L’Empire (2023) de Bruno Dumont

L’en-pire

 

Hautain à l’égard du space-opera hollywoodien au nom des balances éternelles de la pesanteur et de la grâce des terriens que nous sommes, Bruno Dumont retombe pourtant dans les sables du lénifiant – moins Star Wars à l’os de Bernanos que Starcrash dans les dunes. Le prêchi-prêcha du curé monté en chair d’une production spectaculaire martèle avec les pieds la bêtise apocalyptique de l’égalitarisme et les hiérarchies naturelles et incorrigibles de la différence sexuelle. Et il conclut la sarabande par un très mauvais tour démiurgique qui fond dans le même pot un nihilisme de circonstance et le manichéisme gnostique du genre qu’il parodie.

 

 

 

L’empire qui schématise autrement ce que codifie déjà schématiquement celui des blockbusters et du cinéma dominant est un imperium qui commande, le gouvernement des figures avec lesquelles il s’amuse. Mais le verbe empirer ? Empirer est toujours pour le pire – l’en-pire. Le crash des stars ensablées dans les dunes du Boulonnais est un œuf à la coquille brisée qui peut délivrer, avec l’albumen gluant des ratés de l’expérimentation, le vitellus d’une idéologie, tenace et rance. La seule vertu de L’Empire exposerait le caractère symptomatique d’une époque si désorientée qu’elle s’ingénierait à faire la nique aux vieilles églises, mais au nom d’antiques mysticismes refondés. Bruno Dumont est aussi l’ami de Pacôme Thiellement.

 

 

Le retour du « J’ai dit »

 

 

 

 

 

Bruno Dumont n’a jamais semblé aussi près de faire ce qu’il souhaite, en prenant le risque du n’importe quoi pourvu seulement que le n’importe quoi déstabilise les édifices constitués du cinéma d’auteur et des places assignées par l’art et le social. Depuis dix ans, le cinéaste élargit ainsi sa palette, affirme vouloir toucher à tout, capable désormais de s’offrir vedettes et effets spéciaux comme de soumettre les genres les plus codifiés, science-fiction, policier et comédie, à l’épreuve du genre qui les surdéterminerait tous, à savoir le naturalisme. S’il y a trouble, le dérangement n’allant jamais sans le malaisant, c’est dans la ruade des codes et la friction des régimes de représentation, pareils à de monstrueux accouplements. Les coïts sont la scansion physiologique d’un cinéma tenté par la copulation des contraires et l’appariement de l’hétérogène. Si le trouble dans l’identification de l’assimilé peut engager à la remise en cause des catégories installées, les saillies ont pour dernière instance une nature humaine fixée dans l’équilibre métastable des oppositions traditionnelles, élévation et régression, les hauteurs et les bassesses, l’idéal et le ridicule, le sublime et la pulsion.

 

 

 

Le naturalisme est ainsi polarisé depuis ses origines littéraires, avec Émile Zola sous l’influence du physiologiste et épistémologue Claude Bernard, par la documentation et l’expérimentation. Le naturalisme en ce sens précis, Bruno Dumont ne le bouscule à répétition que pour ne jamais s’en dépêtrer. Et si le documentaire a une vertu, c’est en justice avérant alors les semblants de la fiction et ses apparats. Faire vérité des masques carnavalesques des genres, c’est déballer une viande humaine énergiquement tiraillée d’élans contraires censés faire tomber tous les masques de la représentation, les divisions socioculturelles autant que les partitions relatives aux genres en vigueur de l’industrie.

 

 

 

On peut se raconter toutes les fables que l’on veut, les plus délirantes, farfelues ou idéalistes, la viande ne ment jamais comme la terre dont elle est issue et où elle retournera à la fin pour la renouveler.

 

 

 

On peut légitimement vanter la souveraineté du cinéma de Bruno Dumont, soutenue par la confiance des producteurs qui lui ont accordé pour le tournage de L’Empire un budget de sept millions d’euros, en la circonstance assorti de tournages en Allemagne (Berlin), au Portugal (Lisbonne) et en Italie (Caserte), accumulant des richesses architecturales à l’instar de la Tour de Belém comme les pièces d’un vaste échiquier intersidéral. On devra aussi apprécier ce à quoi cette souveraineté est harnachée. L’artiste dont il est une personnification acclamée, souverain comme l’enfant de Héraclite joue aux dés, est un intellectuel qui sait ce qu’il doit aux charrues des paysans qui ont transformé la terre du nord de la France durant des milliers d’années. Les habitus sont tous là pour en témoigner, corps, postures et parlures d’un monde exclu d’un cinéma sous hégémonie bourgeoise.

