pensé, au principe d'une narration indexée sur un environnement perceptif et sensitif informant autant le regard du spectateur que ce dernier en aura adopté symboliquement les mouvements. Le spectateur est alors requis d'être le gardien subjectif d'une trace impressionnée en lui par un film de fiction réalisé par un auteur ayant hérité dans sa chair d'une histoire qui ne devrait jamais cesser d'être, littéralement, impressionnante.

 

 

10) Devant Le Fils de Saul, le représentant le plus légitime et autorisé, peut-être aussi le plus dogmatique et autoritaire, du discours de l'impossibilité de représenter dans les formes triviales de la fiction cinématographique sollicitant les artifices de la reconstitution historique, au risque que le décor abolisse « le caractère unique de l'Holocauste », aura donc rendu les armes. De ce point de vue-là, et toutes choses égales par ailleurs, on pourrait parler aussi de prise de position inimaginable. Comme le disait Jacques Rancière : « Il n'y a pas d'irreprésentable comme propriété de l'événement. Il y a seulement des choix (…) La logique de l'irreprésentable ne se soutient ainsi que d'une hyperbole qui finalement la détruit »7. Il n'y a donc que des choix et c'est bien ceux qui ont été adoptés par László Nemes qu'il faut, après les avoir longuement présentés et compris, les discuter aussi. Dès lors que l'on a compris que la représentation propose, contre la Présence pleine à la fois de la surreprésentation des bourreaux et de la non-représentation des victimes, une « mise en présence qui divise la présence et qui l'ouvre à sa propre absence ». On l'a dit, Le Fils de Saul redonne à la représentation ses droits sous la condition d'y inscrire de sérieuses limitations formelles (la figure de Saul Ausländer autorise de voir en même temps que le corps du Sonderkommando fait écran à une vision totalisante). Le film de László Nemes propose alors, au cœur de la représentation placée sous diverses restrictions et limitations au principe du respect de la persistance inimaginable du crime, la possibilité d'imaginer et d'inventer. A ce titre et en restant prudent, on se demanderait même s'il n'y aurait pas là comme un effet de mise en abyme relative envisagé peut-être par le film lui-même, Saul se lançant alors – toutes choses égales par ailleurs si l'on peut se permettre de rapprocher et comparer ces deux situations incomparables – comme le réalisateur dans un projet soutenu par un imaginaire et une fiction faisant problème dans un monde la vouant à l'impossibilité. Georges Didi-Huberman : « Ce que les SS ont voulu détruire à Auschwitz n'était pas seulement la vie, mais encore – que ce fût en deçà ou au-delà, avant ou après les mises à mort – la forme même de l'humain, et son image avec elle. Dans ce contexte, l'acte de résister s'identifiait par conséquent à celui de maintenir cette image malgré tout, fût-elle réduite à sa plus simple expression ''paléontologique'', je veux dire, par exemple, la station debout (…) »8. En ce sens, Le Fils de Saul, en inscrivant dans sa fiction (explicitement mais aussi de manière discutable) l'épisode de la prise des photographies du Sonderkommando Alex (et en s'autorisant même à faire de Saul un possible hors-champ imaginaire à ces très réelles images, à « ces quatre bouts de pellicule arrachés à l'enfer »9), hérite de cette conscience imaginale en prolongeant symboliquement l'acte de résistance en lequel consiste celui de donner justement une image des victimes les plus susceptibles d'être les plus mal vues10. Georges Didi-Huberman encore : « Faut-il redire, alors, qu'Auschwitz est inimaginable ? Certes non. Il faut même dire le contraire : il faut dire qu'Auschwitz n'est qu'imaginable, que nous sommes contraints à l'image et que, pour cela, nous devons en tenter une critique interne aux fins mêmes de nous débrouiller avec cette contrainte, avec cette lacunaire nécessité. Si l'on veut savoir quelque chose de l'intérieur du camp, il faut, à un moment ou à un autre, payer son tribut au pouvoir des images »11. De ce point de vue, le film de László Nemes dont Claude Lanzmann ne dira « jamais aucun mal » donne entièrement raison à une perspective pourtant si durement critiquée par Élisabeth Pagnoux et Gérard Wajcman12. Une perspective qui pose donc « qu'Auschwitz n'est qu'imaginable » et payant « son tribut au pouvoir des images » dès lors qu'il faille en respecter ce que Georges Didi-Huberman nomme justement sa « lacunaire nécessité ». L'existence même du Fils de Saul s'oppose alors à l'idée de « la Shoah (...) définie comme pure négativité [conférant] à une épreuve du monde un caractère théologique » et, parce que « rien n'est plus dangereux que la théologisation de la souffrance et du malheur », le film de László Nemes s'inscrit délibérément en faux contre toute vision paradigmatique en terme d'absolu interdisant « l'idée même de transmission et de l'événement et de son sens pour l'ensemble de l'histoire humaine »13. C'est bien pourquoi il faudra ici savoir tracer son chemin en demeurant à l'écoute, tant de l'inimaginable du crime14, que de devoir imaginer ce qu'en dit l'un des témoins soucieux de témoigner du crime15.

