En mai les films ont fort à faire

En mai, la rumeur dit que les fées ont fort à faire. Les fleurs de même et les films aussi. On ne demandera cependant pas aux films de mai de nous soigner de l’éloignement de floréal, rouge et noir. Ce que l’on désire des films du mois de mai, c’est qu’ils partagent le souci du cinéma même si le printemps est à l’étourdissement des sirènes festivalières. En mai, le cinéma quand même, malgré Cannes et Maïwenn – le cinéma en mai, même si l’anti-cinéma est un règne.

 

 

En mai comme le reste de l’année, les films ont fort à faire afin de soustraire le cinéma à l’ordre de ses simulacres : politique des auteurs devenue une baronnie autoritaire acclamée par les petits marquis de la critique ; infiltration moléculaire accentuée du spectaculaire ; netflixation qui tient de la génuflexion auprès des nouveaux maîtres du capitalisme attentionnel ; postmodernité délivrant son noyau dernier de vérité, post-histoire et ruin porn.

 

 

 

Plateformisation ou plateformisme ?

 

 

 

On aspire encore à redonner de l’actualité au plateformisme, la relève de l’anarchisme qui a un siècle déjà ; on se retrouve aujourd’hui à constater les dévastations de la plateformisation du monde, comme du cinéma réduit par conformation à l’alignement en série des platitudes.

 

 

Alors on voit les films qui sortent et leur critique est le tamis nécessaire à cribler ce qui s’y joue de cinéma qui est un rapport au monde à l’épreuve des écarts du réel et du possible. En mai les films ont fort à faire en effet pour tenir au cinéma comme à la prunelle de nos yeux. Même si leurs auteurs s’ingénient parfois à faire que leurs films nous sortent par leurs yeux.

 

 

Par ordre d'entrée : Sur l'Adamant de Nicolas Philibert, Les Gardiens de la Galaxie 3 de James Gunn, Showing Up de Kelly Reichardt, Désordres - Unrueh de Cyril Schäublin, Beau is Afraid d'Ari Aster, Fairytale d'Alexandre Sokourov, L'Amitié d'Alain Cavalier, Burning Days d'Emin Alper, Jeanne du Barry de Maïwenn, L'Amour et les forêts de Valérie Donzelli, Trenque Lauquen de Laura Citarella.

 

 

 

13-30 mai 2023

Sur l’Adamant de Nicolas Philibert

La bombe humaine et son désamorçage

Le cinéma documentaire a son champion français, Nicolas Philibert. Ses meilleurs films ne sont toutefois pas les plus récompensés, La Ville Louvre (1990) et Le Pays des sourds (1992), Retour en Normandie (2007) et Nénette (2010), récemment encore De chaque instant (2018). Nénette est peut-être le plus significatif en mettant en crise l’identification du spectateur, en la circonstance ressaisie dans les réflexes anthropomorphiques des spectateurs que fait tourner à vide l’orang-outan, vedette et doyenne de la ménagerie du Jardin des plantes de Paris. Être et avoir serait quant à lui le hit le plus symptomatique de son auteur, le portrait de la vertu de l’un des derniers moines-soldats de l’éducation nationale finissant dévoré par l’acide citrique des mauvais comptes dans le partage pas que symbolique des bénéfices. Le malentendu caractérise le cinéma de Nicolas Philibert auquel Jean-Louis Comolli aura consacré son dernier film en témoignant justement chez lui d’un conflit des facultés entre les muets et les parlants. Il devient mésentente quand le consensus est une volonté de faire surdité, par exemple les grèves à Radio France recouvertes par la méticuleuse bande sonore de ses invisibles artisans (La Maison de la Radio, 2013). Sur l’Adamant qui a trouvé son site dans le centre d’accueil de jour pour adultes en souffrance psychique en confine l’hétérodoxie dans une acclamation (et ça marche, de la Berlinale à la fréquentation des salles) qui a pour synonyme grec celui de doxa. Continuer à défendre la psychothérapie institutionnelle, après Le Moindre geste (1997), à l’époque d’une souffrance qui accable aussi les institutions alternatives de soin, tient de la « doxographie » pour employer un néologisme de Pierre Bourdieu. Une cinématographie de la doxa joue la surdité (les contradictions ne se disent qu’à la fin, aussitôt étouffées) en rejouant l’enfermement (le patient ne démérite pas à produire sa prestation, à se faire l’animateur de ses propres fêlures). Le film tend ainsi à l’émission de variétés. Sur l’Adamant n’est pas une variation de La Nef des fous de Bosch, c’est une autre Maison de la Radio, avec rires et chansons, anecdotes savoureuses et ambiance potache, poésie et clins d’œil au cinéma. Ici, même la confiture doit rapporter. Le fou ça paie mais la folie a disparu dans les calculs d’apothicaire incluant la science pavlovienne des inserts. Tout travail est payant mais attention ! Le gars qui se plaint de plagiat (Wim Wenders lui aurait piqué l’idée de Paris, Texas) est un doux-dingue multi-talent (l’étonnant Frédéric Prieur, entre Jean Eustache et Katerine à ses débuts) qui rappelle aux envieux genre Georges Lopez leur illégitimité. Le doxographe est si sûr des effets rassembleurs du consensus qu’il n’entend pas que celui qui chante La Bombe humaine de Téléphone mieux que Jean-Louis Aubert ne rigole pas. Il ne fait pas un numéro payant, lui joue sa peau. La doxa est une entreprise de désamorçage.