 

 

 

Et la dette n’est payante qu’en exigeant d’être payée en suivant le cours de l’inflation des budgets.

 

 

 

Avec L’Empire, l’audacieux détournement du blockbuster hollywoodien l’est au fond à l’occasion du prêchi-prêcha d’un curé monté en chaire d’une production spectaculaire attachée aux bœufs d’un discours finalement aussi lénifiant que le space-opera dont il se voudrait la désopilante parodie.

 

 

 

D’emblée, L’Empire établit ses premières lignes de partage et le sens du cadre du réalisateur en monumentalise la portée symbolique. D’un côté, un clone de Nabila (Lyna Khoudri) glandouille au soleil en s’adonnant de surcroît à l’auto-bronzant du narcissisme connecté. De l’autre, un gars du coin est bosse (Brandon Vlieghe), travaillant à remorquer son petit bateau de pêche. La propension prononcée à l’impur comme l’aurait dit André Bazin ou, mieux, à l’hétérogène est un déplacement si peu intriguant quand il se met ainsi au service d’un recadrage que les cadrages soulignent à satiété. Et celui-ci est terriblement saturé quand la même actrice, qui réunit les deux tares de l’industrie parisienne et des origines étrangères (Lyna Khoudri est né à Alger), s’agenouille devant une petite tête blonde bien de chez nous. Le verdict de la fiction ne lève les yeux vers le ciel qu’à n’oublier jamais qu’elle a les pieds bien plantés dans la terre documentaire. Il n’y a d’horizon qu’en condition du plancher des vaches. Que la richesse descende de son piédestal en rendant grâce aux humbles est une chose. C’en est une autre quand un pareil jeu d’inversion a le fantasme revanchard dont la vertu diabolique s’est dissipée depuis longtemps dans la dédiabolisation de l’extrême-droite.

 

 

 

Pourquoi, alors, planter l’imaginaire manichéen du space-opera exemplifié par Star Wars dans les dunes de la Côte d’Opale, si c’est pour organiser le retour du « J’ai dit » ? L’ensablement des ambitions répond à l’élévation des ventres gloutons, comme celui du flic gras de Ma Loute (2016).

 

 

 

 

 

 

 

Qui veut faire la bête,

 

fait-il l’ange pour autant ?

 

 

 

 

 

Le cinéma de Bruno Dumont s’ingénierait à grossir toujours plus le trait de l’un de ses mottos. Au « Qui veut faire l’ange, fait la bête » de Pascal, il répondrait : « Qui veut faire la bête, fait l’ange ».

 

 

 

Et la bestialité revendiquée, par exemple dans la maltraitance hautaine des genres planétaires, n’est que le service du vice rendu à la vertu d’un angélisme à peine retors – l’humain est bête et ange en même temps. Aujourd’hui, la locution adverbiale est devenue l’étendard de l’extrême-centre. Ce qui reste sur le carreau, c’est la dialectique, non pas pour opérer des synthèses réconciliatrices, mais au contraire pour marquer la préférence du temps qui reste à la fin des temps, offert au désœuvrement.

 

 

 

Plus le cinéaste mise sur des expérimentations qui valorisent l’hétérogène, souvent outrancièrement, s’agissant des genres comme du jeu des acteurs, plus le naturalisme apparaît comme un horizon indécrottable. Lever les yeux comme y invite le genre du space-opera, c’est entreprendre un combat épique entre la glèbe boulonnaise et le cliché intergalactique. Mais la lutte tient du semblant, on sait d’emblée qui va gagner – qui a toujours déjà gagné. Regarder vers les étoiles, c’est aussi considérer de haut la bêtise sidérale d’un imaginaire déterritorialisé depuis une terre qui, elle, est l’englobant sphérique d’un régime de représentation qui n’existe plus que par sa caricature, ectoplasmique.

 

 

 

Le cadeau paraît généreux mais il est empoisonné : les stars ont beau luire de mille feux, rehaussées de grimaces comme de beaux effets spéciaux, elles sont des étoiles mortes tandis que les non professionnels sont la glaise vivante qui en accueille les paillettes fossiles, riante et malicieuse.

