Prenant, faits et causes

(le cinéma de Franssou Prenant, IV)

Temps

On peut continuer à parler de ton rapport au(x) temps? Caractéristique de ton geste, il se joue également au montage. Voir et revoir tes films, c'est découvrir des images qui remontent à loin, tournées à Beyrouth en 1995 pour tes films de 1999 et 2001, images prises à Alger en 2009 pour un film de 2012, images qui font des séries en appartenant à des chronologies multiples comme dans Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus et Bienvenue à Madagascar (ce dernier incluant des images 8 mm. de ton enfance algéroise tournées en 1965 par ton père, le géographe André Prenant). Si tes montages sont des battements de ton cœur comme Jean-Luc Godard en avait parlé dans un article de jeunesse des Cahiers du cinéma, ils sont aussi les battements de tes paupières. Tous les temps qui battent et débattent dans ton corps en se prolongeant avec le partage choral des voix, trio féminin dans Sous le ciel lumineux de son pays natal et conversations amicales et multiples dans Bienvenue à Madagascar. Les vues extérieures se retournent en paysages intérieurs. Le dépays est ainsi celui d'une solitude peuplée, le cœur battant de la discordance des temps et l'histoire, ses syncopes et ses bégaiements, ses effacements comme ses contretemps. Tes images et tes films sont des îles qui s'assemblent en faisant un archipel quand les continents sont engloutis, l'histoire de la contre-culture post-68, celle des indépendances africaines, le cinéma classique et le cinéma moderne. L'étrangeté dans ton cinéma a-t-elle à voir aussi avec un présent pris dans un rapport contrarié à l'histoire, moins fait de confrontations que de tangences ?

I'm too sexy for my body, for my bo-o-ody (2012)

Panaf, deuxième

« Panaf », le nom garde encore l'éclat du mythe. Le premier Festival Panafricain d'Alger reste l'un des grands feux de l'été 1969, le sommet du tiers-mondisme dans sa version panafricaine, Archie Shepp et les touaregs, Miriam Makeba et Nina Simone, Eldridge Cleaver débarquant à Alger en fuyant FBI et CIA pour y monter la section internationale du Black Panther Party. Alger est alors la Mecque des révolutionnaires selon l'expression consacrée d'Amilcar Cabral. On ignorait que la séquence révolutionnaire des années 60 avait déjà été largement obscurcie, qu'elle était déjà en train de se clore. On ne savait encore pas que l'oiseau de Minerve s'était envolé au crépuscule d'une histoire dont on n'est pas sorti.

 

 

Quarante ans plus tard, une seconde édition est venue parachever le processus de déliaison de la politique et de la culture. Promouvoir la diversité culturelle d'une Afrique restant unie envers et contre tout, c'est pour l'Algérie retrouver un rayonnement international après dix ans de guerre civile, c'est rouvrir la rue à des festivités rendues impossibles par les attentats terroristes. C'est se refuser aussi à faire le bilan critique de quatre décennies de répression, de désaveu et de reniement. La culture a ses parades servant les desseins de la dépolitisation.

 

 

I'm too sexy for my body, for my bo-o-dy a cependant trouvé dans les circonstances du second « Panaf » un terrain d'émerveillement et d'enthousiasme documentaire. On pourrait avancer aujourd'hui qu'il s'agirait du premier volet d'un triptyque algérien, suivi par Bienvenue à Madagascar (2015) et clos peut-être avec De la conquête (2022). L'Algérie est un pays de première importance dans la carte du Tendre dessinée en cinéma par Franssou Prenant, la ville d'Alger en particulier où elle a vécu entre 1963 et 1966 avec ses parents. Elle y est revenue souvent durant les années 70 et 80 quand le directeur de la cinémathèque, Boudjemaâ Karèche, a succédé à son fondateur Ahmed Hocine en 1978. Elle y a même habité dix ans, entre 1999 et 2009 avec son époux, l'ambassadeur de Madagascar, devenu à la suite d'un coup d'État en 2002 un réfugié politique exilé dans la capitale algéroise.

 

 

On sentait l'Algérie arriver progressivement dans le cinéma de Franssou Prenant, on la voyait arriver comme une vague qui vient de loin. Déjà l'enfance au milieu des années 60. Puis le kitsch colonial de Paradis perdu (1975) et les immigrés maghrébins de Habibi (1983). Ensuite l'évocation du terrorisme au début de Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999) et la guerre civile algérienne en filigrane de la guerre civile libanaise dans Sous le ciel lumineux de son pays natal (2001). Comme il aura fallu du temps, pas moins de quatre décennies, avant de revenir en Algérie avec les moyens du cinéma.

 

 

I'm too sexy for my body a été tourné durant l'été 2009, son montage achevé en 2012. Laurent Radaody décède en décembre 2011. Le film de Franssou Prenant, sa veuve, est dédié à « Bololo ». La joie des corps et des chants, le bonheur des visages, l'enthousiasme des danses est un affect intensément paradoxal. L'affect d'un film qui fait jouer les neurones miroirs (on se surprend à accueillir dans son corps certaines inflexions, chantées et dansées) est aussi celui d'une pure élégie, le chant d'adieu à l'aimé doublant celui du retour à Alger.

 

 

Est-ce vraiment un hasard ? Si I'm too sexy for my body est un deuxième film tourné en DV après Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus (2007), et même le troisième en incluant l'autoportrait Franssou Prenant par Franssou Prenant (2007) pour pointligneplan, il ne comporte toutefois, et à la différence des précédents, aucune image issue des archives déposées sur pellicule super-8. Filmer le second « Panaf » invite ainsi à entrelacer les adieux, adieux à l'aimé et à la Mecque des révolutionnaire, adieux au Kodachrome 40 et à l'Algérie indépendante. Pourtant, ce qui s'impose, certes, c'est toujours de la mélancolie puisqu'il s'agit de filmer chaque plan dans la coïncidence des présences et des perceptions, des épiphanies chargées d'en témoigner à l'avenir et pour l'avenir du passé. Il y a sûrement aussi de la tristesse mais la pudeur la réserve pour le hors-champ. Ce que l'on entend et voit, d'abord, c'est une joie aussi élémentaire qu'immémoriale. C'est le bonheur très concret des corps qui chantent et qui dansent, toute une vitalité cosmique plus forte que les épuisements politiques.