Les Gardiens de la galaxie 3 de James Gunn

La bonbonnière et son sphincter

Le super-héros est la figure d’un imaginaire hégémonique, homogène avec un monde qui célèbre à grands fracas l’humanité augmentée en oubliant qu’elle a pour sinistre contrepartie sa part d’ombre et de scandale, la masse superflue des êtres humains voués au déchet. Cela, aucun blockbuster ne le raconte sous peine de rompre un pacte bourrelé de dénégation. Cependant, certains mieux que d’autres vendent la mèche. Le très roué James Gunn, capable d’alterner les contrats entre multinationales rivales, Marvel et DC, s’en tire mieux quand il roule pour la première. Pour la seconde, il s’est adonné à jouer à fond la transgression en la chevillant à une opération de récupération spectaculaire qui consiste en l’abolition de toute subversion au service des pires conservatismes. Quelques symptômes peuvent alors accrocher le regard. D’abord la vocifération (les gardiens de la galaxie se gueulent dessus, tout le temps, même la sympa Mantis s’y est mise, c’est dire). La voix recommande moins qu’elle commande impérativement, ordonnant au spectateur de jouir à tout prix, après tout, il a payé pour cela. Jouir est une injonction. Le surmoi est aux commandes en montrant d’où il vient : un astéroïde organique nommé l’« orgosphère » et qui ressemble à s’y méprendre à un sphincter. La bonbonnière, cette farandole de couleurs pop appariée aux friandises vendues dans les confiseries des multiplexes, a pour fondement un anus, c’est aussi littéral que vrai. L’anal vire au sadique quand l’opportunisme animaliste (Rocket enfant a été un raton soumis à des manipulations génétiques) fait un court-circuit avec les fictions anthropomorphiques de Walt Disney qui se révèle un autre généticien fou, un autre Frankenstein. James Gunn renoue alors avec le mauvais esprit de ses débuts chez Trauma et il enfonce le clou quand la Contre-Terre créée par le Maître de l’évolution, vilain et noir (bim sur les wokes pénibles), est un concentré raté de ces suburbs fétichisés par le roi Spielberg et consorts. La fête est un ordre même si les festivités sont à la célébration de nos monstrueuses régressions (Adam Warlock, ado moins musclé que bébé joufflu). Surnage un seul moment adulte (Star-Lord et Gamora conviennent que leur amour n’est plus de ce monde mais une belle histoire qui continue dans un monde parallèle). La parodie est une machine qui carbure à ce qu’elle craint fondamentalement le plus, à savoir son désaveu.

