L'Amour fou (1969) de Jacques Rivette

L'angoisse et la géométrie

L'Amour fou est une expérience, on en sort transformé.

 

Pour une fois, l'expression n'est pas galvaudée quand, devant le film de Jacques Rivette, on voit ce que l'on croit n'avoir jamais vu au cinéma : jamais vu Racine et Andromaque comme cela, jamais vu le rapport du théâtre tragique avec la vie moderne de la jeunesse de 1967, jamais vu le cinéma se faufiler ainsi dans les failles et trous de souris pour faire fuir les images selon une ligne de chant qui est la ritournelle d'une désertion avant le désert qui vient – le désert qui est déjà là.

Le processuel en procès

 

 

 

 

 

Si l'art de L'Amour fou est périlleux, c'est qu'il court plus d'un danger. Les périls ne viennent jamais seuls, on le sait. Et déjà sa durée, redoutable, plus de quatre heures. Côté théâtre, les répétitions de l'Andromaque de Racine sont un travail tellement poussé, ses vagues toujours recommencées, fracassées sur le rocher du classicisme à l'épreuve de la modernité, qu'elles diffèrent la première représentation au point de la rendre hypothétique, sur le fil, suspendue. Côté chambre, le refus de Claire, la comédienne prévue pour jouer Hermione dans la mise en scène de son mari Sébastien, est une craquelure dans le mur ouvrant sur un vortex par où bruit la schizophrénie de l'époque. Un trou noir aussi effrayant que la bonde de douche de Psychose d'Alfred Hitchcock, aussi terrorisant que l'araignée-hélicoptère assaillant l'esprit fêlé de Karin (Harriet Andersson) à la fin d'A travers le miroir d'Ingmar Bergman.

 

 

 

Le film de Jacques Rivette est un va-et-vient, immense comme un fleuve, entre ces deux espaces – les deux rives de son bouillonnant lit. Les deux rives du Rivette sont des cercles dont les rotations, en exerçant encore et encore des effets de concentration et de dilution, tension montante et sa déperdition, sont des révolutions finissant par renverser les satellisations ordinaires. Si le processuel est l'idée mobilisant toute l'énergie du cinéaste, c'est que le film est un procès, après celui de La Religieuse et avant celui de Jeanne la Pucelle, mais celui-là sans tribunal sinon qu'il en distribue les fonctions, pour les métamorphoser, selon ses scènes propres.

 

 

 

On a dit du film de Jacques Rivette qu'il y souffle un esprit soixante-huitard mais il a en fait été tourné durant l'été 1967 et ne sortira qu'en catimini en 1969. Au sujet de cette temporalité à contre-temps, le cinéaste y aura été plusieurs fois obligé, stoïquement, faisant de nécessité vertu dès son premier long, Paris nous appartient, tourné en 1958 et sorti en 1961. Toute choses qui le rapprocheraient, avec le goût partagé des aventures de la durée, d'un Jacques Rozier. L'Amour fou encadre ainsi l'événement 68, à l'heure tout en étant un poil en avance (comme Serge Daney le disait de Playtime de Jacques Tati). Un carrefour idéal des classiques (Renoir, Lang, Cocteau) et des modernes (Warhol et le cinéma direct). Un vaste échangeur où l'actualité (la bohème germanopratine sur le seuil de la métamorphose baba-cool) le dispute à la mémoire des anciens (le legs du théâtre grec et sa formalisation française classique par Racine), comme à l'avenir proche.

 

 

 

D'un côté, on se réjouit de reconnaître certains visages (Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, qui tournent en parallèle Les Idoles de Marc'O), et puis d'autres (Michèle Moretti, André S. Labarthe et Michel Delahaye, plus une ribambelle de jeunes têtes croisées dans La Collectionneuse d'Eric Rohmer et 2 ou 3 choses que je sais d'elle de Jean-Luc Godard). On se demande même si Jean Eustache ne fait pas le taxi d'occasion lors de l'une des virées (peut-être fantasmées) de Claire. C'est la première couche de documentaire. Il y en a d'autres, plus sombres.

 

 

 

Les grandes scènes marquantes (les montages surréalistes de Claire, la lacération par Sébastien de ses vêtements jusqu'au vrai sang, la destruction à la hache pour lui et au marteau pour elle de leur appartement) témoignent d'une pensée machinique. Ses agencements (Claire, moins Eurydice qu'Orphée, branche magnétophone et téléphone sur un transistor quand elle se lance dans une enquête paranoïaque à partir du foyer de sa jalousie de femme trompée) indiquent qu'avec le désir, ce qui coupe veut répondre à ce qui coupe. Cette pensée-là est déjà en affinité avec le travail philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari (si 1969 est l'année de Logique du sens et Différence et répétition, L'Anti-Œdipe ne sortira qu'en 1972).