 

 

Bonheur des gestes et des rythmes, des visages et des mélodies, des ballets et des visages, des maquillages et des instruments. Bonheur de certains raccords qui transforment les danseurs en d'autres danseurs, dans le passage de l'un au multiple, comme une éclosion de couleurs, animale et végétale. Bonheur d'un cinéma direct, une première pour Franssou Prenant, qui trouve l'occasion de redonner de la chaleur organique à la froideur du numérique, d'un côté grâce à la synchronisation (là encore exceptionnelle) de l'image et du son, de l'autre par la durée des plans qui sont l'expression d'une ivresse à filmer, dionysiaque. Et, pour cela, il a fallu travailler avec un ingénieur du son, Jérôme Ayasse, et rattraper au mixage des premières prises largement encombrées par le son saturé des instruments, en particulier les percussions. Comme les tambours que l'on règle, les plans sont des peaux tendues et résonantes, des membranes reliant la peau au tympan comme à la rétine.

 

 

Avec Dionysos noir, la conscience tragique accueille le deuil et l'ivresse, la tristesse et la joie, sans jamais les opposer. Ce qui reste contradictoire, mais sans synthèse du côté des affects, est dialectisé ailleurs, en particulier du côté des figures et des motifs. C'est ainsi que Franssou Prenant oppose gracieusement une fin de non-recevoir à l'opération idéologique consistant à substituer à la politique révolutionnaire la célébration consensuelle des arts et traditions culturels. Car il y a de la politique partout ici et ce n'est pas parce qu'elle ne se dit pas qu'elle ne se voit pas. Au début, Franssou Prenant filme des peintres en bâtiment. Le blanc doit servir à redonner au front de mer d'Alger le rayonnement dont toute une imagerie considère qu'elle est méritée. Seulement, voilà, les Algériens, on ne les verra presque plus, en tous les cas pas durant une bonne première moitié du film. Où sont-ils donc passés ?

 

 

Les scènes, les places et les rues sont pleines d'existences venues d'Afrique noire, Guinée et Cameroun, Sénégal et Angola, Éthiopie et Centrafrique, Afrique du sud et Guinée-Bissau, Bénin et Congo. Alger la blanche noircie d'une multitude de peaux colorées qui rappellent aux Algériens regardant de l'autre côté de la Méditerranée que leur dos est africain et noir.

 

 

La politique, par exemple révolutionnaire et anti-impérialiste, ne se fait plus, pourquoi se dirait-elle ? Ce mutisme dit la vérité, il est enregistré. I'm too sexy for my body est singulier aussi pour cette raison-là, l'absence de voix off et la rareté de voix in dont on attendrait qu'elles disent des choses définitives alors qu'elles ne profèrent que des banalités. Le mutisme politique est une perte indubitable et si la dépense des corps ne la compense jamais, elle montre par elle-même qu'il y a des formes d'existence enthousiasmantes, d'incorruptibles ravissements, des rayonnements. En réalité, la politique qui ne se dit plus se manifeste autrement, elle se parle moins qu'elle se montre : c'est la politique des corps chantant et dansant. Une politique qui serait d'une certaine façon celle de l'enfance, une politique muette ou non discursive des corps, une politique qui se phrase autrement, avec des chants, des gestes et des rythmes. Une politique qui est une esthétique des corps racontant l'esclavage, la colonisation et l'indépendance, qui raconte des mythes immémoriaux et des faits historiques.

 

 

Tout cela se donne à voir et à entendre, sans assignation linguistique et nationale, aucun carton servant à l'identification. Et, en effet, c'est un don dont les plans sont le contre-don, avec des regards complices et des sourires qui électrisent. On pourrait presque parler d'amour, une érotique des rapports entre filmés et filmeuse, elle qui filme toujours dans l'entre-deux parce que le milieu est charnel aussi. L'entre-deux est un synonyme d'interlope qui signifie étymologiquement courir ou sauter entre deux parties. L'entre-deux fait loucher, l'entre-deux entraîne à la diplopie. Un rare carton l'affirme poétiquement : il n'y a pas que les bouches qui chantent, il y a toutes les autres parties du corps, les fesses, les sexes. Il y a partout des signes d'appartenance culturelle, bien sûr, que l'on reconnaîtra ou non, qu'importe. Surtout, il y a dehors du divers et de la créolité et les Algériens y arrivent progressivement, ils en sont pénétrés, s'invitant dans les chants et la danse, adultes et enfants.

 

 

Les ventres s'y plient, littéralement. La fête déborde de ses scènes, la fête est partout, tout le monde est dehors, artistes et spectateurs. On a même une parade qui, avec ses enfants et ses sourires, et sa musique de fosse (un morceau de Charlie Haden) assurant une forme de distance comique, fait irrésistiblement penser à Tahya Ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet.

 

 

Le clivage hypothétique entre deux Afrique, l'une sensuelle et polythéiste, l'autre rigoriste et monothéiste, saute comme un bouchon de champagne dans une érotique dont la culmination est une séquence de plage magnifique, avec ses baigneuses que caressent les vagues. Et cette femme noire qu'un Algérien pétrit comme un château de sable, une sculpture éphémère.

 

 

On aurait vu cela en France que ça n'aurait pas été exceptionnel. Hors voilà, cela se passe dans un pays musulman, en Algérie quelques années seulement après la guerre civile. Cette plage est le site d'un événement offert aux puissances d'Éros. Cet homme et cette femme qui s'amusent comme des enfants appartiennent en fait au cortège mythique de Bacchus, l'une bacchante et l'autre satyre. Ils ne créent aucun attentat à la pudeur, ils ne suscitent aucune panique morale. Ils sont les sujets d'une attraction. Ces deux-là composent une excentricité de vagues et de mains, de seins et de sable qui témoignent des forces réelles du second « Panaf ». Forces faibles, forces désirantes, forces révolutionnaires, même moléculaires.