Showing Up de Kelly Reichardt

Le four et la cuisson

Dans la ville d’adoption, Portland en Oregon, le petit monde de l’art est tissé des fils de la convivialité et de l’amitié mais le cocon est rongé de l’intérieur par l’angoisse recuite d’une rivalité qui sait faire son nid du cosy. D’un côté, Kelly Reichardt et son fidèle ami écrivain et scénariste Jon Raymond glissent dans la peinture documentaire d’un milieu familier une allégorie d’anxiétés qui tordent bien peu en réalité le constat d’une reconnaissance largement établie par les festivals (Cannes et Locarno) et les musées (Beaubourg et MoMA). De l’autre, l’attention au réel qui érafle et moleste les volontés de maîtrise en faisant le mauvais caractère de la sculptrice jouée par Michelle Williams se trouve anéantie par les conditions de production d’un film dont le luxe ne craint pas en effet de recourir à une équipe dépassant la centaine de personnes et le recours aux effets spéciaux pour filmer un simple pigeon. L’impressionnisme y prend un sérieux coup dans l’aile. Le beau souci de la modestie et des petites économies tiendrait-il alors du pigeonnage ? Si le four a trop cuit l’émail de l’une des sculptures de Lizzie, c’est moins pour indiquer les noirceurs de l’art longtemps gardées secrètes que pour trahir une fiction grillée par un surcroît de cuisson. Après tout, Lizzie expose en faisant salle comble comme on réussissait dans First Cow (2019) à tirer de la première vache du continent le lait nécessaire aux cookies qui remportaient un vif succès (d’un film l’autre, l’ami chinois est devenu à la fois le bailleur et la rivale mais un pigeon servira justement à réchauffer les eaux d’une confiance perdue à l’époque contemporaine). Côté fiction, le four craint ne l’est pas tandis que la cuisson est trop élevée, les miaous-miaous du chat, le pigeon qui est moins un animal qu’un symbole, la perruque dont Michelle Williams est attifée et sa mine renfrognée qui, après la mère hystérique dans The Fabelmans, remporte à nouveau le Prix Citron de l’interprétation (c’est fou, l’acteur qui joue son père jouait déjà son oncle dans le film de Spielberg, les écarts du cinéma indépendant du cinéma hollywoodien n’en finissent plus de se résorber). Le nid douillet avec ses tissages à la Annette Messager est une pompe à chaleur qui consomme bien trop pour faire croire qu’elle serait un plaidoyer militant pour la décroissance et la sobriété.

Désordres – Unrueh de Cyril Schäublin

Les coucous suisses et le coucou anarchiste

Oser la reconstitution historique avec l’exactitude de l’horlogerie, et puis vérifier dans la foulée l’actualité d’un fragment méconnu d’Histoire en posant qu’elle repose sur un ensemble d’effets d’étrangeté, c’est à cette mécanique de précision que s’est attelé Cyril Schäublin. Il s’est agi pour lui de montrer comment, quelques années après la Commune de Paris, la vallée de Saint-Imier dans le canton de Berne aura été non seulement un foyer pour l’industrie horlogère, mais un incubateur d’anarchisme dont l’enseignement fut décisif pour Piotr Kropotkine, prince russe et cartographe en mission dans la région. Sur un axe, le film témoigne en faveur d’une rigueur et d’une technicité, dans la sophistication du vocabulaire et celle des outils employés, dédiées à la grandeur d’une culture ouvrière, paroles, postures et gestes qui ont fait le sédiment de l’histoire familiale de l’auteur. Sur un autre axe, la singularité des choix filmiques (plans fixes tournés en longue focale et lumière naturelle, valeurs de cadres décentralisant les figures, découpage qui décolle des corps le froufrou des voix) retient la virtuosité de tout effet ostentatoire, capable d’inclure, parfois dans un seul plan, cinq à six arrière-plans simultanément. L’intersection de la forme originale adoptée et des exigences d’authenticité de la documentation est une chambre d’écho qui fait différence de la pluralité des voix et leur étrangeté. L’estrangement n’est pas sans évoquer la Verfremdung de Brecht. Elle fonctionne surtout de façon à entrer en résonance avec le double privilège de la décentralisation, communaliste et libertaire. L’étrangeté d’une langue suisse qui fait de la politesse et du consensus une arme pour euphémiser la violence des rapports de classe (l’humour à mesure noircit) ; celle d’une voix ouvrière qui parle l’anarchisme comme un idiome ordinaire (la dignité irradie de beauté des acteurs tous non professionnels). On regrette alors des ponctuations qui ont pour seule raison d’être didactique (la différence expliquée entre communisme et anarchisme, l’approche anarchiste imposée lors de la Commune). Certains running gags trahissent aussi un peu trop leurs intentions (l’injonction policière à ne pas entrer dans le cadre des photographes faisant publicité de la fabrique). A contrario, des raccords visent juste en étant des champs-contrechamps à distance (l’analogie entre la pointeuse et l’urne citoyenne, la chanson ouvrière opposée à l’hymne suisse). Le plus étrange demeure encore que le capitalisme comme synchronisation des temporalités et disciplinarisation du travail, toutes choses décrites en particulier par Edward P. Thompson, représente à Saint-Imier une fabrique de coucous dans laquelle se seront déposés les œufs de coucou de l’anarchisme. Contre la nullité du titre français, on peut donner raison au titre original : Unrueh qui dit le balancier désigne d’abord l’inquiétude rédimée dans le battement des révolutions.

