Prenant, faits et causes

(le cinéma de Franssou Prenant, I)

 « Telles sont les choses de mon pays, mon pays imaginé,

 mon pays que j'ai totalement inventé, totalement investi, mon pays qui me dépayse

 au point de n'être plus moi-même que dans ce dépaysement. Mon dépays. »

 (Chris Marker, Le Dépays, 1982)

 

« Exister veut dire expérimenter l'atopie –

 être voué au dehors, à l'instar de chaque être vivant. »

 (Frédéric Neyrat, Atopies, 2014)

Que les films soient les trajets d'une excentricité native, les spirales d'une existence qui n'en aura jamais fini avec l'enfance, les girandoles exotiques d'un dépaysement nécessaire à protéger sa propre étrangeté des passions identitaires.

 

Il y a de la diplopie dans le cinéma de Franssou Prenant, l'atopie (le désir est du dehors) et l'utopie (du possible sinon c'est l'asphyxie), les jeux du double et de la schizophrénie contre l'entropie et ses dévastations partout, Paris et Alger, Beyrouth et Damas, Alep et Conakry. Images et sons qui ne coïncident pas toujours sont la pitance d'une cinéaste louche, toujours en partance, ailleurs , étrange étrangère – une exote.

 

 

Que le cinéma soit langue et terres étrangères, un bord de mer en super-8, un pays qui dépayse, un dépays pour marginaux, minoritaires, excentriques. Faunes interlopes et fleurs de bitume, des chats et des enfants, et puis un ami philosophe flânent parmi les détritus en sautant par-dessus les ruines de l'Histoire, monumentales. Prendre fait et cause pour le cinéma de Franssou Prenant : hic et nunc et fissa.

 

 

Nota Bene : les textes consacrés aux films de Franssou Prenant sont tous précédés par des questions qui lui ont été directement adressées dans le cadre d'un film à venir.

Les enfants, l'enfance

Il y a des enfants dans tes films, beaucoup, des ribambelles qui sont le peuple d'une île fantastique que tu décris dans Les Voyages de Raphaël, ce film qui reste encore à faire, à naître. Il y a de l'enfance aussi dans ton cinéma et ce n'est pas la même chose. Le premier enfant dont nous souhaiterions parler avec toi, c'est toi justement, l'enfant que tu as été et ce qu'il en reste, comment il persévère. Des images plutôt que des souvenirs, surtout pas de biographie. Comme cela, on commencerait à parler aussi de l'enfance parce qu'après tout, l'enfance nomme le deuil de l'enfant que nous avons cessé d'être en ouvrant à l'adulte de nouvelles puissances d'imagination et d'allègement. L'enfance, pas la puérilité. Le deuil, pas l'oubli. L'enfance qui soulève une mousse de potentialités et d'intensités, qui libère des marges de manœuvre comme des herbes folles. L'enfance est un démon et un génie, celui du jeu et des joujoux, des bricolages et des utopies, un désœuvrement libérant des usages nouveaux, des moyens sans fins comme le sont tes films. L'enfance est un devenir qui passe à l'intérieur de soi, une schizophrénie (que l'on repense à Enfance de Nathalie Sarraute). L'enfance comme un étonnement, l'émerveillement d'Alice, le premier pays de ta carte de géographie – ton dépays.

Albertine ou Les souvenirs parfumés de Marie-Rose (1972) du collectif Eugène Varlin

Enfance commune

Zéro de conduite après Mai 68. Les enfants sont à la fête, rompant les bans d'une société qui s'est vendue à l'hypocrisie d'une pornographie généralisée, Église à l'appui de la famille traditionnelle d'un côté, de l'autre la civilisation du cul comme l'a justement décrit l'ami Pierrot (le fou). Le tract anticlérical est un dessin d'enfant mal élevé, un graffiti urbain et sauvage, un gribouillage qui donne à voir (la haine muette des majeurs pour les mineurs, les filles surtout, et puis les enfants « nègres » et « bicots » comme les appellent les flics), qui donne à entendre (leur jouissance non fautive), qui donne à lire (un désir d'émancipation vers une enfance majeure comme l'a dit Charles Fourier et René Schérer le répète après lui).

 

 

Albertine pense fort à Vigo et à Fourier, c'est certain. Surtout, le film est habité, non, il est traversé par un souffle, une Ariel qui doit autant à La Tempête de William Shakespeare qu'à la poésie de Sylvia Plath, qui doit surtout à son interprète. Franssou Prenant est déjà la petite amérindienne que l'on retrouvera dans le trou des Halles de Touchez pas à la femme blanche (1974) de Marco Ferreri, qui est alors le puits d'une lutte des classes de basse intensité.