 

 

Il y a d'autres déesses noires, par exemple cette femme qui danse en un ralenti décomposant le mouvement dans un rappel de l'enfance du cinéma qu'est le pré-cinéma. Le noir est la non-couleur (de l'anarchisme) qui peut arracher du deuil une beauté mythique qui n'aura pas été abîmée par l'esclavage, le colonialisme et les dictatures. La beauté est la relève d'ineffaçables blessures. Cela est un don pour les Algériens sur lesquels s'exerce aussi la grille raciale du colorisme. En ce sens, I'm too sexy for my body est contemporain des films algériens, Rome plutôt que vous (2006) de Tariq Teguia, Afric Hotel (2010) de Hassen Ferhani et Nabil Djedouani (tourné d'ailleurs dans les marges du « Panaf ») et Chroniques équivoques (2012) de Lamine Ammar-Khodja, tous films préoccupés par une commune question noire que refoule une négrophobie réelle dans la société algérienne. On note que le film de Franssou Prenant a été coproduit par Survivance et l'association algérienne Chrysalide où sont passés de jeunes réalisateurs comme Hassen Ferhani et Djamel Kerkar. Donc la connexion est plus qu'établie. Elle participe à rouvrir du possible dans l'Algérie post-guerre civile, avec la légèreté fugace des ombres et l'air marin qui passe à travers les fenêtres, toutes ces petites choses qui sont comme des respirations, des petits cailloux que ramassent les balayeurs, frères lointains du petit Poucet dont le modèle enfantin aura donc inspiré Franssou Prenant.

 

 

Danser c'est se soigner, regarder danser c'est aussi se faire du bien. Franssou l'avait montré avec son autoportrait : filmer est pour elle une danse sauvage, un ballet urbain improvisé. Une manière de soin et d'orientation, l'orient qu'il nous faut quand règne la désorientation.

 

 

Bonheur, donc, y compris dans le fait que I'm too sexy for my body enregistre en 2009 le rayonnement fossile de 1969 mais un montage différé restitue contre l'entropie, qui est un fait ontologique et politique, ce qu'il reste d'utopie et dont les corps ont la garde poétique. On croyait que le « Panaf » était celui d'une dernière danse, on croyait la fête terminée, affaires rangées, déchets balayés. Fini. Et puis ça repart. On a commencé avec les répétitions du Ballet National de Guinée, on recommence avec ses membres sur scène. Une vague se retire, une autre arrive. La vague est nouvelle et si elle revient, c'est en n'étant jamais la même.

Voix

Parmi les voix il y a la tienne, unique. Ta voix est un ton, c'est une tonalité, la tonalisation de tes images qui participent à leur tenue, à la fois tension et ténuité. Avec ta voix qui ne commente rien mais raconte presque à corps perdu, qui narre en monologues intérieurs en s'adressant à tout le monde comme à personne, c'est-à-dire à n'importe qui, qui confie plutôt qu'elle ne confesse, comme des bouteilles à la mer, on goûte une langue et on découvre une écriture, soignée, très littéraire. C'est un rythme aussi, une question de scansion et de vitesse, des vitesses mêmes qui contredisent l'idée d'une voix monocorde (après tout, on a plusieurs cordes vocales). Comme s'il s'agissait de sentir le souffle de la voix qui porte les paroles. Comme s'il s'agissait aussi d'épuiser ses vapeurs éoliennes, d'en sentir la fin. Avec les années, ta voix a pris du grain, du râpé répondant davantage encore au grain de tes images qui privilégient avec les lumières franches les ambiances plus tamisées, les fenêtres, les pas, les seuils. Le tamis sert à cribler le grain, celui des images et des paroles comme pour sauver quelque chose des naufrages de l'histoire comme de l'engloutissement des continents. C'est encore la question du temps mais son fil, tranchant comme un rasoir, passerait directement dans ton corps en grattant ta voix. Comment écris-tu ces textes ? Leur écriture découle-t-elle du travail de montage en fixant l'après-coup littéraire de tes impressions filmiques ?

Bienvenue à Madagascar (2015)

« Da ouda boudou aou »

« Da ouda boudou aou, da ouda boudou aou » : c'est avec une ritournelle de l'enfance que l'on peut commencer un film. Composer un film qui soit comme l'enfance, un recommencement dont l'origine est un deuil interminable. Mystérieuse, la ritournelle l'est des existences qui demeurent atypiques et excentriques. La ritournelle enfantine est celle d'un retour qui n'est en rien circulaire, mais opère en girandoles qui sont les flux du devenir tourbillonnant et, toujours, il se comprend comme un revenir. Bienvenue à Madagascar est en effet le film de plus d'un retour, celui de tous les retours s'entrelaçant comme les histoires se croisent et les voix se mêlent, des retours spiralés dont les chevauchements creusent l'écart qu'il y a entre les images et les sons, qui est aussi un hiatus entre l'actuel et l'inactuel.

 

 

« Da ouda boudou aou, da ouda boudou aou » : ce serait peut-être le chiffre de Bienvenue à Madagascar, celui d'un mystère existentiel, l'excentricité d'une existence atypique, pliée d'exterritorialité. La femme de retour à Alger est en effet celle qui se souvient y avoir été multiple, adolescente au milieu des années 60 quand son père s'est établi avec sa famille dans l'Algérie de l'indépendance, amie de la Révolution et de la Cinémathèque durant les années 70-80, épouse de l'ambassadeur de Madagascar dans la capitale algérienne pendant la décennie 2000, devenue à ses côtés un réfugié politique en 2002, et sa veuve depuis 2011. La femme qui revient à Alger l'est donc de plus d'un retour : en 1965 quand son père le géographe André Prenant la filme en 8 mm., au début des années 2000 quand elle tourne en super-8, à partir de 2009 quand elle filme le second « Panaf » en employant dorénavant une caméra DV. On comprendrait en passant pourquoi Franssou Prenant aime tant filmer les chats. C'est que, comme les félins des rues, des trottoirs et des gouttières, elle a neuf vies.