Beau is Afraid d'Ari Aster

Œdipe ta mère

En 2011, Ari Aster tourne Beau, un court-métrage de sept minutes qui raconte l’histoire d’un homme ravagé d’angoisse à l’idée de revoir sa mère. Dix ans plus tard, il en reprend l’argument pour un film gonflé d’en durer 132 de plus. Entre-temps, Ari Aster a été couronné nouveau maître de l’horreur avec deux films, Hérédité (2018) et Midsommar (2019), précisément obsédés par l’idée de couronnement. La couronne revient aux élus qui peuvent ainsi troquer un legs de traumas familiaux saturés de religion contre un règne inattendu sur une communauté d’élection néo-païenne. Le petit roitelet qui rêve alors si fort d’être le nouvel empereur du genre après Stanley Kubrick revient avec un film monstre, plein de bourrelets et mal fichu qui, au moins, a le mérite de mettre la pagaille dans une ambition vissée par un esprit de système et le réflexe du monumental. L’allongement du récit des bobos de Beau fait ainsi gonfler l’outre des ambitions spirituelles du gaz des flatulences qui les tournent en dérision. Le cauchemar kafkaïen voudrait gripper la vieille machine paranoïaque avec le gros sel et poivre de la parodie (Œdipe, ta mère !) et c’est une lutte interne et intestine qu’Ari Aster met en forme, nécrose tragique des traumas familiaux versus farce des névroses qui ne sont que bariolage de carnaval. C’est un carnaval avec ses clowns et ses fauves et, comme le veut la tradition médiévale qui a hérité des saturnales de la Rome antique, le carnaval finit par le procès de Carnaval, ce mannequin de paille auquel on met le feu le plus souvent. Ici, le procès se clôt par une enfilade de décors toujours plus factices avant de finir en spectaculaire noyade. Le film tourne en particulier autour du motif de l’expulsion, cet ombilic dont la naissance porte la marque archaïque, pour montrer comment Beau est l’enfant qui n’a pas d’autre destin que d’être le sujet unique du royaume maternel, cet empire sans limite. La Mère (juive) est une impératrice despotique et le fils qui voudrait s’en émanciper échouera à la décapiter, motif asterien s’il en est à l’instar de la mère possessive à laquelle il finit parfois aussi par ressembler. Beau is Afraid tient en fait de l’auto-sabordage et c’est en cela qu’il est très sincèrement désespéré. Une sincérité qui fait un sort aux pitreries lynchiennes et autres coenneries en intriguant davantage que Je veux juste en finir (2020) de Charlie Kaufman (et Joaquin Phoenix en poupon gâteux est un bien meilleur Joker). Côté grandes orgues, mieux vaut en effet la diabolisation des foirades d’Œdipe que les fanfaronnades de ceux qui n’en voient pas la mascarade (The Fabelmans).