 

 

11) Ceci étant dit, il faudra savoir ne pas s'épargner de faire ce que préconisent respectivement Georges Didi-Huberman16 et Marie-José Mondzain17. Notre essai d'analyse critique en raison de l'épreuve de la vérité des images proposées par Le Fils de Saul se devra alors de souligner trois éléments effectivement problématiques, et dont le caractère problématique ne s'inscrit pas non plus dans le registre caractérisé comme doctrinaire ou dogmatique des affirmations répétées par Claude Lanzmann ou certains de ses épigones. Un premier point problématique voudrait déjà souligner le hiatus entre ce que montre le film et ce qu'en dit son auteur. Ainsi, dans cet entretien donné dans le numéro de Télérama du 4 novembre 2015 : « Le film ne pourrait pas être beau. Les jolis plans ou une lumière sophistiquée était à bannir. On voulait éviter toute iconographie, ne surtout pas composer de tableaux »18. Beau, sophistiqué, iconographique sont des termes qui paraissent employés ici en critique et pare-feu des impasses éthiques d'un certain esthétisme misant sur une joliesse obscène s'agissant de représenter l'enfer criminel d'Auschwitz-Birkenau. Il semble pourtant incontestable que Le Fils de Saul vise un certain régime du beau, non pas selon celui promu à l'époque de sa définition classique, mais celui qui informerait d'une cohérence esthétique visant un certain régime de sophistication, d'une justesse formelle soucieuse d'être convaincante en dépit de la difficulté à vouloir réaliser un film de fiction située à l'intérieur d'un camp d'extermination. Ce que garantissent entre autres sa photographie tournée avec le support chaud et organique de la pellicule argentique et ses séquences de nuit filmées en clair-obscur et à la bougie, pas loin d'évoquer la peinture de Rembrandt. Cette contradiction entre la réalité du film et certains propos tenus par son auteur manifeste une véritable difficulté à tenir les deux bouts de l'esthétique et de l'éthique, de telle manière que la première ne l'emporte pas sur la seconde (l'esthétique se confondrait alors avec l'esthétisme explicitement craint par le réalisateur), mais aussi que la seconde n'engloutisse pas la première (parce qu'alors l'imaginaire de l'inimaginable se soumettrait à nouveau aux apories de l'irreprésentable). Il y a par ailleurs – et c'est le deuxième élément problématique – les incontournables effets de conviction et d'imposition d'une perspective voulue délibérément comme immersive en ce qu'elle vise la sensation et la restitution d'une certaine phénoménologie attentive au vécu des Sonderkommandos19. Indéniablement, Le Fils de Saul propose une performance formelle soutenue par un dispositif dont il semblerait bien que son efficacité s'inspire de celui mis au point par Luc et Jean-Pierre Dardenne avec Rosetta (1999). La succession de plans longs filmés en caméra sur l'épaule depuis l'aire du corps en mouvement d'un personnage dont il s'agira de ne jamais décrocher fondent une esthétique que l'on peut qualifier de phénoménologique dès lors qu'elle priorise l'expérience vécue et autorisent la possible indistinction des flux filmiques et des flux de conscience du personnage agissant. Si la valorisation de l'expérience subjective comme moyen de toucher au noyau essentiel d'un vécu particulier permet au corps du spectateur d'être impressionné et garder relativement trace du réel d'une sensibilité imaginairement restituée, le risque est aussi d'une survalorisation critique de la sensation comme intensité et choc court-circuitant la distance analytique propice à l'intelligibilité et la raison20. Composé en plans-séquences en mouvement et mobilisant plusieurs décors et des foules de figurants à une bande-son post-synchronisée mêlant de façon sophistiquée ou virtuose chaos babélien de langues et bruitisme industriel, le film de László Nemes joue bel et bien à fond la carte phénoménologique de l'immersion et de la sensation, de l'expérience vécue reconstituée au plus prêt d'une subjectivité de fiction. Comme si le spectateur devait en imaginaire y être. Avec l'étrange de posture alors de se retrouver à se demander s'il y a bien lieu de jouir ou de se réjouir des effets de réel ici produits. Et cela quelle que soit l'efficace d'une esthétique immersive dès lors poussée à renchérir cumulativement sur les rebondissements, au risque de saturer une représentation pourtant soucieuse de diviser la présence, et réduire les distances de la fiction sur les courts-circuits de la simulation.