 

 

Devenir c'est revenir en repassant dans la boucle d'Alger, la capitale méditerranéenne, arabe et africaine où s'est nouée à l'heure de l'enfance la découverte du cinéma soviétique à la Cinémathèque, à l'heure des aspirations révolutionnaires et anti-impérialistes du tiers-mondisme. Revenir à Alger permet alors de couper transversalement dans l'étagement des histoires vécues et il y en a tant dans la tête de Franssou Prenant que son film bourdonne plus fort que dans L'Escale de Guinée (1987), avec son fameux épisode de sa chevelure devenue un nid de guêpes. On ne compte en effet pas moins de 22 voix off dans Bienvenue à Madagascar, son film à l'évidence le plus peuplé, peut-être aussi le plus solitaire, le plus sensible à la façon dont le monde se divise, images et sons, en se tournant à lui-même le dos.

 

 

Tenter de faire un partage des voix invite déjà à percevoir une voix d'homme chuchotant le récit des répressions de l'insurrection malgache de 1947. À Alger, flotte non pas le drapeau national mais celui de Madagascar. Il s'agira dans la foulée d'avoir les petites oreilles affûtées pour suivre la voix de Franssou Prenant comme un fil d'Ariane tressant ses années d'épouse de l'ambassadeur, son enfance algéroise et ses constats désenchantés sur l'Algérie contemporaine, post-guerre civile. Il faudra accueillir tout un brouhaha remué des conversations d'amis dont les souvenirs personnels, évoqués parallèlement ou conjointement, narrent plus d'un demi-siècle de l'histoire de l'Algérie. On fera une pause avec la parenthèse dédiée aux jardins abritant le secret des jeunesses amoureuses, soufflé par une nouvelle de Rachid Mimouni. On continuera avec quelques jeunes parlant (homo)sexualité et religion. On écoutera enfin comment la voix (straubienne) de Christophe Clavert fait lecture de deux textes se répondant à distance de l'espace et du temps, une lettre de Hippolyte Laroche gouverneur de Madagascar et un rapport d'Alexis de Tocqueville sur la conquête algérienne.

 

 

Si Bienvenue à Madagascar est le deuxième film d'un triptyque algérien, c'est en déployant à partir du second « Panaf » toutes les spirales, personnelles et impersonnelles, brassant plusieurs décennies. C'est en amorçant aussi le récit de la colonisation de l'Algérie, brutale et si peu connue, dont s'est chargé le dernier panneau du triptyque, De la conquête (2022).

 

 

La matière sonore, d'une densité à nulle autre pareille dans le cinéma français actuel, est ainsi appréhendée comme le domaine de la coexistence dialectique des prises de parole, qui sont comme autant de prises de position. La partialité des points de vue, non seulement répond phénoménologiquement à leur saisie partielle, assez godardienne, mais témoigne surtout d'une conception dialectique, ouverte au dissensus, à la dispute et à la critique.

 

 

L'antagonisme se joue partout, avec les amis mal compris de leurs camarades français durant les années 90, pour l'une entre citadins laïcs et ruraux bigots, entre générations ne partageant pas les mêmes sujets de discussion, entre la réalisatrice et ses témoins dont on imagine qu'elle n'est pas systématiquement d'accord avec eux, comme à la fin entre eux, elle et puis nous. Le hidjab perçu par Franssou Prenant comme un « string sur la tête » est une saillie libertaire que l'on peut recevoir d'un rire qui sait la distinguer de la critique laïcarde de l'islam, en France un sport national, le terrain vertueux d'un nouveau racisme anti-arabe.

 

 

La démocratie est ce dont l'Algérie a un vif besoin, et ce dont nous avons ici un grand besoin aussi quand le cinéma d'auteur, français ou d'ailleurs, crève d'univocité didactique. Ce besoin de dissensus démocratique, l'Algérie le vivra bientôt avec son plus grand mouvement social, le Hirak, au printemps 2019. La démocratie nommant l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui est ce dont, par ailleurs, nous avons tous besoin à l'époque où le néolibéralisme a toujours plus recours aux supplétifs du néofascisme afin de maintenir en place une hégémonie contestée. L'hospitalité propre au film de Franssou Prenant l'est pour un dissensus dont l'ami René Schérer Poilibus représente une figure de pédagogue socratique.

 

 

Franssou Prenant s'en est souvent expliqué : elle s'est ressouvenue des « sardinades », ces conversations, cinéphiles et politiques, organisées chez Boudjemaâ Karêche, le directeur de la Cinémathèque d'Alger à partir de 1978. La densité discursive qu'elle a obtenue au montage-son est formidable, digne des grands séquences de bistrot du cinéma de Jean-Luc Godard. Parfois, le sentiment est celui des changements de fréquence d'une radio branchée sur la pensée d'un peuple introuvable, surtout quand les conversations sont entrecoupées par des ponctuations de musique classique (Bach, Mozart, Beethoven) ou de jazz (Charlie Haden, Don Cherry, Roland Kirk et Abdullah Ibrahim dont le morceau « Ishmaël » hantait déjà Sous le ciel lumineux de son pays natal). En réalité, le peuple est divisé, l'enjeu d'un autre antagonisme qui se joue celui-là entre l'image et le son, entre un peuple qui parle et raisonne off et un autre qui, in, travaille et se tait. Cette division induit le risque d'une partition convenue (les intellectuels parlent, les prolétaires s'activent). La césure entre l'image et le son témoigne toutefois de deux types de pensée, celle qui se dit et que l'on ne voit pas et l'autre qui se tait mais à qui revient l'espace public. Il suffirait que ces pensées se touchent pour que le peuple qui manque revienne en refaisant révolution. Si l'histoire a reflué en s'entassant comme des détritus, ses braises sont encore chaudes, dispersées, taches de lumière qui font au sol des constellations ou fruits solaires d'une orangeraie de paradis.