 

 

 

L'approche processuelle met donc en procès l'écart différentiel à la source d'une schizophrénie généralisée, livrant au surplace et à l'impuissance les deux chambres (L'Amour fou est un film bicaméral, théâtre et lit) parce qu'il manque un troisième espace - la rue - et le peuple qui va avec. Comme elle fait voir aussi, une fois que le peuple de la rue, après être reparu au joli mois de mai, disparaîtra une nouvelle fois, la régression dans la chambre et ses déserts, bientôt investis par les films de Jean Eustache, Jacques Doillon et Philippe Garrel.

 

 

 

 

 

De l'entre aux antres

 

 

 

 

 

Le théâtre est une chambre, collective au risque de la dispersion. La chambre, une autre scène, mais qu'à deux, à l'épreuve des limites de la fusion. L'amour du théâtre est une chose réglée que minent des implicites qu'une équipe de télé voudrait expliciter ; celui des amants a la propension des dérèglements. Il y a la fatigue (les répétitions théâtrales) et ce qui l'épuise en épuisant tout (l'amour comme régression anarchique). Si l'entropie est une loi scindée entre épuisement et fatigue, elle fait voir aussi l'autre loi, l'idée qui est éternelle.

 

 

 

L'Amour fou est un documentaire qui compte double, sur les univers parallèles et l'attraction critique des planètes. D'un côté il y a les tournages croisés (en 35 mm. et en 16) et la liberté lui étant liée (pour l'équipe d'André S. Labarthe). Cette liberté inclura encore la mise en scène du personnage de Sébastien laissée à la fantaisie de son interprète. De l'autre, il y a les bandes magnétiques dont les secondes se remplissent parce que les premières se vident, expression de la dialectique du maître et de l'esclave à laquelle n'échappe pas le cinéma. C'est pourquoi la machine à fiction tourne jusqu'à faire déborder la paranoïa, qu'elle concerne la pratique théâtrale ou la relation amoureuse, jusqu'à s'exercer sur le spectateur qui, toujours, échouera à démêler le faux du vrai. Si le processuel y a valeur de procès, c'est qu'il est celui des différences indécidables que l'on n'affronte qu'au prix du plus grand danger. Toutes les différences, les plus infimes qui se révèlent les plus grandes : entre la vie et sa représentation, entre le documentaire et la fiction, entre le cinéma et le théâtre comme entre le cinéma et la télévision, entre les classique et les modernes, entre le vrai et le faux.

 

 

 

Si le cinéma de Jacques Rivette est celui des écarts, micro et macro, parce qu'au moins deux pôles sont nécessaires pour créer des champs magnétiques jusqu'à l'orage, c'est qu'il est celui de l'entre. D'où qu'il multiplie les antres polaires, du plateau théâtral que dédouble sa captation télévisuelle à la chambre des amants, ce repli du dehors où les amants se cloîtrent, enfants terribles dont la communauté reste inavouable.

 

 

 

 

 

Bipolarités magnétiques

 

 

 

 

 

En 1993, Heiner Müller travaille à Bayreuth sur sa mise en scène de Tristan et Isolde. Il y répète l'un de ses mantras : un arc de tension fondamental au théâtre est le rapport entre angoisse et géométrie, la première qui est l'énergie basale à partir de laquelle on travaille, la seconde qui est la forme permettant de la canaliser. Heiner Müller disait du théâtre qu'il était dangereux et c'est pour cela qu'il admirait tant l'art de Pina Bausch.

 

 

 

Angoisse et géométrie : on croirait que Heiner Müller parle de Fritz Lang, Jean-Marie Straub, Jacques Rivette.

 

 

 

L'Amour fou se joue précisément à cet endroit-là. Il se tient sur le nerf à vif de cette intersection, avançant sur la corde raide de l'angoisse dont a besoin le théâtre qui tente de lui arracher les formes de sa conjuration. Rédemption précaire et provisoire, art toujours dangereux. L'angoisse a ici pour double foyer la répétition interminable dans la préférence de la puissance à l'acte, et la chambre des amants où le jeu régressif est comme une sorte d'anti-production qui abolit le travail productif. Si l'on sort de la scène, on est foutu. Si l'on y reste, aussi. La pièce est prête mais s'absente Sébastien, replié dans la chambre dont est sortie Claire. Il faut bien rester pourtant, mais peut-être pas trop longtemps, on a la durée pour savoir où aller trop loin.