 

 

Elle qui a vingt ans en paraît dix de moins. Franssou Prenant est une éolienne manouche, une petite bohémienne aux semelles de vent dont la voix chiffonnée balance dur contre le flic l'interrogeant dans une séquence démarquée de la scène de l'entretien avec l'assistante sociale d'Antoine Doinel dans Les 400 Coups (1959) de François Truffaut. On rit alors de voir son ventre grossir à l'aide d'une pompe à pédale actionnée par un pied d'homme, les ongles vernis, ceux de Jacques Kébadian. Franssou parodie ainsi l'immaculée conception, insufflée par l'esprit libertaire du copain qui fait le film, Jacques Kébadian issu de l'Atelier de Recherche Cinématographique, et avec qui elle travaillera plus tard en montant plusieurs de ses documentaires. Le ballonnement n'est plus celui des fayots qui font péter dans le film de Vigo, mais l'air d'une jeunesse qui n'en manque pas quand elle ne cède pas sur son enfance.

 

 

L'insufflation est un enthousiasme partagé par un collectif comme il en existait beaucoup à l'époque, et dont le nom est celui d'un communard martyrisé par les Versaillais, Eugène Varlin. Un siècle après l'écrasement de Mai 1871, souffle l'enfance de la Commune, elle soulève les ventres – l'enfance commune. Les enfants reviendront, ils ne peuvent pas ne pas revenir comme des vagues, jusqu'à l'île des Voyages de Raphaël encore à faire. Ils se lancent déjà à l'assaut du ciel comme leurs petits cousins d'Irlande, et bientôt ceux de Palestine.

Et puis le cinéma

Le cinéma, comment arrive-t-il dans ta vie et arrive-t-il comme un jeu ? Le cinéma a-t-il partie liée avec ton enfance ? À voir tes films, on le dirait bien. Tu grandis à une époque de grande cinéphilie, en France c'est l'explosion de la Nouvelle Vague. Tu as raconté que si tu avais déjà vu des films à la Cinémathèque de la rue d'Ulm, tu as éprouvé le choc du cinéma soviétique et des westerns quand tu habitais avec tes parents à Alger, entre 1963 et 1966, en particulier avec l'ouverture de la Cinémathèque en janvier 1965. Un cinéma contraire dans la Mecque des révolutionnaires. Le cinéma a-t-il représenté une zone onirique et interdite, une pédagogie alternative, un espace des rêves et des possibles, un autre monde où y jouer des rapports nouveaux avec les images ? Une forme de pensée sauvage, résistant à toute utilité et domestication ? On sait que tu aimes certains films (Le Fleuve, Johnny Guitare), certains cinéastes (Jean Vigo et Jean Renoir, Pier Paolo Pasolini et Jean-Luc Godard). On sait aussi tes dégoûts, très marqués. Il ne semble cependant pas que tu sois une cinéphile obsessionnelle comme en ont décrit de manière auto-critique et ironique Luc Moullet et Louis Skorecki. Tes films ne carburent pas à la référence ludique et compulsive. Ils ne s'amusent pas avec le cinéma comme un objet culturel, ils ne sont pas postmodernes. Au contraire, ils entretiennent avec lui un rapport plus personnel et profond, on aimerait dire instinctif, vital, enfantin, quasiment animal. Faire un film, serait-ce une façon de continuer à jouer ? Le cinéma serait-il au fond une région de ton enfance qui, elle, serait le premier pays de ta carte de géographie, encore et toujours ton dépays ?

Paradis perdu (1975)

Éros excentrique

Le premier paradis perdu, c'est déjà celui du tout premier film malencontreusement détruit par des étudiants de l'IDHEC, une adaptation du Masseur noir, une nouvelle crue de Tennessee Williams. Décidément, l'école est un lieu à fuir, d'autant que l'enfance est une fuite. Paradis perdu a donc pour origine la destruction du film qui, immédiatement, le précède. Le cinéma, on y entre qu'en en expérimentant la perte. On y pénètre désargenté, avec pour seule richesse de jouer avec ses restes, avec ses ruines (la musique de la 20th Century Fox), avec ses spectres (Marlène Dietrich, « Put the Blame on Mame » interprété par Rita Hayworth dans Gilda, « Sway » par Dean Martin). Des « feuilles mortes » qui se ramassent à la pelle de la chanson de Prévert-Montand. Le cinéma qui vient après la fin du cinéma n'est plus l'affaire de professionnels, c'est un jeu pour gamins joueurs et chiffonniers, René Schérer en baragouineur et Jacques Kébadian en obsédé. Une jungle de masques et tréteaux, la zone grise où poussent et feulent des fleurs de bitume qui sont d'étranges faunes.