 

 

 

L’intrigue moulée selon les codes du space-opera est aussi simpliste que les grands parangons du genre parodié. Deux ennemis s’affrontent, héréditaires et intergalactiques. Les « zéros » représentent le camp du mal qui n’a d’autre programme que l’extension du champ de l’anéantissement. Le camp du bien a pour représentants les « uns » qui ont, eux, un programme parfaitement identifié, la « solidarité » et « l’égalité ». Les humains d’en bas en sont les enjeux dont les rivaux mimétiques phagocytent les identités avant de coloniser la Terre entière. Un enfant est au centre des attentions, Messie ou Antéchrist. C’est notre chère petite tête blonde appelée « Le Margat », autrement dit l’enfant dans la langue vernaculaire des habitants de Boulogne-sur-Mer. L’enfant que Bruno Dumont voudrait bien soustraire des captures d’un américanisme planétaire, avec son fatras « globish » (« So What ! » dit l’une ; « Yes, yes ! » répète son adversaire au sabre laser). Cela donne la blague d’une localisation dérogeant à ce qu’avait fait autrefois remarquer Serge Daney à propos d’E.T. (1982) de Steven Spielberg quand il écrivait, moqueur, que les aliens avaient toujours tendance à se poser à deux pas des studios hollywoodiens. Avant le combat final qu’un tourbillon cosmique engloutit, le vortex avalant les cathédrales stellaires des ennemis héréditaires. Un mixte de démiurgie et de nihilisme vient sanctionner l’annulation réciproque du service des biens et de la volonté de néant. Rideau.

 

 

 

Ça, c’est pour un pendant du message. Le « J’ai dit » du curé monté en chaire de son entreprise spectaculaire est sans ambiguïté pour quiconque ne peut se satisfaire de laisser faire la « main invisible » du marché et l’explosion apocalyptique des inégalités. L’autre côté du message délivré revient aux humains que nous sommes, cette pâte grise, rose et molle en laquelle cohabitent le meilleur et le pire. L’équilibre est métastable, on l’a déjà dit, pas de troisième terme possible pour rebattre autrement les cartes. La chair humaine déstabilise les opposants qui, troublés, se mettent à baiser, pourquoi ne pas en profiter ? Si c’est avec du langage binaire que Bruno Dumont compose aussi ses images tournées en numérique, il pose toutefois qu’il est nécessaire de dépasser la lutte stérile des uns et des zéros au nom du deux, et rien que le deux : le chiffre de l’humain trop humain, celui de l’ange et bête d’un seul et même tenant, coincé entre deux infinis et sans avoir à choisir.

 

 

 

Le deux est aussi le nombre de la différence sexuelle et, là, le cinéma de Bruno Dumont renoue avec ses premiers remous libidineux. De ce binarisme-là, il ne sortira pas. Pour mémoire, Ma Loute rabattait le trouble dans le genre lié à la figure de Billie Van Peteghem dans le rappel à l’ordre infligé par le personnage de « Ma Loute », qui veut bien déconner mais jusqu’à un certain point seulement.

 

 

 

La chair féminine est très traditionnellement hystérique, on l’avait déjà compris après avoir vu entre autres Flandres (2006) et Hors Satan (2011). Si les femmes se décomposent et s’amollissent (sous le soleil), les hommes bandent (ils sont au travail de la mer et de la terre). Après, Bruno Dumont a la générosité d’offrir à son acteur non professionnel les galoches goulues de deux actrices professionnelles et très expérimentées. Et il en tire d’autres départages. Line est une émanation de Nabila qui a besoin qu’on prenne soin d’elle afin de la guérir de ses crises de nerf. Quant à Jane, elle est une avatar de Lana Croft, la guerrière qui peut même prendre le dessus quand s’imposent les choses du sexe. L’hétérogène entretient ainsi le refus nourri de l’égalité, on l’a compris et le cinéaste marque nettement ses préférences. Aussi, les professionnelles n’ont aucun frein dans l’engagement physique, charnues en diable ; les amateurs se retiennent, sont timides. La vergogne est du côté du peuple qui n’a pas besoin du cinéma pour vivre. Pour ceux qui en vivent, c’est tout à fait différent.

 

 

 

L’Empire n’est pas une revisitation bernanossienne de Star Wars, c’est Starcrash chez les ch’tis.