Fairytale d'Alexandre Sokourov

L'Histoire attend encore son jugement

Lisons Le Livre du blocus (2009) est ce tombeau pour le million de morts civils durant le siège de Leningrad, la cité dont le martyr aurait été rédimé dans la résurrection post-soviétique de Saint-Pétersbourg, pleine de gloire (et du son et lumière qu’y avait alors mise en scène Alexandre Sokourov en l’intitulant Lauriers de la mémoire). Dans ce film peu fréquenté, on peut tomber sur l’os suivant : « L’Histoire ne va nulle part, elle est à côté de nous ». L’Histoire à côté tiendrait-elle davantage de la parousie, cette présence (ousia) à côté (para) qui promet aux chrétiens le Retour du Christ et l’établissement de son Royaume après la fin des temps ? Dans la vision esthète et eschatologique d’Alexandre Sokourov, l’élégie le dispute à l’apocalypse et la parousie côtoie l’attente du Jugement dernier qui n’a de cesse d’être différé. Si le 20ème siècle est celui des extrêmes, le siècle suivant n’en a toujours pas produit le jugement, voilà la vérité. Ce n’est pas que l’Histoire ne soit pas passée, c’est plutôt qu’elle se tiendrait tout juste à côté et la parousie, alors, de n’être jamais très éloignée de la parodie. C’est ce que montre Fairytale, audacieuse rumination en noir et blanc de suie et de farine qui projette un carré de grands hommes (Mussolini, Hitler, Staline, Churchill) dans un Purgatoire inspiré des peintures de Piranèse et d’Hubert Robert (à qui le cinéaste russe avait dédié un documentaire en 1996), les illustrations de L’Enfer de Dante par Gustave Doré et les allégories gravées d’Albrecht Dürer. Le geste anamorphique caractéristique du cinéaste russe connaît son dernier développement sous la forme d’un film d’animation moulant les archives sur les principes de l’incrustation et du détournement par l’usage de technologies d’hyper-trucage du genre deepfake. Le résultat est étonnant. Si l’on reconnaît le goût sokourovien du dictateur comme corps gâté et gâteux, l’opération entreprise est originale en croisant deux hétérodoxies. Un : le consensus totalitaire est bousculé par l’intégration de Churchill en baron Harkonnen. Deux : l’archive est legs d’images dont la vérité consiste à montrer qu’elles sont truquées, et déjà par les dictateurs eux-mêmes, fortiches en simulacres. Comme ses monstres préférés encombrés de leurs propres doubles, Sokourov bougonne et ratiocine. Il ressasse et piétine, se contorsionne en sauvant un double de Churchill, le seul à aller au Paradis, guidé par « Force Suprême », autrement dit le Christ qui a le filet de voix du Johannes d’Ordet. Le Crépuscule des dieux précède forcément l’avènement messianique du Roi des Rois qu’il anticipe par parodie. Il est meilleur quand la banalisation actuelle de la simulation a pour origine les rivalités totalitaires d’un siècle dont le cauchemar n’a pas fini de se décomposer et dont le limon constitue notre sol et toile de fond. Le totalitarisme à l’état diffus montre que le 21ème siècle préfère parodier le siècle précédent plutôt qu’en sortir positivement en le jugeant.

L'Amitié d'Alain Cavalier

Bonheur cinéma

Le bonheur pour Alain Cavalier, c’est de filmer comme Lester Young joue du saxophone dans Stardust (1952). L’aveu a été donné dans son Paradis (2014). Faire un plan comme un souffle, faire du cinéma comme on respire. Un bonheur. Le souffle du filmeur, sa respiration qu’à plusieurs reprises on entend dans ses films précédents comme les suivants, et désormais L’Amitié. Depuis qu’il est s’est émancipé des lourdeurs logistiques du cinéma, Alain Cavalier filme comme il respire, selon les battements de son cœur et les inspirations aléatoires de son désir. Depuis La Rencontre (1996) et l’apparition de François Widhoff dans sa vie, Alain Cavalier est au paradis. Béatitude comme celle à laquelle a rêvé Spinoza. Le paradis consiste aussi à aller y voir dans le paradis des amis de longue date, le parolier Boris Bergman, l’ancien producteur de cinéma Maurice Bernart, le coursier Thierry Labelle. L’amitié est consubstantielle à plusieurs de ses films depuis trente ans, Vies (2000), Six portraits XL (2017) et Être vivant et le savoir (2019) notamment. L’amitié est plus généralement la condition d’un geste de cinéma libéré et dont la libération est aussi celle d’une certaine idée de cinéma. Le cinéma à la main pour que les plans s’apparentent à des poignées de main, le cinéma qui carbure à l’ordinaire pour faire le plein de super. La voix quasi-chantonnante d’Alain Cavalier porte ainsi le regard enchanté du filmeur invité à explorer les milieux charnels de l’amitié. C’est comme l’exploration émerveillée de mondes inconnus, petits îlots de paradis, avec les amours (la présence des compagnes comme Florence Delay, qui jeune a joué Jeanne d’Arc pour Robert Bresson) et les idiosyncrasies (l’auteur de Vertiges de l’amour adore Astro d’Osamu Tesuka), les peines (la hantise de la question juive pour les deux premiers amis, l’existence cabossée de Thierry multi-accidenté et de Malika sur sa chaise roulante et hors-cadre) et les plaisirs (le cannabis pour le premier, la cigarette pour le deuxième, l’alcool et le shit pour le troisième). Il y est à chaque fois question de cinéma mais repensé depuis les variations de l’amitié : le projet de film qui ne s’est jamais fait (avec Boris Bergman) ; le grand succès public avec la production de Thérèse (1986) et l’indépendance financière assurée pendant une décennie (avec Maurice Bernart) ; l’acteur non professionnel qui a joué le premier rôle dans Libera Me (1993) sans que sa vie en ait été changée (avec Thierry Labelle). L’amitié a le mystère de son inconditionnalité, il est une responsabilité dont la réponse tient du secret, entre rires complices et vices qui sont le privilège des vieillards. Tout cela offre à la main du filmeur de pouvoir rédimer les mutilations pas que symboliques de l’économie digitale. On pense en particulier à la paluche d’Alain Cavalier qui, massée de manière experte par Boris Bergman, se met à flotter. L’amitié est une condition du cinéma pour autant qu’elle en est l’allègement garantie.

