"Twin Peaks" (saisons 1 & 2) de Mark Frost et David Lynch

Des astres et des monstres

« (...) comme si les visions elles‑mêmes étaient le châtiment,

le prix à payer pour une lucidité du sujet à l’égard de ses propres monstres (...) »

(Georges Didi-Huberman à propos de Goya

in Atlas ou le gai savoir inquiet. L'œil de l'histoire, 3,

éd. Minuit, coll. « Paradoxe », 2011, p. 124)

Laura Palmer est morte – nouvelle Ophélie. La rivière en linceul est ce voile paradoxal, voile impure d'eau et de plastique qui à la fois cache et expose son humeur : la noyée risque en effet d'engloutir le monde tout entier sous les eaux pleines de sa peine – eaux grises jusqu'au grisant, eaux abondantes jusqu'au torrentiel.

 

Laura est morte et la mort est pour elle un sommeil d'or. La dormeuse est bercée dans les eaux d'un sommeil qu'il ne faut pas troubler : ne réveillez pas la dormeuse, vous ouvririez alors la boîte de Pandore de ses cauchemars, toute une forêt dont les racines plongent dans les profondeurs noires de la terre.

 

Ondes mercuriales-mercurielles, eaux impures et mêlées où se repose la dormeuse qui hier encore avait comme auréole sa chevelure d'or un or alchimiquement transmué en argent, précisément en sels d'argent corrodant, corrompant.

 

Laura Palmer dort, elle est morte et sa blondeur corrompue d'ange déchu témoigne qu'il en va avec elle comme il en irait de la chute d'un astre – un désastre qui sidère.

 

Le soleil noir d'une insondable mélancolie est une lune tombée dans le caniveau, où flottent les plastiques usagés comme une salive avalée par la première bouche d'égout venue.

 

Laura médusée-sidérée, Laura sidérante-médusante (sa chevelure mouillée a des mèches de paille comme des langues de serpents) : l'aura de la défunte encore ensorcelle, son rayonnement fossile comme celui d'une étoile morte est ce spectre dont la hantise est ce qui doit être conjurée par la conspiration de ses assassins réels, meurtriers actuels et leurs doubles virtuels.

 

Tous entremêlés, tous entortillés les uns avec les autres comme un sac de nœuds, un dédale d'intestins, une poche gonflée de vipères.

 

Une autre langue fourchue, celle des chutes de la rivière Snoqualmie, si elle apaise les flammes de la scierie, ce ventre prométhéen, pointe cependant autre chose. Qu'il y a avec la promesse d'une descente dans le souterrain une réversibilité des termes égale à la convertibilité alchimique des éléments l'or et la boue, l'eau et le feu, la vierge et la prostituée, le parfum et le poison, les beignets sucrés et la chair martyrisée, la surface et la profondeur, l'éther et la terre, le ciel et l'enfer.

 

C'est ainsi que le soap-opera balisé se fait œuvre ésotérique, dédale qui désoriente en faisant baliser, monde qui se contemple moins qu'il est un dedans organique dont le dehors est infini – l'infini appartient aux spectateurs qui en prolongent les lignes tirées comme des racines parce qu'elles plongent dans l'indéfini, cette essence qui carbonise le mauvais bois fait avec la stabilité des définitions, la platitude des conventions et l'habitude des identifications.

 

Le bois est un tronc près duquel on trouve le cadavre de Laura Palmer. Le bois est un tronçon, une coupe morte dans la continuité du vivant c'est le cadavre gris d'un enfant meurtri et c'est le substitut d'un autre qui ne viendra pas, la bûche que porte la dame en souvenir de son mari disparu derrière le rideau de flammes d'un incendie.

 

Le bois coupé est mortifié et de la mortification environnementale de la forêt on fait un monde habitable, chaud, organique, boisé. Mais le bois coupé se venge comme les lettres détachées décomposent les mots cachés dans les plis de la décomposition des cadavres.