 

 

 

Le nanar est un monstre que Bruno Dumont affronte et si le pire n’est jamais décevant, il n’est pas certain non plus que l’estocade ne se retourne pas contre l’encorné. Le crash est sévère et le rire tombe à plat malgré des réussites réelles, en particulier les effets spéciaux, visuels et sonores. Les voix métalliques et gutturales des zéros impressionnent, moins celles des uns, classiquement passées à l’envers. Bruno Dumont semble avoir abusé des psychotropes prodigués par la troisième saison de Twin Peaks (2017) de Mark Frost et David Lynch. Surtout, il fige son rire en prenant littéralement au pied de la lettre la fameuse définition d’Henri Bergson selon qui le rire est du mécanique plaqué sur du vivant. Les placages sont ici moins ceux d’un gentleman farmer que d’un rugbyman nordiste, bourrins quand ils n’hésitent pas à taper très bas. Les forçages du rire en écrasent alors tout le vent.

 

 

 

Le crash des étoiles ensablées dans les dunes du Boulonnais est un œuf à la coquille brisée qui, ainsi, peut délivrer, avec l’albumen gluant des ratés de l’expérimentation, le vitellus d’une idéologie, tenace et rance. Car il y en a une et elle grommelait déjà très fort à l’occasion du film précédent, France (2021). Qu’y voyait-on alors, sinon qu’il existe en réalité deux France ? Ce film-là établissait en effet une distinction tranchée avec la vedette de la télé en icône du déracinement cosmopolite, France jouée par Léa Seydoux, qui apprend à baisser les yeux devant le peuple (du nord de la France), enraciné dans une terre vivante et contraire, un mélange de passage à l’acte sordide (l’infanticide à caractère sexuel) et de pardon (offert au tueur par sa compagne). La guerre des deux France n’en est pas une, la joute est vite réglée. Et elle ne l’est pas davantage avec L’Empire, qui appuie sur toutes les pédales disponibles, accélérateur spectaculaire des effets spéciaux, embrayage grinçant des genres et frein qui est retenue et vergogne des gens du coin, pour moquer, voire bouter hors de France les représentants de l’empire médiatique, bourgeois flatulents face aux humbles.

 

 

 

Certes, quelques locaux trinquent, mais reste l’essentiel – le plancher des vaches et ses deux spécimens, le commandant Van der Weyden (Bernard Pruvost) et son second Carpentier (Philippe Jorre), pour un troisième retour après P’tit Quinquin (2014) et Coincoin et les Z’inhumains (2018).

 

 

 

Si le spectacle est farci de coquetteries (le méchant que joue aux forceps Fabrice Luchini use de l’adverbe planement), il finit platement dans les sables du « J’ai dit » dont les grains grippent tout rire.

 

 

 

France mettait en forme la lutte des deux France au bénéfice d’une seule, L’Empire met en scène celui de trois, voire quatre empires : les empires mimétiques du Bien et du Mal qui réciproquement s’anéantissent ; l’empire de l’humain, cette créature métastable ; et celui d’un empereur démiurge qui détruit une bonne partie de son matériel fictionnel pour en sauver le supposé nec plus ultra.

 

 

 

Hautain à l’égard du space-opera hollywoodien au nom des balances éternelles de la pesanteur et de la grâce des pauvres terriens que nous sommes, Bruno Dumont retombe pourtant dans les ornières du lénifiant. Le curé monté en chair d’une production spectaculaire martèle la bêtise apocalyptique de l’égalitarisme et les hiérarchies naturelles de la différence sexuelle. Et il conclut la sarabande par un mauvais tour démiurgique qui fond dans le même pot un nihilisme de circonstance et le manichéisme gnostique du space-opera. La seule vertu de L’Empire exposerait ainsi le caractère symptomatique d’une époque si désorientée politiquement qu’elle fait la nique aux vieilles églises au nom d’antiques mysticismes refondés. Bruno Dumont est aussi l’ami de Pacôme Thiellement.