Burning Days d'Emin Alper

Du bon côté du trou ?

Ça chauffe en Cappadoce. Le soleil brûle la cité fictive de Yaniklar où la corruption des édiles a pour fondement l’exploitation des nappes phréatiques jusqu’à l’épuisement, et pour conséquence une population qui souffre de pénuries d’eau tout en reconduisant au pouvoir les responsables de la situation. Les dolines qui en résultent dominent ainsi un paysage qui s’effondre régulièrement, avec ses dépressions circulaires et ses cavités, troué de part en part. Emin Alper a l’idée de partir de ces gouffres impressionnants pour faire fonctionner le trou à tous les étages : trou dans le paysage et dans les consciences ; trou des violences crépitant avec les coups de fusil des chasseurs avant de culminer avec le viol d’une tzigane ; trou d’une nuit arrosée de raki dont la vérité est une eau lourde qui remonte à la surface en débondant l’ordre patriarcal. À force d’avoir l’obsession du trou, Emin Alper finit par tomber dedans. Comme s’il s’agissait de faire passer tout son film, avec son recours au genre (le polar, le western et une touche finale de fantastique) et ses épais dossiers (la corruption et le populisme, la pénurie d’eau et le racisme contre les tziganes), dans le chas d’une aiguille et une seule (le petit secret des sexualités proscrites, l’homosexualité partagée par le jeune procureur dépêché dans la région et le journaliste de l’opposition, Emre et Murat seuls contre tous, les moutons comme les loups). Emin Alper sacrifie en effet beaucoup, l’enquête est bâclée et la question de l’eau à peine traitée, la population locale est caricaturée et la tzigane violée en est la cheville ouvrière. Tout cela au nom du seul trou qui vaille, celui autour duquel tournent Emre et Murat (mais qu'ils sont beaux) avec des manières qui s’expliquent par la censure tout en y répondant par le recours à une rhétorique publicitaire (les scènes de plage avec œillades avant la scène de douche et son ruissellement de circonstance). Dans la catégorie des films qui roulent des mécaniques, Burning Days n’est pas plus convaincant que Le Serment de Pamfir de l’ukrainien Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk. Il fait moins bien aussi que ses modèles, ainsi le roumain Cristian Mungiu (récemment avec R.M.N.). La fin est à cet égard symptomatique : la chasse à l’homme vire en traque aux pédés qui s’en tirent par une pirouette improbable au-dessus de la doline fatale. Être du bon côté du trou n’autorise pas de le combler avec tout et n’importe quoi.

