Malheur aux receleurs de désert

(la trilogie européenne de Lars von Trier)

La jeunesse a des abondances liminaires mesurées à de grands crimes nébuleux. Le plus sûr d'entre eux appartient au petit démiurge lui-même qui, confiant dans la vaine sophistication de ses potacheries, a le savoir de receler en son sein un désert. Contre ses irresponsables propagateurs, lui au moins assume sa passion pour l'apocalypse.

L'âne et le singe (The Element of Crime)

 

 

 

 

 

The Element of Crime : l'ambition s'enfle du gargarisme de ses vacuités. Le formalisme s'affiche d'emblée comme un brassant maniérisme. D'un côté, le luxe ostentatoire des effets plastiques (photo sépia, décors encombrés et amples mouvements de caméra) à la manière d'Orson Welles pour le baroquisme bousculant les conventions du film noir. De l'autre la poétique élémentaire d'Andreï Tarkovski pour la décongestion avancée de la Guerre froide et ses glacis. Le maniérisme dévoile dans un raccord espiègle la juvénilité de sa démiurgie bravache, une ambulance passant du statut de modèle réduit à celui d'accessoire de cinéma. Le mot fameux d'Orson Welles est ici assumé dans toute sa littéralité : le cinéma est un immense magasin à jouets. Ce qui est perdu, c'est la forme adoptée en vertueuse relève des dures nécessités (Welles et Tarkovski ont été deux exilés européens).

 

 

 

La composition chiadée d'une chienlit nébuleuse se partage alors entre pêche miraculeuse (Lars von Trier est un copieur hoirs pair du grand style) et poissons noyés (l'Europe déliquescente est un marigot d'ambiguïté). Le flic de The Element of Crime ne s'appelle-t-il pas après tout Fisher comme le Roi pêcheur de la légende arthurienne ? La vanité a toutefois le sourire du vaniteux qui se met à nu comme Noé parmi ses bêtes, entre un âne qui s'ébroue dans la poussière et un singe se grattant le derrière. Les grandes manières ne font pas semblant de croire que leur amphigouri abritait autre chose qu'âneries ou singeries.

 

 

 

 

 

L'éruption d'acné et son acmé (Epidemic)

 

 

 

 

 

Face à la vague déferlante d'un nihilisme placentaire dont sont d'abord victimes les enfants, et contre l'implication de la science dans les chaînes impersonnelles de la responsabilité criminelle, ce tsunami, la boussole viendrait pour certains du Caire reliant William Burroughs à Nag Hammadi, autrement dit du gnosticisme en tradition cachée et part secrète du legs chrétien qui nous aurait raconté des craques depuis le début. Le crime des crimes revient aux savants comme aux gens de bien s'ignorant criminels quand le cinéaste se sait tel parce qu'il reconnaît receler en son sein un désert. Tout cela est reformulé avec Epidemic, qui liquide joyeusement les grandes manières dans le faux lyrisme (en 35 mm.) et le faux amateurisme (en 16 mm.) La potacherie est radicalisée dans la compagnie du copain scénariste, Niels Vørsel, malicieux. Le motif épidémique précise ses raisons historiques, les bombes au phosphore de 1945 (racontées par Udo Kier) et le complexe Bayer à l'origine du Zyklon B (en attendant l'acquisition dans les années 2000 du géant de l'OGM, Monsanto).

 

 

 

Le grain du 16 mm. a surtout valeur de métaphore pour une éruption d'acné dont l'acmé gicle à l'occasion d'une séance de transe hypnotique dont l'hystérie voudrait rivaliser avec la performance délirante d'Isabelle Adjani dans Possession (1981) d'Andrzej Zulwaski. La réitération du leitmotiv est d'ailleurs soulignée dans le ressassement, ironique jusqu'à l'épuisement, d'un leitmotiv ouvrant l'opéra wagnérien Tannhäuser : la rigolade des petits malins préparant leur coup couve le noyau obscur d'une génération assumant sa passion de l'apocalypse.