 

 

Bienvenue à Madagascar est généreux dans ce qu'il donne à entendre, riche de ce que l'on n'entend pas. Les derniers moments du colonialisme et la fête de l'indépendance, le Festival Panafricain d'Alger en 1969 et l'ouverture internationale de la capitale algéroise se disent avec les mots de la nostalgie, de la lucidité aussi. L'actualité critique a des intempestivités qui secouent le cocotier des déplorations. On répond octobre 1988 à l'évocation du Printemps arabe de 2011, on rappelle que l'État a depuis les années 80 livré la société aux islamistes. La trahison bureaucratique du programme révolutionnaire, actée avec le coup d'État de Boumédiène en 1965, comme la guerre civile des années 90 qui souffre encore de ne jamais s'énoncer comme telle sont les symptômes d'une parole intellectuelle et éclairée, mais empêtrée dans ses contradictions et ses dénis. Alors il faut expliciter, et recourir à un fragment de El Oued, El Oued (2014) d'Abdenour Zahzah monté par Franssou Prenant. Cela se voit autrement, par effets de résonance indirecte, clignotements métaphoriques et correspondances plus ou moins lointaines, avec les murs décrépits, les tôles ondulées et les rebuts comme des rébus. Les enfants et les chats répondraient à des intellectuels bavards et introuvables, cette part de jeu et de sauvagerie, ces mineurs qui happent le désir de Franssou Prenant en lui rappelant ses rébellions enfantines, elle qui se qualifie d'émigrée à l'envers.

 

 

C'est plus fort qu'elle : avoir un pied dans l'ici et maintenant invite à avoir l'autre dans l'ailleurs et l'hier. Quand on lui dit Alger, Franssou Prenant répond désormais Madagascar. Quand on lui parle de Sétif, elle pense à l'insurrection malgache, elle se souvient aussi du napalm qui n'a pas seulement été déversé qu'au Vietnam. Elle se reconnaît dans « Le Gardien », figure au centre de la nouvelle de Rachid Mimouni extraite de La Ceinture de l'ogresse (1990), le seul moment in de son film. Elle aussi est la gardienne du secret des amoureux, ces clandestins des jardins d'Alger filmés par Nazim Djemaï, comme le jardin d'essai filmé par Dania Reymond et Hassen Ferhani. La gardienne l'est d'autres secrets qui s'écrivent avec des fondus au noir comme des paupières qui se baissent. Avec des images super-8 passées en accéléré qui font varier la couleur du ciel ou la vitesse des ombres. Avec ses séries, enfants et fontaines, oranges, roses et paraboles, tentures et statues, ombres et reflets, jardins et miroirs, balcons et escaliers, chatons et déchets. Et des oiseaux dont le vol fait éclater dans le ciel le souvenir persistant de l'être aimé qui est l'absent, autre exil.

 

 

Bienvenue à Madagascar n'est pas un film nostalgique d'Alger d'hier même si Franssou Prenant assume d'être conservatrice comme Pier Paolo Pasolini disait, en écho à Walter Benjamin, qu'il se voyait comme une force du passé. Son film est un nouveau poème dédié à l'aimé qui n'est plus mais dont le souvenir, attesté par l'image, est éternel. Partout, oui, il y a de l'entropie. Rebuts polluants et détritus souillent les plages et engorgent les terrains vagues et les ruelles. Mais il y a des enfants qui sont les descendants des yaouleds de la Bataille d'Alger. Il y a les chats de gouttière qui reviennent de L'Atalante (1934) de Jean Vigo. Les sacs en plastique volent et tourbillonnent comme les déjections d'une société malade de son industrie pétrolière. On y verrait aussi les poumons cramés d'une sylphide dont le génie éolien arriverait à égaler Roland Kirk quand il soufflait dans ses trois saxophones à l'unisson.

 

 

« Da ouda boudou aou, da ouda boudou aou » : la ritournelle d'enfance trouve une image de vérité dans Bienvenue à Madagascar ; c'est un symbole graffité sur quelques murs d'Alger, le yaz de l'alphabet berbère, le tifinagh, la dernière lettre signifiant ceux qui sont libres : ⵣ.

Le double et la ruine


Il y a des doubles, déjà avec Albertine ou Les souvenirs parfumés de Marie-Rose (1972) du collectif Eugène Varlin, puis Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde et Reviens et prends-moi, Franssou Prenant par Franssou Prenant et Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus. La ruine, elle, est partout, Conakry et Beyrouth, Damas et Alep, Alger et Paris. Le double serait une question de la fiction, la ruine un terrain privilégié par le documentaire. Une diplopie atypique, atopie (le dehors) et utopie (le possible) contre l'entropie. Le double et la ruine formeraient ensemble un champ polarisé, le plan d'inscription de tes films comme des gestes, existentiels et poétiques. D'un côté, le double réinventerait la vie en faisant éclater l'unité classique du sujet et des identités, la schizophrénie enfantine et ludique avec les girandoles de l'imagination et les expérimentations de l'utopie, concrètes et critiques. De l'autre, l'utopie est une résistance au règne du deuxième principe de la thermodynamique, à savoir la dissipation des énergies, autrement dit l'entropie. L'utopie c'est le contraire de l'entropie, sa négation – certains parleraient de néguentropie. L'utopie comme atopie dès lors qu'« exister est être-au-dehors » (Frédéric Neyrat). C'est une tension constitutive de ton geste, cette poétique qui ne cède pas sur l'utopie sans nier jamais aussi l'entropie, et qui voit dans les enfants des rues et dans l'amoncellement des détritus les deux bords opposés à ses exercices. C'est l'occasion de revenir à tes images, tenues mais ténues, si fragiles qu'elles se donnent avec le néant qui les menace et pourrait les emporter comme une bourrasque, y revenir par la question de leur stockage ou archivage (avec leur numérisation) rendu difficile pour des films tournés en pellicule super-8, gonflée ou non. Des films qui, soit dit en passant, coûtent si peu mais dont les financements sont pourtant laborieux, un paradoxe avérant les contradictions d'un cinéma français embourgeoisé, croupi par le fric. Comment faire, alors, pour sauver tes images qui ne cessent jamais de nous souffler, presque à bout de poumon, hors d'haleine mais dont la vivacité éolienne est celle des phalènes, qu'elles peuvent à tout moment disparaître ? Des images dont la fragilité de papillon, sauvage et légère (leur « sauvagèreté » d'après Frédéric Neyrat se double d'une « étrangèreté » selon Julia Kristeva), enveloppe un désir aussi bien inaccessible qu'indestructible. Le désir nomadique d'une vie coïncidant moins avec la norme qu'avec la forme que lui aura donné l'archipel de tes films : « Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ! » (Baudelaire, « Le Spleen de Paris »).