Jeanne du Barry de Maïwenn

Impardonnable

Maïwenn est impardonnable, c’est pourquoi son premier long a pour titre Pardonnez-moi (2006). Il faut dire que Maïwenn n’a qu’un seul sujet, qui n’est autre qu’elle-même. C’est d’ailleurs un point commun avec Valeria Bruni-Tedeschi mais la première est née avec une cuiller d’argent dans la bouche quand la seconde a moins hérité qu’elle est arrivée, à coup de gueule et à la force de poignet. Moyennant quoi, l’hystérie diffère dans ses foyers, la bonne naissance de l’héritière ou la mauvaise pour la roturière. Le problème étant que l’hystérie a pour déterminant de faire interposition entre le désir et son sujet. Hystériser en s’autorisant des brisées de John Cassavetes, c’est littéraliser qu’il n’y a de désir que déçu, le désir en tant qu’il a la déception pour part inavouée. Jeanne du Barry est le film de l’arrivisme plébiscité comme l’était déjà Une fille facile de Rebecca Zlotowski avec Zahia Dehar. Arriver c’est partir de loin pour intégrer la cour et jouir ainsi de la proximité du roi jusqu’à la promiscuité. Si Maïwenn défend tout le monde, Luc Besson, Roman Polanski et Johnny Depp, l’avocate de tous ses rois vérolés, c’est parce qu’elle s’est donnée à l’origine une exception mythique : sa mère (on peut revoir à cet effet Beau is Afraid en pensant à Maïwenn). Le pardon lui va moins qu’il revient à l’impardonnable : pardonnez-moi de mon hystérie mais la faute en revient à ma mère ; pardonnez-moi de ma vision de l’Histoire si elle a pour génies Cendrillon et Stéphane Bern ; pardonnez-moi comme je pardonne aux salauds qui sont les vrais impardonnables. Les vingt millions d’euros auxquels ont contribué une société saoudienne et Netflix se donnent ici une image fétiche comme le sou de Picsou : c’est l’écu de six francs que Jeanne retrouve dans sa bouche après avoir croqué de la galette des rois. Un moment drôle, sinon, c’est le Duc de Richelieu qui teste la Du Barry avant le roi, joué par Pierre Richard, la séquence ne manque pas de piquant. Jeanne du Barry est un modèle historique de légitimation éthique (les bien nées la jalousent) qui conduit son interprète à donner le rôle du dauphin à son propre fils. L’histoire des mérites tient après coup de l’auto-célébration, Maïwenn ne fait là que répéter le dernier Spielberg. Maïwenn fait ce qui lui chante en battant le beurre et l’argent du beurre, l’amour de l’étiquette et le goût de lui imprimer l’exotisme de son débraillé, ado et grossier. La société du spectacle a ses cours et coteries qui se pavanent dans l’écrin festivalier, on l’avait encore vu avec Pacifiction d’Albert Serra, et il n’est nulle critique à faire de Jeanne du Barry au titre de l’ouverture de la nouvelle édition cannoise. La meilleure critique à faire de ce monde dont ce film est la réclame est dans la poursuite de 1789 depuis 1793. C'est pourquoi l'on regrette les plans qui manquent à la fin, ceux de la décapitation. On préférera aux réductions de l’Histoire le raccourcissement des têtes couronnées, une vraie grande fête celle-là populaire.

L'Amour et les forêts de Valérie Donzelli

L'emprise conjugale et celle du dossier de société

Un homme se présente à une femme comme le plus parfait des amoureux, indispensable. Progressivement, le compagnon idéal révèle un harceleur, un grand pervers, un parfait manipulateur. L’amour vicié par son simulacre obscur qu’est l’emprise a donné des grands films, et déjà quelques classiques hollywoodiens imprégnés de gothique, Soupçon (1943) d’Alfred Hitchcock et Gaslight (1944) de George Cukor. En cinéma, le sujet n’est pas nouveau. Ce qui l’est c’est, au prix de hautes luttes féministes, la construction des violences conjugales en problématique de société. Un piège concerne alors un autre type d’emprise, celle que peut exercer la grille de la rhétorique sociétale sur le cinéma quand il est cantonné au nom de la bonne cause à l’instruction des dossiers. Ce qui est en cause est alors l’incapacité à faire du cinéma une cause en soi, une chose qui perd de son sublime en étant mise au service des biens. Là encore, la chose n’est pas nouvelle. Les années 70 ont connu un grand moment de dévouement du cinéma à l’instruction unilatérale de pièces (les fictions de gauche) à verser au débat que la télévision alors organisait sous le titre générique des Dossiers de l’écran. Il est intéressant de regarder L’Amour et les forêts comme un film qui décrit une emprise, masculine et psychologique, tout en consentant à se livrer à une autre, celle du dossier de l’écran, autrement toxique. Et voir comment le film de Valérie Donzelli, avec plus ou moins de difficultés, essaie de résister à l’emprise, à l’instar de Blanche (Virginie Efira, tel qu’en elle-même rien ne la change) face à l’homme idéal révélant un salaud (Melvil Poupaud, vraiment bien). Plusieurs éléments plaident en effet pour la soumission au dossier, et déjà la construction narrative verrouillée par l’oreille de l’avocate. Ce qui dénote en passant d’un autre problème, celui du repli dans la sphère juridique de questions politiques concernant l’économie morale des sociétés. Le dédoublement de Blanche en sa sœur jumelle Rose, ainsi que le recours à une pléiade d’actrices ayant valeur de consororité (Marie Rivière et Dominique Reymond, Romane Bohringer et Nathalie Richard, Laurence Côte et Virginie Ledoyen) témoignent par excès compensatoire d’une faiblesse structurale. Un moment chanté à la Demy convainc moins que l’apparition de Bertrand Belin en parenthèse enchantée, malgré le retour de la figure de la femme à l’arc qui, déjà, plombait Une femme de notre temps de Jean Paul Civeyrac. Pire, le mâle toxique est prof de français raté reconverti en banquier. Et le docteur qui prend soin de Blanche à l'hôpital est un succédané du pharmacien de l'horrible Frère et sœur d'Arnaud Desplechin (il est d'ailleurs joué par le même acteur). L’idée de faire le contrechamp féminin de L’Enfer de Claude Chabrol se retourne donc contre le film de Valérie Donzelli quand sa meilleure réussite revient ironiquement au portrait du pervers. Celui-ci terrifie sa victime et, le spectateur, par l’inversion des responsabilités, un savoir servant à l’instituer en victime et une paranoïa si aiguë qu’elle lui permet de confondre les mensonges de sa compagne. Là, l’emprise fait peur mais la dissipe l’autre emprise à laquelle consent finalement la réalisatrice, celle des dossiers s’accumulant dans les cabinets.