 

 

 

Dans sa mise en scène d'Andromaque, Sébastien tient le rôle de Pyrrhus. Sait-il alors qu'il joue son rôle à la perfection, cette perfection proverbiale qui rappelle qu'il y a des victoires qui sont pareilles à des défaites.

 

 

 

Pour Sébastien, si proche en cela de Jeanne d'Orléans, c'est un passage d'une prison l'autre. Pour Claire, c'est une fuite hors du cercle, dans le train qui, vingt ans plus tard, lui permettra dans La Bande des quatre de revenir à la scène comme celle qui en sait un bout sur elle, comme sur l'attraction sirénique du hors-champ.

 

 

 

Les bipolarités rivettiennes sont si magnétiques qu'elles invitent à des inversions renversantes. Claire se retire ainsi de la scène parce qu'elle ne peut jouer ce qu'intimement elle est, à savoir la sœur en jalousie d'Hermione. Moyennant quoi, la pièce de Racine perd en lisibilité à force de répétitions quasi-marmonnées (filmées en 35 mm.), et que par surcroît redouble le confessionnal télévisuel (tournées en 16 mm.), avec André S. Labarthe fortiche en chuchotis. Elle retrouve pourtant toute sa clarté dans la chambre des amants maudits, pour autant que sa vérité s'incarne en étant incapable de s'énoncer. Ces inversions engagent aussi des révolutions, notamment dans les rapports de genre. Si le hors-champ est séduisant, c'est parce qu'il est masculin (les hommes sont des sirènes). Quant à Claire, elle est moins Eurydice version Ovide qu'Orphée tendance Cocteau. Et de race (Andromaque est noire !)

 

 

 

Et puis, on se demande si ce n'est pas la première fois qu'un film français abrite dans le lit de ses plans, chiffonnés comme des draps, un cunnilingus et une fellation. On savait Jacques Rivette pudique et la fiction est un masque de pudeur pour tourner le documentaire autrement dédié à certaines formes de sensualité qui, jusqu'alors, n'avait pas au cinéma droit de cité. Avec ses ressources propres, L'Amour fou redécouvre à nouveaux frais le motif surréaliste cher à André Breton, en sachant que tout amour fou est un amour monstre. Bulle Ogier et Jean-Pierre Khalfon y consument pour l'éternité leurs secrets, exposés autant qu'imprenables.

 

 

 

 

 

« E pur si muove ! »

 

 

 

 

 

Jacques Rivette est le grand funambule du cinéma français et son tout dernier film, 36 vues du pic Saint-Loup (2009) en a délivré l'image ultime, aussi simple que sublime, avec Jane Birkin au travail de se tenir sans tomber sur le fil. Pour lui, faire un film c'est inventer une forme qui tienne à une idée (langienne - c'est ici le cercle), inscrite d'emblée avant d'être perdue de vue, à l'épreuve des improvisations et de la durée (Warhol en Renoir au carré), pour être à la fin retrouvée. Comme le chat retombe sur ses pieds ou bien encore le culbuto avec lequel s'amusent Claire et Sébastien. Et même si Claire préfère au chaton le chien qu'elle n'aura jamais, le basset artésien normand est l'animal qui donne une bonne image de l'étirement qu'exige la durée rivettienne.

 

 

 

Après tout, la leçon avait été généreusement prodiguée à Jacques Rivette par Jean Renoir (en fait le second en a donné au premier l'idée comme deux bandes magnétiques), dans une guinguette de la Marne lors d'un après-midi arrosé : la caméra tourne et le cinéma se fait, la machine tourne comme la Terre autour du Soleil.

 

 

 

Cela qui avait été déjà énoncé par Galilée : « E pur si muove ! », « Et pourtant elle tourne ».

 

 

 

Le cinéma de Jacques Rivette l'a si bien compris que ses films en bénéficient aujourd'hui, L'Amour fou rené des cendres de la copie 35 mm. brûlé en 1973. Le feu, toujours, Jeanne et autres filles de feu revenues de Gérard de Nerval. Et, puis, dans l'Andromaque, Michel Delahaye joue le gouverneur Phénix.

 

 

 

Les films de Jacques Rivette tournent, ils n'en finiront pas de tourner. Son cinéma brûle, il n'en finira jamais de renaître de ses cendres.

 

 

 

22 septembre 2023