 

Le bois est un démon (amérindien) – il est le porteur démonique d'un brasier en puissance, le ventre de l'usine prométhéenne est cet âtre qui ne peut plus contenir d'excessives ardeurs, alertant comme un avertisseur d'incendie que les foyers eux-mêmes ne sauraient échapper au risque d'être consumés.

 

Laura elle-même aura longtemps porté de grands incendies avant de traverser le miroir du lac d'argent où Ophélie semblerait l'avoir emporté sur Empédocle, de grisantes flambées intérieures précédant alors la paix des eaux plates et grises. Mais quelle paix ? Mais à quel prix ? Sous l'eau calme dorment des essences inflammables, les germes d'autres consumations.

 

La nymphe aura été fille de feu en effet, elle le demeure certes encore après sa mort. Ses larmes sont comme des cendres qui ne cessent pas de se disperser en effet, au risque d'allumer d'autres incendies : traces écrites d'un journal intime dont les pages s'effeuillent comme des feuilles mortes jusqu'à en dédoubler la souche, traces sonores qui forment comme le fil d'Ariane reliant les oreilles des plus sourds au centre caverneux de la terre, traces visuelles qui ramènent à la surface des pupilles le fond de l’œil reliant en kaléidoscope tous les miroirs.

 

Autant de traces qui sont les restes fantomatiques de la morte, sa restance mêlée aux restes d'autres profanations (l'esprit des peuples amérindiens est ce démon animant le bois, cette maison des morts) qui contrarie la conspiration des conjurateurs, qui relance la machine infernale de la hantise, qui persiste en dépit des coupures dans la surabondance des flux.

 

La dissémination avère alors qu'il y a moins de l'un que du deux, encore du deux, toujours du deux – la semence fourchue l'est parce que divisée. La dissémination pose en effet la division de la semence (pour combien d'enfants y a-t-il plus d'un père, père dévorateur, saturnien ?), dispersée mais aussi zébrée, électrisée. Le courant n'étant alors qu'alternatif, continûment (la fée électricité n'est pas moins un démon, Lucifer qui éclaire, Zeus qui foudroie, Dionysos qui sort de la cuisse de son père maître de l'électricité comme une flèche).

 

Des doubles : ils courent, continûment, de part et d'autre de la frontière, qui n'est pas seulement américano-canadienne. Des doubles courent, qui divisent le nom du père (l'État de Washington se situe à l'opposé de la capitale fédérale éponyme, noms tirés de l'un des pères fondateurs des États-Unis), qui divisent les images des lieux (les montagnes jumelles se redoublent dans le générique du panneau indicateur de la ville qui affiche le nom de cette gémellité).

 

Des doubles qui sont des amants cachés pour des couples boiteux et déboîtés, des doubles qui sont des lieux clairs ou distincts s'emboîtant avec d'autres lieux plus sombres, des doubles qui composent un monde de vrais-faux jumeaux dont la trame même est zébrée par un autre monde, parallèle.

 

Au point que la psychose ne soit plus le seul problème d'un esprit malade mais d'un cerveau-monde de part en part fendu, ouvert par fracturation sur ses propres abîmes.

 

Comme un sol est noir zébré de blanc ou blanc zébré de noir – et le choix ne tiendrait peut-être qu'en indication donnée par les bras d'une copie de plâtre de la Vénus de Milo, moignons en rappel de mutilations ou bien membres incontrôlables, agités par une force qui les dépasse.

 

Mutilations, fragmentations : troncs et tronçons, moignons, corps morcelés et incomplets, boiteries et pieds-bots, couples brinquebalants et duos réellement asymétriques, fœtus en manque de leur passeur, l'accompagnateur originel, le double placentaire.