Trenque Lauquen de Laura Citarella

Laura, un, deux, trois dans la pampa

 

Une femme est partie. S’est-elle enfuie ? Son absence est un trou qui appelle le récit à proliférer et fuir comme un jardin au sentiers qui bifurquent, une pampa, on n’est pas pour rien en Argentine. La femme qui manque à l’appel s’appelle Laura comme l’héroïne d’Otto Preminger et la retrouver c’est partir à l’aventure comme L’Avventura a pour centre fuyant une femme disparue, Anna jouée par Lea Massari. Laura Paredes est son interprète, Laura Citarella est la réalisatrice du film et les deux Laura ont imaginé ensemble une nouvelle aventure de Laura après Ostende (2011). L’idée est qu’il en existe plus d’une, toute une série de Laura qui mènent en Argentine des vies parallèles. On n’aura pas besoin de nous pousser pour penser à leurs aînées françaises, les filles de feu de Jacques Rivette, ou une salamandre suisse chez Alain Tanner. Trenque Lauquen est d’ailleurs un film en deux parties d’une durée totale de 4 heures 22, ce qui est trois fois moins que La Flor (2018) de Mariano Llinás, membre comme Laura Citarella du collectif El Pampero Cine. Il n’empêche, Trenque Lauquen raconte beaucoup. Des histoires d’hommes (Rafael son compagnon et Ezequiel son amoureux en sourdine) qui aiment la même femme mais pas pour les mêmes raisons (l’un parce qu’il fabrique une maison avec elle, l’autre parce qu’il partage ses jeux de pistes). Des histoires de bibliothèques et de bibliophilie, de vieux livres et de correspondance cachée dans les pages de l’autobiographie de la militante communiste et féministe Alexandra Kollontaï (c’est une histoire d’amour aussi entre deux pays, l’Argentine et l’Italie). Des histoires de femmes connues inconnues dont on parle à la radio locale (comme Lady Godiva), avant d’en devenir une soi-même le temps d’une longue confession (et Laura à la fin montera à cheval aussi en faisant l’expérience d’un certain dénudement). Des histoires de flore (un spécimen rare empêche une étude de se clore) et de faune (un animal sans identification suscite mystère et convoitises) jusqu’à ce que la science confine à la science-fiction (mais à la manière enfantine du Douanier Rousseau). Des histoires de femmes enceintes, enfin, dont la grossesse est une autre affaire de solitude et de fuite (là, ce sont les hommes qui ont disparu). Le jeu des bifurcations narratives est un perspectivisme qui fonctionne mieux dans sa première partie, quand la seconde est une chasse au snark un peu vaine. Mais il s’agit d’aller au bout du noyau de nudité du désir de suivre une piste qui est un désir de se perdre. Le plus beau tient à ce que cette prodigalité de récits, de détails et de motifs représente le versant imaginaire d’un documentaire dédié à la ville de Trenque Lauquen située à 445 km de Buenos Aires et où Laura Citarella a passé son enfance. En langue mapuche, Trenque Lauquen dit le lac rond et il y a bien de l’omphalos dans un lieu réel perçu comme un ombilic secret et rayonnant pour le cinéma.

 


Commentaires: 0