 

 

La chanteuse Marie-France et la future journaliste Hélène Hazera sont les reines d'un cabaret sauvage où le féminin s'exhibe comme un montage hasardeux d'apparats. Loin de tuer tout érotisme, le kitsch constitue en soi une érotique qui fait la nique aux assignations sexuelles qui sont, au fond, d'autres naturalisations. Issues du FHAR (le Front homosexuel d'action révolutionnaire) à l'initiative de Paquita Paquin et Maud Molyneux, elles se faisaient appeler en 1972 les « gazolines » et leur copine les filme avec la même fantaisie enfantine que le Douanier Rousseau peignait les animaux peuplant ses songes tropicaux. Les gazolines crient, elles surjouent, chantent en play-back et se prostituent. Elles font les folles en n'oubliant pas ce que racontait déjà Jean Genet dans le séminal Notre-Dame Des Fleurs (1942). Mi-végétales, mi-animales, elles brouillent les frontières de ce qu'on n'appelait pas encore ici le genre ou le queer. Elles montrent avec un humour « camp » venu de l'underground US que le féminin est une parade, un exotisme aussi toc que le bric-à-brac colonial que charrie « Prière à Zumba » de Lucienne Delyle. Le « trouble dans le genre » est un charivari dans la jungle parisienne, travestissements et autres déguisements, des peaux de bête. Et les cuirs noirs des loulous qui bombent le torse et font des bras de fer dans les bars en sont d'autres.

 

 

Paradis perdu cultive ses scènes comme on avance les termes d'un rébus, cabarets populaires, métropolitain et bistrots, serres et jardins. D'un côté, un documentaire pseudo-animalier tourné pour rigoler entre Pigalle, Barbès et Stalingrad ; de l'autre, un mystère médiéval sur l'éternel féminin qui n'est que parures et masques. Pas loin – enfin, il s'agit quand même de Saint-Germain –, Adolfo Arrieta est à la couture des Intrigues de Sylvia Couski avec le même duo de gazolines. Un pastiche de la séquence d'humiliation de Catherine Deneuve dans Belle de jour (1967) de Luis Buñuel renouvelle le bestiaire d'une féminité excentrique et dont l'excentricité est prise au mot, à sa racine. On s'amuse aussi d'une façon gamine de prendre en otage le cinéma d'auteur, bourgeois et acclamé, en le sadisant. On s'éloigne du centre quand Paris se confond avec sa banlieue. Ou bien alors le centre sort de lui-même et s'exotise avant de finir en antiquaille pour la nouvelle bohème.

 

 

S'il y a documentaire, c'est en filmant comme Rousseau peignait et s'il s'agit d'un blason médiéval, celui-ci est fourbi par une ferronnière qui a trouvé son or à la ferraille des antiquités sexuelles. Les gazolines sont des petites filles modèles pour leur sœur qui s'inspire de leur théâtralité anarchiste. Parce que l'excentricité est une manière d'en finir avec la vieille dichotomie du centre et des marges, et parce que l'exotisme est une érotique dont le toc fait tiquer les curés de la naturalité. Le rebut des imaginaires, colonial (Christophe Clavert en cite un extrait dans Little President) et hollywoodien (un autre colonialisme), blasonne un rébus barbare, qui est aussi une facétieuse réécriture du Paradis perdu de John Milton, poème épique dont les vers non rimés prophétisent la modernité. Déchus, les anges n'en restent pas moins des anges, c'est-à-dire les démons d'un monde accablé par la faute. Les passeuses-faiseuses le sont de mondes parallèles, mondes « solsticiels » et tropicaux qui fleurissent dans les friches interstitielles du réel, entre les dalles et les pavés de l'actuel.

 

 

Paradis perdu est contemporain du cinéma d'Adolfo Arrieta, aussi de Fassbinder et Vecchiali. En évoquant la « garçonne » Suzy Solidor, il a une pensée aussi pour Jacqueline Audry. S'il faut cependant chercher un film français avec lequel Paradis perdu entretiendrait plus d'une résonance, ce serait davantage avec Sur un air de Charleston (1926) de Jean Renoir. Pourquoi ? Parce que ce film de jeunesse et presque oublié du temps du muet (ce cinéma infans), est un film de science-fiction enfantin, excentrique, le récit d'anticipation bricolé d'une nouvelle ère glaciaire advenue avec les « années d'hiver » (Félix Guattari).