 

Couper-découper, plier-déplier : d'un côté, la coupe filmique est disjonctive, irrationnelle, elle fait sauter les plombs qui foutent le feu aux rideaux du tissu conjonctif ; de l'autre, le fondu-enchaîné est baroque en avérant la dynamique du dépli, du pli sur pli à l'infini. D'une paire de rideaux silencieux à une autre paire derrière lesquels la parole se déroule à l'envers. D'un mouvement de paupières à l'éventail des peaux marquées, griffées, signées. Du rideau de plumes d'un hibou aux ailes déployées à ces tentures rouges qui sont des rideaux de flammes.

 

Composition, décomposition, recomposition : il y a des formes dont certaines ont des forces qui s'arrachent à l'informe et il y a des formes – les mêmes ou d'autres – que certaines forces, d'autres ou les mêmes, poussent jusqu'au difforme. Un, deux : Deux dit qu'est intenable l'Un. Y pas de l'un, que du deux. Le forçage des formes, de l'informe au difforme et retour, avère qu'ici le formalisme est toujours subordonné à la dynamique vitaliste d'une énergétique.

 

Le forçage énergique des formes, de l'informe au difforme et retour, avère encore que le monstre, ce qui littéralement se montre, est le double de l'astre dont la racine dit la constellation jusqu'au poudroiement stellaire. La poussière d'étoiles jusqu'à la dispersion, jusqu'à la dissémination, en attendant une prochaine germination.

 

Per monstra ad astra, vice et versa.

 

Leurs reflets ponctuant la surface des eaux mercurielles, les étoiles qui chutent composent alors comme des fleurs qui ornementent un cimetière. Y poussent de ravissantes jeunes filles en fleurs au parfum capiteux, entre cerisier et châtaignier, mais sur un terreau noir qui tient du fumier. Et ces fleurs stellaires s'enracinent sous la lune qui, comme miroir du soleil, est le refuge des âmes perdues, le double mort de l'astre vivant qu'elle éclipse.

 

Le disque lunaire est un œil de lumière transperçant la nuit, il est aussi le faisceau d'un projecteur pour une exhibition spectaculaire de monstres de foire, il est encore ce cercle qui mène à cet autre cercle de givre crayeux situé au cœur axial de la forêt, mare de pétrole où le treillis des sycomores se prolonge dans le drapé rouge des rideaux. A l'endroit qui est un envers, un seuil qui est un miroir renvoyant au café son reflet d'huile de pierre, un miroir qui est un sas d'inversion et de réversibilité fait de l'ombilic du monde, tantôt son ouverture utérine, tantôt son terminal anal – axis mundi, anus mundi.

 

BOB : le disque du miroir est le milieu d'une bouche d'ombre dont la béance dédouble la lettre B, l'orifice béant par où passe et trépasse l'enfant disjoncté, le défunt bébé.

 

Le cercle des sycomores (l'arbre dit en grec la figue mûre, la figue qui désigne la vulve au figuré, en argot le testicule) forme alors l'anneau buccal du lieu alternativement matriciel ou excrémentiel, son sas comme un miroir. Comme une bouche d'ombre cerclée du rideau de ses dents, le cercle s'ouvre aux catabases, aux passages à travers le miroir qui se confondent avec des descentes dans le souterrain. Et tous les chemins fourchus mènent à ce purgatoire situé au point du plus grand dehors que l'on porte à l'intérieur de soi, cette interzone limbique en forme de salle d'attente, ce dédale peuplé d'avatars monstrueux des autres qui ne sont que des doubles de soi-même, le Minotaure dont le double est Thésée.

 

Et l'ange orphique emporté par son hybris d'affronter non seulement sa Némésis mais encore son démon narcissique – le double du double, ce rival au carré qui n'est que soi-même, le propre qui se révèle comme le plus étranger, comme l'impropre.

 

Et Dale Cooper d'assumer au risque du pire son surnom, Coop, donné entre autres par son père de profession qui est son père non seulement d'adoption mais de création, auquel l'adopté est relié par le cordon d'une oreillette, et qui se prénomme Gordon.