 

 

 

 

 

Dans les épisodes précédents du « Dumontverse »

 

 

 

 

 

Le naturalisme auquel on a d’emblée affilié Bruno Dumont avec La Vie de Jésus (1996) était toutefois déjà remué de divers forçages. L’inscription documentaire y était en effet tailladée par les inserts pornographiques et quelques raccourcis scénaristiques. L’arabe du coin y méritait la mort à seule fin de vérifier, outre sa fonction instrumentale de victime émissaire, la possibilité du pardon de son meurtrier d’occasion dont la grâce, sur fond d’impardonnable, est la sainte-huile oignant tout rédimé. Depuis, Bruno Dumont s’amuse alors qu’il s’agit d’un impossible exorcisme : le naturalisme est une terre piétinée en tout sens, mais elle colle aux basques et l’idéologie à laquelle elle est associée, elle, demeure incorrigible. S’imposent les policiers improbables, dès L’Humanité (1999) puis dans les mini-séries P’tit Quinquin et Coincoin et les Z’inhumains. L’enquête policière ouvre au carnaval des identités mais, une fois l’épouvantail brûlé comme un grand feu de joie, rôde toujours la bête humaine, prête à bondir, tapie dans un fourré. On doit compter aussi sur d’autres conflagrations, avec les deux Péguy, le socialiste et le catholique (prenez celui qui vous arrange), acoquinés au breakcore d’Igorrr (Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, 2017), avant de l’être avec Christophe (Jeanne, 2019). Et puis l’arabe en symptomatique ostinato, tantôt objet indifférencié d’une violence cathartique qui a pour fond des frustrations sexuelles (Flandres), tantôt acteur d’une maléfique contre-initiation aux courts-circuits de l’idéal et de la cruauté intégristes (Hadewijch, 2009). Jusqu’à l’aporie d’un désert circulaire, celui de Twenty-Nine Palms (2002), qui a pour seul maître et tyran la décharge pulsionnelle et le néant figuratif en gages du nihilisme de son auteur.

 

 

 

On n’oublie pas Ma Loute, charge bourgeoise fin-de-siècle (avant-dernier) que limite le gardiennage d’une sacro-sainte différence des sexes, ontologique et irréductible, indiscutable. Enfin, Camille Claudel 1915 (2013) invitait Juliette Binoche à autant se colleter avec le texte de son personnage réel qu’avec des acteurs non professionnels qui ne jouaient pas les violences de l’enfermement asilaire ou de la pathologie mentale. La star française à l’aura internationale, première actrice professionnelle du cinéma de Bruno Dumont, représente aujourd’hui le premier détournement de blockbuster, redoublé par les égalisations relatives des manières contraires de jouer. La fiction de l’aliénation féminine coïncidait alors avec le documentaire sur une actrice désorientée sur ses bases.

 

 

 

Le cinéma mondial qu’exemplifie le space-opera est une cathédrale planétaire et le cinéma français, l’une de ses régions, baronnies ou marches. Bruno Dumont y pénètre moins qu’il en ramène de gros morceaux, y compris puisés dans des monuments européens, qu’il éparpille sur son échiquier de sable, déposant ses trésors morcelés au pied crotté des humbles habitants des Hauts-de-France. La caricature qui fait un festin des pantins grotesques, ces dominants qui font l’ordinaire de la représentation, jusqu’à Camille Cottin en impératrice du Bien dans la peau de la mairesse du coin, est aussi la caricature des autochtones à qui l’on offre en unique planche de salut de savonner celle des impérialismes rivaux, abstraits parce que déterritorialisés, déterritorialisés parce que déracinés.

 

 

 

Alors il s’agit de reterritorialiser et voilà que s’érige un nouvel empire, avec ses hiérarchies sociales revisitées pour les inverser, ses divisions naturelles incontestées et le peuple de ses sujets. Et l’empereur visite ses gens en leur offrant en guise de présent un village Potemkine, un carnaval qui étend son emprise en fixant ses pions dans leur case respective. Le retour de Carpentier et Van der Weyden témoigne que l’empire est celui du « Dumontverse » et il pousserait le vice à avancer l’hypothèse que le « Margat » serait peut-être la version enfantine du Freddy de La Vie de Jésus.

 

 

 

L’empire qui schématise autrement ce que codifie schématiquement celui des blockbusters et du cinéma français est un imperium qui commande, le gouvernement des figures avec lesquelles il s’amuse. Mais le verbe empirer ? Empirer est toujours pour le pire – l’empire est celui de l’en-pire.

 

 

 

Jamais ces êtres- ne valent pour eux-mêmes, jamais Bruno Dumont ne s’intéresse à ce qu’ils sont et font, et qui dérogeraient aux assignations stigmatisantes de la représentation. L’ancien réalisateur de films d’entreprise œuvre désormais au service de la sienne. Le patronage n’est alors jamais loin. Toujours ces gens- travaillent en effet pour celui qui les met en scène en bon pastoraliste qui suit ses desseins, culturellement sédimentés par la littérature d’Ernest Renan et de Maurice Barrès.