Le cinéma comme une région de l'enfance, le cinéma comme une pédagogie alternative

Il y a une école de cinéma que tu as fréquentée au début des années 70, et la plus officielle qui soit, c'est l'IDHEC, créée en 1943. L'école a-t-elle été pour toi un lieu de formation qui t'a pratiquement servi par la suite ou bien, au contraire, de déformation t'obligeant à désapprendre ce que tu y aurais mal appris ? L'école, ce ne sont pas que des professeurs et des apprentissages techniques, ce sont peut-être aussi des amis. À l'école, il n'y a pas que les connaissances apprises au sens très institutionnel des savoirs acquis. Il y a également les connaissances que l'on y fait, autrement dit les personnes qui, en toute amitié, t'ont peut-être aidée à soutenir un désir de faire du cinéma, peut-être aussi contre le cinéma professé par les « professionnels de la profession » selon la formule proverbiale de Jean-Luc Godard. Et puis il y a les événements qui affectent l'institution comme à l'époque de Mai 68 et après, avec Louis Daquin et Jacques Willemont, Richard Copans et Jean-Michel Carré, les collectifs Cinélutte et ARC. Ton passage à l'IDHEC reste-t-il important pour toi, quelque chose de décisif pour la suite ?

Habibi (1983)

Les jeux de l'amour et l'index du hasard

De gauche à droite la main pivote. Toujours, l'index désigne. L'indication est un enseignement qui trace dans le premier plan du film de Franssou Prenant son horizon : le destin, fatum des tragédies grecques ou bien allégorie des films désignés sous l'étiquette de réalisme poétique, est devenu un automate imitant la vieille diseuse de bonne aventure. L'index est un terme dont l'origine indo-européenne (deik signifie montrer) fonde le droit romain (le judex est le juge). Ce qu'expose en liminaire Habibi, c'est le droit nouveau dont la modernisation est, avec le simulacre d'une tradition profanée, l'automatisation des destinées. Le petit théâtre des jeux de l'amour et du hasard, s'il arpente et documente un micro-territoire balisé entre Pigalle et Saint-Lazare en se souvenant du cinéma français des années 30, Jacques Prévert et Jean Vigo, n'oublie surtout pas qu'il y a, partout, la hantise des automatismes et ses dés pipés, obsession qui fait jonction entre Fritz Lang et Robert Bresson.

 

 

Parmi tous les cris de bête dans la jungle de pacotille que l'on entendait dans Paradis perdu, il y avait celui-là : l'amour, ô l'amour, l'amour, encore l'amour, toujours l'amour. S'il était alors question dans ce film d'argent (avec le riche monsieur Phiphie), son versement avérait que les contes de fée espérés ne protégeaient pas de la rue et de la prostitution. Mais le théâtre l'emportait quand même, une théâtralité festive et contaminatrice, une parade qui dénaturalisait tout, y compris les loulous des bistrots qui ne jouaient pas moins un numéro que les gazolines des cabarets. La parodie avait toutefois la valeur d'une mise en garde : suspendre par le jeu le sérieux des choses dont on nous serine à chaque fois qu'elles sont naturelles, comme ça et pas autrement, c'est sentir à quel point ce sérieux est du réel, c'est-à-dire une violence insupportable. L'amour, mieux vaut en faire un théâtre pour se protéger de son jeu qui finit très souvent mal. Pris au sérieux, l'amour troue le ventre, il troue le cul.

 

 

Habibi dit en arabe mon chéri et l'amour est toujours ce cri qui peut être poussé quand ses joueurs se font abuser par le hasard, mis à l'index par de mauvais calculs, qui finissent en l'ayant dans le derrière. En amour, la roue de la chance peut s'apparenter à un trou de balle. L'amour est surtout une langue étrangère, un rêve auquel on tient, un ailleurs toujours plus lointain, même quand il se présente à portée de main, un exotisme de carton avec ses bêtes à deux têtes, pour de vrai et pour de faux. Et ses chansons, À ma manière de Dalida et Love, Love Alone de Harry Belafonte, une version antillaise des Baisers d'amants et Jolie fille d'Alger de Lala. Avec l'amour, on n'est jamais dedans, on est toujours dehors. La présence de forains rappelle au terme de for (foris en latin) qu'à l'origine il désigne l'extérieur.

 

 

Ç'aurait pu être un triptyque, les trois premiers courts-métrages de Franssou Prenant mais, comme on le sait, manque le premier, par hasard détruit par des étudiants de l'IDHEC. Trois est un chiffre boiteux, deux + un et le premier est un spectre pour les deux autres qui restent.