De la conquête (2022)

Coloniser, grand-remplacer, exterminer

 L'histoire,

 

ses ruines monumentales, ses antiquités, sa critique

 

 

 

Dans sa Deuxième Considération inactuelle sous-titrée De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire pour la vie (1874), Friedrich Nietzsche distingue trois types d'histoire : une histoire monumentale appropriée aux hommes d'action ; une histoire antiquaire cultivée par les esprits conservateurs et pieux ; une histoire critique, enfin, désirée par les opprimés révoltés par un passé qui continue de les écraser. L'histoire antiquaire domine la culture qui, à la télévision, fait publicité de ses marchandises encombrant les vitrines des librairies. L'histoire monumentale, elle, exhibe son butin sur les places des capitales, ainsi de l'Obélisque de Louxor érigée en 1836 au centre de la place de la Concorde. Ses trésors sont les ruines monumentales d'un empire qui ne manque ni d'antiquaires plébiscités par les vieux conservateurs, ni de combattants zélés dans les rangs bondés des nouveaux réactionnaires.

 

 

 

L'histoire critique, elle, est plus rare et, minoritaire, elle n'en est que plus nécessaire. En sciences humaines, cela a donné deux ouvrages importants d'Olivier Le Cour Grandmaison, discutés et passionnants, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l'État colonial (éd. Fayard, 2005) et La République impériale : politique et racisme d'État (éd. Fayard, 2009). Au cinéma, cela a donné Main pour main (2019) de Juliette Achard et Ian Menoyot qui passe par la peinture de Manet pour penser la violence du IIIème Empire, du Mexique à la France contre la Prusse et la Commune qui s'en est suivie. Cela donne encore Madame Baurès (2019) de Mehdi Benallal qui mesure le poids du communisme qui reste dans l'intervalle des vies minuscules et des statues oubliées. Cela donne aussi La Route de Cayenne (2021) de Christophe Clavert qui évalue, entre la fin du 19ème siècle et aujourd'hui, les connivences meurtrières du libéralisme, du naturalisme et du racisme. Cela donne enfin De la conquête qui ne raconte pas tant les premières années de la colonisation par la France de l'Algérie. Le film de Franssou Prenant préfère davantage montrer comment notre présent est remué, brassé de part et d'autre de la Méditerranée, par l'hystérèse cruelle des faits historiques.

 

 

 

L'hystérie française sur l'Algérie trouverait l'un de ses foyers obscurs dans les effets d'hystérésis d'une origine refoulée, dont les fumées cachent un crime contre l'humanité.

 

 

 

Il y a à l'origine du film de Franssou Prenant tout un faisceau de circonstances : trois plans du port d'Alger plus un quatrième dont la durée les avait empêchés de trouver toute leur place dans Bienvenue à Madagascar (2015) ; une conversation au sujet des enfumades avec un ami réalisateur ayant porté des valises pendant la guerre d'indépendance algérienne, et qui a convaincu la cinéaste de tourner un film sur l'histoire des débuts de la colonisation ; la publication du Rapport Stora remis le 20 janvier 2021 au Président de la République par l'historien Benjamin Stora et dont le propos, qui minore l'histoire de la conquête coloniale en se concentrant sur la Guerre d'Algérie et ses conséquences, reste captif d'une rhétorique morale et mémorielle, forcément consensuelle, par conséquent apolitique. Quand De la conquête est projeté au FID-Marseille en juillet 2022, l'Algérie et la France commémorent les soixante ans d'un événement qu'ils ne considèrent cependant pas tout à fait pareillement. Car la fin de la Guerre d'Algérie ne coïncide pas exactement avec l'indépendance algérienne.

 

 

 

Comme si, donc, le film de Franssou Prenant avait pris acte d'un écart dans l'actualité, d'un hiatus interne au contemporain, ce présent que désobscurcit la lumière aveuglante du passé.

 

 

 

Être contemporain, dit Giorgio Agamben en s'inspirant à la fois de Nietzsche et de Walter Benjamin, de Michel Foucault et de Roland Barthes, consiste à revenir dans un présent où nous n'avons jamais séjourné. Être contemporain appelle alors à concevoir l'histoire comme une archéologie en suivant à la trace l'origine, l'archaïque qui ne cesse pas d'insister en battant sourdement dans l'histoire qui s'en voudrait parfois l'ensevelissement. L'archéologie, c'est le métier dont Franssou Prenant rêvait quand elle était une enfant. De la conquête est un autre film d'elle s'offrant au retour comme un recommencement, son plus archéologique. Elle qui revient à Alger et pour qui l'Algérie est un dépays de l'enfance, elle qui a vécu à Alger avec ses parents entre 1963 et 1966 et qui y est retournée avec régularité jusqu'en 1980, elle qui y a même habité pendant dix ans entre 1999 et 2009, elle y revient à nouveau mais comme jamais. Préoccupée par l'origine de l'origine, hantée par l'enfance de l'enfance, soit dit par l'Algérie conquise dans le sang versé par l'armée française entre 1830 et 1848.