 

 

 

Le second est l’auteur d’Un temps pour tout (1890), une traduction de L’Ecclésiaste où l’on pourra lire : « Quel profit l’homme retire-t-il des peines qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va. Une génération lui succède ; la terre cependant reste à sa place ». Le même qui écrit aussi : « Vanité des vanités ; tout est vanité ! ». Le premier, auteur de Amori et Dolori Sacrum (1903), y insiste : « Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts. » Face à l’anarchie de la mondialisation des imaginaires, L’Empire vante le vade-mecum de l’instinct du terroir. Les énergies profondes qu’elles abritent, le film de Bruno Dumont s’en fait la publicité. Il n’est pas le seul à occuper ce terrain-, aussi dangereux politiquement que des sables mouvants.

 

 

 

 

 

Dieu c’est Dumont dans l’oreillette

 

 

 

 

 

Le seul Dieu est celui qui parle dans l’oreillette en soufflant ses commandements à ses appareillés.

 

 

 

Dieu est une oreillette : la proposition avait déjà été vérifiée par Damon Lindelof dans l’avant-dernier épisode de The Leftovers (2014-2017), et dans sa dernière série en date, Mrs. Davies (2023). L’usage stratégique de l’oreillette dans le cinéma de Bruno Dumont, acquis avec P’tit Quinquin, rejoue le théâtre des marionnettes de Kleist et la disposition des modèles de Robert Bresson sur la scène où s’opposent les bêtes célestes et les idiots terre à terre. La nouvelle église est médiatique, avec ses prêtres rivaux (Luchini en Belzébuth et la Reine Camille Cottin) et leurs archanges respectifs (Line et Jane jouées par Lyna Khoudri et Anamaria Vartolomei). En face du catholicisme de la société de l’acclamation et du spectacle, les vrais croyants sont ceux qui ont dans la profondeur de leur corps tout une culture multiséculaire qui a modelé dehors les paysages ruraux du Boulonnais.

 

 

 

L’hérétique n’est pas sans église cependant, loin de là. Son œuvre en sera le grand office, c’est établi.

 

 

 

Le Dieu de l’oreillette parle à la place de tout le monde, non pas pour poser des questions comme l’avait inventé Jean-Luc Godard avec 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1967), mais pour instruire des agissements et commander des comportements. Un cinéma du commandement, de l’injonction et de la volonté, également partagé par Maïwenn (Polisse, 2012) et Albert Serra (Pacifiction, 2022).

 

 

 

L’hérétique ne l’est pas tant que cela. Il est vrillé de tics, les cadrages qui monumentalisent et les drones qui renouvellent le regard de Sirius. Il ressemble au fond au commandant Van der Weyden, tout un trafic de convulsions faciales et de borborygmes. Mais le temps passe et ses dévastations n’appellent aucun regard fraternel pour celui qui ne sait plus quoi faire de lui, sinon le tirer de sa retraite afin d’en user comme d’une signature faite corps. Le duo de policiers est à la peine, traîne la patte, relégué dans les bas-côtés de la fiction intergalactique, même si c’est pour y survivre. Et ce regard de faire cécité sur lui-même et ses propres tics, ses marottes et manies. Faire le bête au nom de l’ange peut fonctionner quand on compte jusqu’à deux. À trois, l’ange est une bête qui s’ignore.

 

 

 

Giorgio Agamben a fait l’archéologie du commandement et de la volonté en montrant qu’elle est un privilège du christianisme médiéval, dans le refoulement d’un autre verbe modal, celui de pouvoir, que prisait la philosophie grecque. La souveraineté crâneuse du cinéma de Bruno Dumont expose la toute-puissance de ses commandements, c’est ce qu’elle veut, sans pouvoir en conséquence son impuissance. Le démiurge s’impose à la fin à l’intellectuel paysan et le sable dont il tire ses figures pour les pétrir est une mer démontée où lui-même disparaît, qui pourtant croyait pouvoir la prendre comme chez lui les hommes prennent les femmes. Et les femmes d’y consentir puisqu’ils bandent.

 

 

 

La débandade est bien l’angoisse profonde de la parodie ; et le vent qui en gonfle l’outre et l’éventre.

 

 

 

22 février 2024