La rose et le poing

(Un mensch et Bonjour Monsieur Comolli, deux films de Dominique Cabrera)

Le cinéma filme la mort au travail, le refrain est connu mais n'est vrai qu'à moitié. La vérité a deux visages et si la vie n'est qu'un cas particulier de la mort, l'inverse est vrai aussi. Le cinéma peut avoir le courage de tenir la mort en respect en retenant de la vie qui s'en va la part qui restera. Tenue et retenue ont deux visages frères, l'un aimé et l'autre ami, Didier Motchane et Jean-Louis Comolli. D'un mensch l'autre pour avoir et savoir sur qui compter quand le qui viendra à manquer. Les films exemplaires sont à leur manière des exempla quand ils puisent dans les vies exemplaires l'exemplarité nécessaire à faire de nécessité vertu qui est une morale de cinéma.

 

 

 

Un mensch. L'aimé de dernière haleine, le film qui lui est dédié se fait à la main. Le resserré a le tact des étreintes à distance, la finesse déposée dans le creux des alitements et confinements obligés. Le plan tient de la caresse dans le recueillement des paroles, ces fredonnements qui soignent du bourdon, de guerre lasse et du ras-le-bol. Comptines, essoufflements et récitations sont des baies d'amour, des fruits qui ont la clameur de l'enfance et la saveur des secrets. La relation de l'homme filmé et de la femme qui le filme est une commune exposition, une comparution marquée d'indéhiscence. Les plans noirs qui rythment la scansion d'un récit elliptique sont les intercalaires du temps, les intermittences du souffle court et des cœurs battants entre deux battements de paupière, continu et discontinu sans conciliation, jamais. Documentaire, le cinéma l'est dans l'archive des inscriptions vraies. Il l'est autant dans les relations que le témoignage consigne et transfigure.

 

 

 

L'homme qui meurt du cancer fait des efforts parce qu'il est filmé par l'aimée. Il fait bonne figure malgré la mort qui le regarde en face. De l'autre côté, la vie continue dans l'ignorance de la mort qui se tient à ses côtés. Ce sont les personnes qui meurent. Mais la vie personnelle n'est qu'une partie, il y a l'autre versant aussi, la vie impersonnelle dont les images ont la garde et qui nous regardent. La peine est immense sans offusquer cela qu'il y a demain et encore demain.

 

 

 

 

Bonjour Monsieur Comolli. L'ami de longue date, le film qui lui est offert est son film à lui aussi. Son dernier. L'offrande est un geste de l'amitié. Il est garant dans la persévérance à jouer le jeu du cinéma qui, il y a longtemps déjà, l'aura sauvé des simulacres de l'Algérie coloniale. L'ami du film en est donc l'un des metteurs en scène à part entière, ainsi que le théoricien instantané. Le hors-champ, par exemple, est un lieu de réserve qui lui permet de continuer le film quand son corps en a assez. Le cinéma se fait en même temps qu'il dit qu'il se fait. Le cinéma se sait et c'est ainsi qu'il est un semblant assumé, un mensonge qui dit la vérité. Le dédoublement est joueur, c'est un enfant qui joue au tric-trac en faisant fiction des réserves, des blessures et des pudeurs. Et puis il y a le rire proverbial de l'ami, on y ressent les mélanges solaires des eaux de Méditerranée et des vins blancs de Bourgogne, une ponctuation vitale qui répond aux noirs du film jumeau comme à la chronologie des cartons.

 

 

 

L'homme pressé par le temps est le maître du temps du film. Mais c'est un temps imparti pour l'homme en sursis. La seule maîtrise qui vaille est l'enfant d'une fragilité à laquelle on consent. La vulnérabilité d'une pensée accordée, encore et encore, à coller aux affaiblissements du moment, crise sanitaire, crise du cinéma, crise de la démocratie, toutes les immunités qui s'effilochent, toutes ces crises qui exigent qu'on en fasse la critique.

 

 

 

Le temps de vivre est celui des promesses que les vivants en sursis font aux vivants qui ne le sont pas pour la vie qui continuera après eux – eux tous. « C'est-à-dire l'espérance. Donner un nom de souvenir au destin » (Cesare Pavese). Un jardin embelli des roses de Mai. Un livre dont le titre est le programme des vivants qui apprennent la peine à être les survivants de leurs défunts amis : En attendant les beaux jours.

 

 

 

Didier Motchane est l'inventeur d'un symbole, la rose et le poing du PS. La rose a perdu bien des pétales et ses épines blessent qui croit encore en la possibilité du socialisme. Le symbole dit pourtant que l'on peut tirer du poing serré le don d'une poignée de mains comme une rose du matin. C'est ainsi que les sursitaires que nous sommes tenons encore du mensch. Des poings et des roses, il n'en manquera pas à l'avenir pour qu'il redevienne enfin un jeu ouvert, émancipé de ce qu'il est pour notre plus grand malheur devenu aujourd'hui : un sursis.

 

 

20 mars 2023


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