 

 

12) Un film envisagé comme une performance hyper-réaliste aura donc été tourné au risque de voir la fiction frôler dangereusement la trivialité d'un exercice de simulation immersif comme le propose en effet Gravity (2013) d'Alfonso Cuarón. Si Le Fils de Saul est bien l'anti-Liste de Schindler ainsi que le défend Claude Lanzmann, il serait en revanche assez proche aussi de l'ouverture « comme si vous y étiez » de Il faut sauver le soldat Ryan réalisé par Steven Spielberg en 1998. Le troisième point problématique appartiendrait enfin au questionnement relatif au respect de l'histoire objective des faits, en concernant en particulier l'articulation temporelle de deux points décisifs : la chronologie proposée par le récit du Fils de Saul semble s'inscrire dans un registre narratif serré (au minimum 48 heures, à la limite de 72 heures maximum). La question que nous posons est la suivante : comment se fait-il, alors que l'incorporation à la fiction d'éléments historiques aussi sûrs que les photographies prises par le Sonderkommando Alex (il n'y en eut pas d'autres à notre connaissance) et la révolte des Sonderkommandos du crématorium IV de Birkenau (il n'y en eut pas d'autre à notre connaissance) puissent se succéder dans un intervalle de temps aussi court, sachant que les premières ont été prises en août 1944 et que la seconde a été déclenchée le 7 octobre 1944 ? Y aurait-il d'imperceptibles ellipses narratives qui comprimeraient l'écart entre août et octobre 1944, mais qui cependant rendraient difficilement crédible le fait que le héros ait réussi à conserver pendant un temps aussi long le cadavre de l'enfant ? Y aurait-il eu décision d'imaginer l'existence d'autres images photographiques qui relèveraient alors d'un pur décret d'un scénario désireux de disposer et jouer sous couvert d'action de toutes les situations21 ou bien qui auraient par hypothèse essayée peut-être vraiment disparu dans la précipitation infernale d'Auschwitz ? Sans résolution de cet élément d'analyse problématique soulignant la question de l'obligation du respect par la fiction de la séquence historique dont elle s'inspire, Le Fils de Saul court potentiellement un grave danger : celui de privilégier contre les devoirs de l'histoire le droit à l'invention et la fiction – au risque de donner involontairement du grain à moudre à tous les révisionnistes qui voudraient pour des raisons idéologiques confondre les deux. Et ce serait particulièrement contradictoire en regard du désir exprimé par le réalisateur, dans le même entretien du numéro de Télérama du 4 novembre 2015, de s'opposer légitimement à la « mythification de la Shoah ». La fiction ne donne pourtant pas tous les droits, ainsi que le répétait Claude Lanzmann tonnant contre Yannick Haenel à l'occasion d'une tribune polémique publiée dans Le Monde. Pour le romancier, « la littérature est un espace libre, où la ''vérité'' n'existe pas ». Pour le cinéaste, « la littérature n'a affaire qu'à la vérité »22. Malgré tout, le second qui a détesté le roman du premier dit avoir aimé Le Fils de Saul, un film qui se conclut par l'inimaginable sourire du héros adressé à un enfant polonais (c'est, d'une certaine manière, le second véritable contrechamp du film de László Nemes) qui court en sortant de la forêt déchirée par le bruit des balles tirées par les nazis, ceux-ci se chargeant d'éliminer hors-champ les fuyards responsables de la révolte. Comme si ce film, dont Claude Lanzmann ne dira « jamais aucun mal », malgré ses cadavres et l'horreur de la condition de déporté suggérée par ses images, était un film sur les vivants, les survivants, un film qui permettait à la vie de continuer, comme après les grandes peines, une fois les yeux redevenus secs. Mais au fait, que disait-il déjà de Nuit et brouillard ? « Oui, Nuit et brouillard, malgré ses cadavres et l'horreur de la condition de déporté suggérée par ses images, est un film sur les vivants, les survivants, un film qui permet à la vie de continuer, comme après les plus grandes peines, une fois les yeux redevenus secs »23.

 

 

« Le véritable problème de la mauvaise foi vient évidemment de ce que la mauvaise foi est foi » (Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, éd. Gallimard-coll. « Tel », 1943, p. 104).

 

 

Notes :

 

 

1) Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 34.

 

2) « De l'holocauste à Holocauste ou comment s'en débarrasser », op. cit., p. 432.

 

3) Images malgré tout, op. cit., p. 58.

 

4) « (…) le désir d'avoir une mort à soi devient de plus en plus rare » prophétisait ainsi Rainer Maria Rilke en 1910 dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge, éd. Seuil, 1966, p. 16.