 

 

L'amour c'est pareil, ce devrait être le triomphe du deux mais vient toujours un troisième larron qui fait division en jouant au tiers inclus-exclu. Tous les jeux, d'argent à la sauvette, cartes et tir au pigeon, toutes les machines, juke-box, flipper et « baromètre de l'amour », la « baisette » et même les chariots de Saint-Lazare, trouvent une formule paradigmatique avec la citation sonore d'un film fétiche, Johnny Guitare. La roue du saloon tenu par Vienna (Joan Crawford) dans le film de Nicholas Ray tourne, c'est la roue de l'amour et du hasard qui est aussi celle d'un film baroque et stylisé ayant fait rêver la Nouvelle Vague. C'est alors comme si Franssou Prenant en proposait une variation mineure mais non moins stylée, en étant davantage prolétaire et documentaire. La roue tourne, roue de la fortune et de l'infortune, roue qui a été terrible pour Nicholas Ray (il a été, lui aussi, un exilé de l'intérieur, aveugle comme John Milton). Terrible pour la bohémienne qui voit bien que les espaces de liberté gagnés à la suite de Mai 68, des terrains vagues abritant des aires de jeu pour des adultes marchant à l'enfance, se sont quinze ans après amenuisés, réduits comme peau de chagrin.

 

 

Paradis perdu était le film des gazolines, ces filles explosives qui ne manquent pas d'air en mettant les gaz. Le féminin, il n'apparaît jamais mieux en effet qu'avec l'exhibition de ses apparats et ses fétiches, éternel féminin réellement trans et travesti. Habibi est le film des garçons, le film des homos désœuvrés qui flashent (littéralement, c'est un coup de foudre) pour des ouvriers maghrébins de l'usine Talbot à Poissy, le film copain des pédés qui ne se disaient pas encore à l'époque gay. On y croise d'autres faunes aussi, un travelo brésilien, l'ex-gazoline Paquita Paquin et le journaliste Michel Cressole. Si Habibi vient juste après Neige (1981) de Juliet Berto qui fraie dans des eaux voisines, et s'il est contemporain de L'Homme blessé (1983) de Patrice Chéreau, c'est en atténuant le pittoresque poétique du premier comme il se refuse au lyrisme homo, fébrile et désespéré du second.

 

 

Habibi investit un monde peu filmé, celui d'un sexe qui se fait sans rapports, ouvriers arabes qui ne s'avoueraient jamais homos et pédés d'ici qui les désirent en cultivant peut-être un reste d'exotisme colonial. Le tigre du Douanier Rousseau montre désormais les dents, c'est le couteau qui finit dans le ventre de Dora (Rémy Germain, vu chez Patrice Chéreau et Race d'Ep de Lionel Soukaz), le coup donné par son rival (Marcel Bozonnet), tous les deux amoureux d'Ikhbal (Okacha Touita, le réalisateur algérien auteur des Sacrifiés sur le bidonville de Nanterre à l'époque de la guerre d'indépendance algérienne). Le coup de sang gâtant le goût de la barbe à papa est moins une pure contingence que l'index d'un automatisme pulsionnel dans le règlement, dur et sanglant, des différends mimétiques.

 

 

Entre les mariages que les pédés préfèrent parodier et les « baisettes » des plans à trois, il y a des triangulations, des triangles des Bermudes et l'amour tombe dedans, un autre trou par où les trouées ne sont pas des échappées mais des éventrations. Reste alors la blessure au flanc.

 

 

Depuis, Habibi est devenu un petit classique, chouchou des festivals gay et lesbiens. À l'époque où Franssou Prenant le tourne, son film est sans balise, hors radar, perdu dans le cosmos ou trouvé à la ferraille, c'est comme on voudra. Elle aurait pu en tirer la matière à succès d'un Tous les autres s'appellent Ali d'ici mais cela ne l'intéresse pas. Son film a beau bénéficier d'une équipe plus étoffée que celle de l'amateur Paradis perdu (l'image est de Jean-Yves Escoffier, qui a travaillé avec Marie-Claude Treilhou, Agnès Varda et Jean-François Stévenin avant de rejoindre Leos Carax), il ne raccroche pas son chariot aux locomotives sociétales d'alors comme d'aujourd'hui. Bientôt, la cinéaste va moins se faire voir ailleurs qu'elle va y aller en y vérifiant son étrangeté propre. Elle cessera d'ailleurs dans ses génériques de se prénommer Françoise pour préférer s'appeler Franssou. Franssou Prenant n'est pas une réalisatrice française mais une franche bohémienne et si c'est une machine, elle est célibataire. Une roue de la chance dont la relance l'emmènera en Guinée.

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