 

 

 

Il y a des enfants qui naissent ainsi, dans les massacres et la rapine, papa violent et maman violée. De la conquête parachève alors un mouvement critique de régression historique, amorcé par I am too sexy for my body, for my bo-o-dy (2012) et poursuivi avec Bienvenue à Madagascar. Un mouvement de régression au sens fort et historique, critique et analytique d'un retour dans le refoulé, allant dans la caverne qui est le lieu d'un crime originaire, dans les grottes où périrent des milliers de natifs algériens, asphyxiés par les enfumades.

 

 

 

 

Un peuple a survécu

 

(le crime est partout)

 

 

 

 

De la conquête est le film le plus dur de Franssou Prenant, et paradoxalement aussi le plus doux. Dur quand sa bande-son est occupée par les voix récitant les textes, les uns écrits par des militaires, certains inconnus (deux grenadiers) quand d'autres sont encore célébrés aujourd'hui (comme Bugeaud et Saint-Arnaud), les autres rédigés par des civils inconnus ou bien connus (Alexis de Tocqueville, Jules Michelet, Victor Hugo, Ernest Renan), qui convergent dans le consensus d'une vaste entreprise coloniale qui a assumé ses horreurs en y accolant le projet d'exterminer. Parmi les voix, on reconnaîtra des amis, Christophe Clavert et Lamine Ammar-Khodja, dont l'amitié l'est aussi pour leur cinéma. Alger qui comptait alors 50.000 âmes n'en compte plus que 20.000 une vingtaine d'années après sa conquête. La population indigène se voit, elle, amputée de son tiers quand la guerre coloniale s'achève après les émeutes kabyles des années 1870. Doux, le film l'est pourtant quand la bande-image s'offre aux faits quelconques de la vie quotidienne, hommes rassemblés sur les places et enfants de retour de l'école, chats dans les ruelles et badauds flânant dans les marchés.

 

 

 

Une vie qui est la vie malgré tout, la survie malgré l'horreur des violences ayant présidé à sa naissance. Si le son est du côté de la mort, l'image est du côté de la vie qui y résiste. Le film le plus douloureux de Franssou entend ainsi les paroles de civilisation, des sentences de mort prononcées avant la naissance des gens qu'elle filme, et dont la résonance continue d'exercer ses effets à travers les temps et les générations. C'est aussi le plus doux de ses films quand dure le doux qui est la douceur non innocente d'une vie sauvée du désastre de sa naissance.

 

 

 

Tous ces Algériens vaquant à leurs occupations, on doit aussi les voir ainsi : comme les descendants d'un peuple survivant, des rescapés d'un possible anéantissement. Entre le dur de l'histoire et la douceur du présent, se tient un miracle : qu'un peuple ait survécu, et qu'il y ait réussi par les armes. On ne finit pas le film sur l'écho des guerres amérindiennes sans se dire que l'Algérie aurait pu être anéantie par le fer et les flammes de l'horreur coloniale.

 

 

 

Franssou Prenant rejoue donc la division moderne de l'image et du son en faisant jouer l'anachronique qui permet à l'histoire critique de se faire archéologie, attentive non plus seulement à l'éternel qui passe dans chaque instant, mais à l'origine qui bat dans le présent.

 

 

L'anachronique, non seulement se refuse aux linéarités chronologiques de l'historicisme, mais reconnaît encore dans l'image une exubérance (dirait Georges Didi-Huberman), soit une excentricité relative à la complexité et l'hétérogénéité des temps qui l'habitent. Un paquebot arrive dans la baie d'Alger et ses soutes sont grosses d'abominations qui viennent de loin dans le temps, bientôt un bicentenaire. Une série de plans liant un ballon rose et un tir de spahis à l'occasion d'une fantasia, des grenades (le fruit) et des grenadiers (les soldats), indique la lucidité d'un regard sans complaisance sur l'archéologie des joies les plus élémentaires du présent. Une tempête de sable revenue d'un vieux plan africain se connecte avec les dunes dont les plis finement dorés ferait un lit à l'histoire, comme endormie d'un sommeil d'or. Une épaisse fumée assombrissant le ciel y fait voir la hantise des enfumades.

 

 

 

Le contemporain est anachronique. Présent et passé s'y succèdent moins qu'ils coïncident sans cesser d'être disjoints, faisant fusées et constellations. Le contemporain est explosif. Il dit le crime est partout. Il répète le crime est partout, en voyant avec le même élan de la disjonction comment un peuple aura réussi à survivre au programme de son anéantissement.

 

 

 

 

Le contemporain est explosif

 

 

 

 

De la conquête s'ouvre par une trahison. Le roi Charles X promet le respect au Dey, représentant de l'empire ottoman à Alger, à qui la France doit une dette énorme ayant permis à Napoléon d'entretenir sa Grande Armée. Les promesses ne seront pas respectées, les conditions d'une reddition honorable bafouées. La conquête a commencé, salement, rien d'héroïque là-dedans. La France qui a échoué en Europe en ayant perdu l'Amérique doit reconduire ses ambitions en Afrique. L'empire sera dès lors colonial en pouvant s'acoquiner sans problème avec la République. La première partie du film de Franssou Prenant se concentre sur la première Bataille d'Alger, la résistance organisée par l'émir Abdel Kader, et la poursuite d'une conquête justifiant, avec les enfumades, ainsi celle du Dahra du 18 juin 1845 (entre 700 et 1200 victimes), et l'« emmurade » des Sbehas d'août 1845 (500 victimes), l'usage du verbe exterminer dans l'acception que l'on donnait à ce terme il y a un siècle.

 

 

 

Pas la peine, alors, de nous faire le sale petit coup de l'amalgame. Exterminer est le verbe effectivement employé aux côtés du mot d'annihilation, attestés par l'archive des documents historiques. L'anachronique rappelle alors à des termes aussi saturés d'histoire qu'ils engrangent des horreurs appartenant à des séquences historiques antérieures et spécifiques.