 

5) Ausländer aussi nomme non seulement l'apatride mais aussi le déterritorialisé au sens où celui qui est ici est aussi ailleurs – mieux « l'exterritorial » pour citer le terme de Georg Simmel relayé par Siegfried Kracauer afin d'insister ici sur l'étranger résistant à rester tel dans ce monde auquel il aura été brutalement incorporé (cf. Enzo Traverso, Siegfried Kracauer. Itinéraire d'un intellectuel nomade, éd. La Découverte-coll. « TAP/HIST Contemporaine », 2006 [édition revue et augmentée]).

 

6) Pour reprendre l'inoubliable métaphore de Siegfried Kracauer proposée en conclusion de sa Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle (éd. Flammarion-coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010 [1960 pour l'édition originale]), reprise par Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 219-223.

 

7) « S'il y a de l'irreprésentable » in L'Art et la mémoire des camps : représenter, exterminer, op. cit., pp. 96 et 102)

 

8) Images malgré tout, op. cit., p. 60.

 

9) ibidem, p. 11.

 

10) Les Sonderkommandos n'étaient ni moitié bourreaux ni moitié victimes mais étaient totalement victimes, ainsi qu'aura dû fermement le rappeler et préciser l'acteur Géza Röhrig, en réponse à la question d'un journaliste lors de la conférence de presse cannoise ayant suivi la projection.

 

11) Images malgré tout, op. cit., p. 62.

 

12) On rappellera ici que ce dernier moquait en effet « la doctrine de l'Église de la Sainte-Image » dans sa tribune du Monde intitulée « ''Saint-Paul'' Godard contre ''Moïse'' Lanzmann ? » (op. cit.).

 

13) cf. Marie-José Mondzain, « La Shoah comme question de cinéma » in Le Cinéma et la Shoah. Un art à l'épreuve de la tragédie du 20ème siècle (sous la direction de Jean-Michel Frodon), éd. Cahiers du cinéma/Fondation pour la Mémoire de la Shoah-coll. « essais », 2007, p. 34.

 

14) Hannah Arendt écrivait à ce titre en 1952 : « Un mystère subsiste concernant le régime nazi, mais cela n'a rien à voir avec des secrets. Il consiste uniquement en une réponse humainement inévitable, à la question que nous continuons à poser – pourquoi, mais pourquoi ? – longtemps après qu'on a relaté tous les faits, que toutes les étapes du processus sont connues, que tous les mobiles concevables ont été pris en considération » (« L'histoire du grand crime » in Écrits juifs, éd. Fayard-coll. « ouvertures », 2011, p. 639).

 

15) Zalmen Gradowski en 1944 : « J'écris ces lignes au moment du plus grand danger et de la plus grande excitation. Puisse l'avenir prononcer son jugement sur la base de mes notes, puisse le monde y apercevoir au moins un pâle reflet du monde tragique dans lequel nous avons vécu » (in Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, éd. Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2005, p. 72).

 

16) « (…) nous sommes contraints à l'image et que, pour cela, nous devons en tenter une critique interne aux fins mêmes de nous débrouiller avec cette contrainte » (in Images malgré tout, p. 62).

 

17) « L'image est vérité, l'image est mensonge : les deux propositions sont fausses, l'image attend de ceux qui la font et de ceux qui la reçoivent la validité et le sens que les uns et les autres veulent ou non partager » (in « La Shoah comme question de cinéma », op. cit., p. 35).

 

 

19) Au point qu'on trouvera particulièrement symptomatique l'existence du titre d'un article laudatif publié sur le site Internet du Nouvel Observateur en faveur (alors qu'on n'aurait justement pu croire l'inverse !) du film de László Nemes, intitulé « ''Le Fils de Saul'' : ''Gravity'' à Auschwitz » : http://tempsreel.nouvelobs.com/cinema/festival-de-cannes/20150515.OBS9022/le-fils-de-saul-gravity-a-auschwitz.html?utm_source=outbrain&utm_medium=widget&utm_campaign=obclick&obref=obnetwork). Il y aurait en effet vraiment de quoi trouver obscène ce titre si l'on était absolument lanzmannien, posant l'évidence d'une représentation efficace, spectaculaire et mélodramatique d'Auschwitz.

 

20) Comme s'il s'agissait de miser sur l'expérience artificiellement reconstituée comme gage sûr d'une transmission universelle, dans la préférence de l'Erlebnis à l'Erfahrung pour reprendre des termes distingués par Walter Benjamin dans « Expérience et pauvreté » (in Œuvres II, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1990, p. 364-373).

 

21) C'est d'ailleurs sur la critique de ce motif problématique de l'action que se rejoignent le cinéaste Nicolas Klotz et le critique François Bégaudeau dans la discussion portant sur Le Fils de Saul et organisée par la revue Transfuge : http://www.dailymotion.com/video/x38tgf5.

 

22) « Non, Monsieur Haenel, je n'ai en rien censuré le témoignage de Jan Karski » in Le Monde, 30 janvier 2010.

 

23) Le Lièvre de Patagonie, op. cit., p. 581.

 

 

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