 

Et le bon Dale de ressaisir le sens de sa blessure par où s'écoule l'humeur noire asséchant le royaume, la terre vaine du désamour réitéré au carré (Caroline-Annie, bientôt Diane-Laura), en apprenant sur le tard d'un quart de siècle à devoir préférer Écho à Narcisse.

 

C'est ainsi que l'obscurcissement trouve à s'accentuer encore, l'ivresse est une danse dionysiaque, le rire l'ouverture au couteau entre les dents d'une fente diabolique – dio, dia, encore deux, toujours deux. Le dualisme au fondement de la non-réconciliation du bien et du mal caractérisant tout manichéisme est ici une danse virale et électrique de Saint-Guy, celle d'un derviche tourneur, à la fois schizophrène et épileptique.

 

Il faut face à l'obscurcissement pouvoir y remédier en ne confondant pas orphisme et narcissisme, mieux en laissant tomber les vieilles lunes de la volonté orphique pour préférer in fine le désœuvrement angélique de l'idiot. Il faut y remédier en rappel qu'il y a toujours une femme morte en préalable et condition mythique, non seulement de l'œuvre d'art mais encore et surtout de la possibilité même de l'art (Eurydice s'est plus d'une fois réincarnée en effet, par exemple dans quelques stars hollywoodiennes à l'aura éternelle, Marilyn Monroe immortelle).

 

Insauvable, Laura Palmer devait mourir pour que vive Twin Peaks.

 

Et le génie de son auteur, ce passeur d'images qui le visitent et dont la visitation est un passage, un frayage prolongé en partage, d'être redoublé par le génie de son coauteur et scénariste. David Lynch et Mark Frost forment ainsi une dyade comme le fœtus est redoublé de son frère oublié, accompagnateur et passeur originel, son double placentaire. D'autres dyades viendront et se souviendront de la dyade originelle, Damon Lindelof avec J. J. Abrams pour Lost puis le premier avec Tom Perrotta pour The Leftovers.

 

Laura Palmer devait mourir et sa mort est une profanation au fondement d'un sacrifice pour que Twin Peaks soit le monument funéraire afin d'entretenir le feu en consacrant l'immortalité.

 

Une série télé comme une catacombe protégeant de la montée des eaux de la peine, comme l'abri immergé et souterrain où se tient une chandelle, l'expiation d'un crime dont Laura Palmer est le nom ineffaçable. Et sa lumière éclairant l'obscurité accentuée est l'aura, l'aura de Laura, le rayonnement émis par le noyau d'une étoile lointaine, si proche paraisse-t-elle, à la fois morte et luciférienne.

 

Le matin qui vient revient toujours en brillant de la lumière aurorale des anges déchus – notre rédemption éternellement promise par leur sacrificielle profanation.

 

5 octobre 2018

 

Twin Peaks, saison trois :

1) L'éternel retour est un gramophone grésillant

2) Un idiot à Twin Peaks

3) Twin Peaks, tours, détours


Commentaires: 1
  • #1

    MartyMcFly (jeudi, 01 novembre 2018 21:46)

    Très belle interprétation stellaire et mythique des ressorts des 2 premières saisons.
    Là où l'intime en appelle à l'univers et les astres.
    C'est certain que depuis Twin Peaks The Return, on ne perçoit plus L'aura(s), Cooper(s) et BOB de la même façon.
    Tout comme les parents démoniaques/démiurges de Laura.
    À la fin de la 3ème saison, on est pétrifié par la voix de Sarah Palmer ou celle de son fantôme.
    Comme quoi Lynch a, depuis Eraserhead, été traumatisé par le fait de devenir père et d'avoir donné la vie.
    Ce qui est magnifique dans son oeuvre, c'est d'avoir fait de ce traumatisme, une source d'inspiration inconsciente pour créer des univers cinématographiques sensoriels uniques en leur genre.