 

 

 

 

 

L'ange nécessaire au mal (Europa)

 

 

 

 

 

En couleur jaune amniotique, l'Europe est une zone croupissante où les maîtres en criminologie et leurs disciples dans la police participent à la relance de la chaîne des crimes plutôt qu'ils ne l'interrompent (The Element of Crime). En noir et plan granuleux comme un peau d'adolescent, l'Europe est la zone franche d'une viralité du mal qui va jusqu'à miner et contaminer l'imagination de jeunes scénaristes (Epidemic). Après une fable post-historique et la fausse chronique d'un présent fantomatique, l'Histoire s'impose enfin avec pour dernière station l'Allemagne de 1945. Europa renoue avec les grandes manières, ces draperies qui revêtent un conte moral comme un thanatopracteur habille un mort. Le studio est un abri souterrain dont les tunnels mènent vers Hadès, éclairé par une lune dans le caniveau.

 

 

 

La métaphore du magasin de jouets revient en force avec le train miniature dont le déraillement est également annonciateur des erreurs d'aiguillage quand l'allégorie devient grossière (le train et sa voiture-lit remplie de déportés). La locomotive est érudite et cinéphile, avec ses wagons de citations (Berlin Express de Jacques Tourneur, les transparences de Hans-Jürgen Syberberg, les réflexions sur les rapports de la projection et de l'hypnose dans l'expressionnisme de Siegfried Kracauer) et ses passagers de première classe (Eddie Constantine, Barbara Sukowa et Max Von Sydow en voix off d'un narrateur rappelant que le surmoi est un maître hypnotiseur). Le jeu avec les transparences et les incrustations en couleur sont des procédés qui formalisent des facilités (s'il y a projecteur c'est qu'il y a un projectionniste caché ; quant au deuil, il s'avive de couleurs timides préparant littéralement à un bain de sang).

 

 

 

L'Histoire est un cauchemar kafkaïen (le film cite L'Amérique et préfigure le Kafka de Steven Soderbergh) en s'aveuglant contre toute réflexion sur ce qui fait l'historicité du présent. Le petit maître préfère l'obscurité morale à la clarification politique (le devoir est indifférent à ses causes tandis que le candide qui se dit apolitique n'a pas besoin d'être poussé beaucoup pour participer à l'œuvre du mal). Il ose également jouer un déporté juif contraint par l'occupant américain à ne pas dénoncer un ancien nazi à qui revient le droit d'incarner la tragédie des culpabilités irrémédiables. Et même conclure par une toute petite blague (le héros qu'interprète Jean-Marc Barr, star du Grand Bleu de Luc Besson, meurt noyé). Lars von Trier aura au moins trouvé avec son film le nom de sa société de production : Zentropa.

 

 

 

L'enfer est pavé d'intentions angéliques et si l'ange fait la bête, le petit malin contribue autrement au pavage infernal.

 

 

 

 

 

Nul n'est prophète (sauf en prophétie auto-réalisatrice)

 

 

 

 

 

Malheur à qui est receleur de déserts, voilà ce qu'avait prophétisé Nietzsche dans le port du masque de Zarathoustra. Le désert l'était déjà dans l'enflure maniériste d'Element of Crime et l'obscurcissement moral d'Europa. Il l'est davantage dans l'image grumeleuse, les cadres imprécis et l'hystérie finale et gore d'Epidemic que d'aucuns considèrent comme les signes annonciateurs des futurs syndromes neurodégénératifs affectant leur auteur.

 

 

 

L'Europe est un grand cerveau malade, une terre vaine que baignent ses larmes. Voilà ce que montre et raconte Lars von Trier en dévoilant avec la troisième et dernière saison de L'Hôpital et ses fantômes que le royaume est surtout le sien.

 

 

 

Si le nihilisme placentaire règne en Europe, le seul crédit à accorder serait le credo de la prophétie auto-réalisatrice. Nul n'est prophète en son pays, sauf quand il s'agit de son propre corps malade, les terres vaines d'un Roi pêcheur.

 

 

 

2 août 2023


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