 

 

 

On ne peut toutefois s'empêcher de penser au Discours sur le colonialisme (1950) d'Aimé Césaire. Le constat d'une décivilisation causée par le colonialisme des représentants de la civilisation blanche invitait alors le poète martiniquais à penser à nouveaux frais le rapport existant entre l'impérialisme occidental à l'extérieur des frontières du continent européen et celui qui vient de s'y exercer avec une brutalité génocidaire inouïe, avec l'horreur nazie.

 

 

 

Et puis c'est un interlude, une pause haïtienne chantée par le duo Claudette et Ti Pierre. Chanter le 18 mai 1803, c'est rappeler que la fête nationale haïtienne a pour origine l'action du général Jean-Jacques Dessalines déchirant la partie blanche du drapeau français, suivie par celle de Catherine Flon cousant les parties rouge et bleu pour en faire le nouveau drapeau. Penser à une chose, c'est penser à autre chose dit-on dans Éloge de l'amour (2001) de Jean-Luc Godard. Penser à un peuple c'est penser aussi à un autre peuple. Aller à Alger c'est penser à Madagascar. Y revenir c'est penser à la conquête de l'Algérie, c'est penser aussi à la révolution haïtienne étouffée sous le plomb des créances françaises. C'est par un autre biais que De la conquête fait disjoncter l'actualité quand elle a été en 2021 celle du bicentenaire de la mort de Napoléon célébré en grandes pompes par Emmanuel Macron.

 

 

 

L'histoire a des dialectiques dont les coutures font cisaille en ayant pour revers ceux qui la cousent à rebrousse-poil. Contre la grande couture de l'histoire, épique et monumentale, s'opposent les cousettes de la tradition des opprimés, arpètes des deux côtés de la Méditerranée. Il est vrai que les généraux d'Afrique ont réprimé aussi l'insurrection parisienne de juin 1848 avec une violence déjà largement expérimentée en Algérie. Charles Fourier, Victor Considérant et, plus tard, Prosper-Olivier Lissagaray ont bien compris ce que le libéralisme de Tocqueville et l'humanisme de Victor Hugo les auront empêchés de saisir.

 

 

 

 

Un spectre hante la France contemporaine,

 

celui du colonialisme

 

 

 

 

La seconde partie du film de Franssou Prenant revient à Alger, éternel retour mais à rebours. On avance toujours à reculons. Certes rudimentaire, non industriel, le gazage massif des populations indigènes a été bel et bien réel. Ce premier récit cède place à celui de la destruction de la cité mauresque, puis sa reconstruction selon des standards européens indexés sur une politique coloniale de peuplement. De la conquête dispose d'une actualité critique si explosive que le film fait trou dans la récente campagne des élections présidentielles. Les intoxiqués du « grand remplacement » sont ainsi rappelés à la dimension délirante, si ce n'est quasi-psychotique, d'un refoulement des origines qui s'apparente à une forclusion, et qui se dit en prêtant aux personnes d'ascendance coloniale un projet raciste qui a été celui d'un colonialisme dont ils se réclament en s'en disant fièrement les héritiers.

 

 

 

Coloniser l'Algérie c'est d'abord exterminer. Coloniser a ensuite été à Alger grand-remplacer.

 

 

 

Cela se montre, qui ne demande aucun repentir mais du cinéma, autrement dit un travail de documentation qui ne s'est pas suffi des premières lectures de Charles-André Julien et François Maspero (et le fantôme du père, André Prenant, qui revient pour un cours d'histoire-géo politique le temps d'un beau plan), suivi par un travail de filmage (incluant des prises non utilisées de 2009-2010 et puis les rushs exceptionnels d'un tournage en 2017 dans l'arrière-pays algérien), et un travail de montage (dans les archives personnelles, ce stock d'images super-8 tournées entre 1986 et 2004 et désormais numérisées). Images et sons comme toujours montés simultanément, et dont le montage se fait en spirales, par intervalles.

 

 

 

On retrouve dans De la conquête les ponctuations de Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999). Ces scansions poétiques reviennent comme des vagues, la place de la République en travelling circulaire dans un sens et inversement, le carrousel des cartes postales et les ailes du Moulin Rouge vues de dos. Ça tourne, ça tourne, l'histoire revient mais divisée, comme l'éternel retour l'est. Diplopie : on louche parce que c'est louche. On bigle, schizoïdie partout. Cela s'entend et se voit mais écoute et regard sont non réconciliés. Une non-réconciliation dans l'attente de sa rédemption et elle ne peut venir qu'après coup, ce dont a pris acte un cinéma moderne qui ne l'est qu'en critiquant radicalement la modernité.

 

 

 

Un spectre hante la France contemporaine, celui du colonialisme. Ce spectre hante les images de Franssou Prenant, depuis Paradis perdu (1975). Il connaît aujourd'hui son point d'explicitation maximale, paroxystique, qui fait mal et dont le mal est nécessaire à la tradition des opprimés. Il n'y a pas, plus un plan signé Franssou Prenant où ne se ferait pas sentir la résonance du discours colonial assumant l'horreur de son projet. Le paradis perdu de l'enfance a des cavernes où vivent des dragons. L'enfance les voit, les entend, les affronte.

 

 

 

Franssou Prenant entend et voit. L'origine dans les flaques d'eau et avec le jeun des ombres, dans les contre-jours et à la surface des miroirs, dans les spirales et puis les girandoles, ce devenir qui se double d'un revenir : l'origine qui a été le paradis de l'enfance, et avant l'horreur coloniale. Mais l'enfance c'est aussi un miracle, le miracle d'un peuple encore là.

 

 

 

De la conquête est un film de salut public, un vrai de vrai, oui, au sens où l'on entendait le terme de salut public à l'époque révolutionnaire de l'an I du calendrier républicain.

 

 

 

30 août 2022

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