Making of de Cédric Kahn

Méta-film de casse (ouvrière)

Le cinéma se porte bien même quand des films qui s’en veulent les emblèmes font bruyamment accroire le contraire. Au chevet d’une condition ouvrière à l’agonie dont il braque les scènes héroïques comme un gauchiste sans révolution braque une pharmacie, Making of hystérise la représentation d’une conscience sociale parce qu’elle est tout ce dont le film de Cédric Kahn n’a aucun désir, sinon de préserver les hiérarchies. Prenez garde à la feinte putain quand elle s’agite, criant que tout va mal alors que pour elle tout va bien, merci.

Le cadet de ses soucis

 

(le mégaphone, un extincteur)

 

 

 

 

 

Le genre du film dans le film a souvent la crise du cinéma pour objet de hantise. Le métacinéma joue ainsi de la mise en abyme en délivrant l’inévidence paradoxale d’une machine frappée de hoquet, bégayante, grippée. Les affres du tournage indiquent à cet effet que le cinéma ne tourne plus rond, qu’il y avait une rondeur qui désormais lui fait défaut. Le miroitement des images qui se penchent sur elles-mêmes est alors vertigineux, autant pour aider à réfléchir à leur condition de possibilité (ou d’impossibilité) que pour scruter le vide au bord duquel elles séjournent, de peur d’y succomber. Les images dédoublées se retournent en images fracturées. Le jeu des boîtes montre par où le cinéma fuit, blessé à l’endroit de ses délitements (argent, public, intérêt). Le cinéma qui a lui-même pour récit a pour souci celui de ne plus aller de soi. L’angoisse prélude à la schizophrénie.

 

 

 

Qu’est-ce donc qui, dans Making of, n’irait alors pas de soi ? D’un côté, les chiffres de la fréquentation des salles rattrapent le record de la fin des années 2010, après un net recul dû à la crise sanitaire. De l’autre, Cédric Kahn a joui avec son précédent film sorti il y a à peine quatre mois, Le Procès Goldman, d’un réel succès, critique et public, avec 230 copies la première semaine et plus de 330.000 spectateurs accumulés depuis sa sortie le 27 septembre dernier. Les vrais problèmes se trouvent davantage du côté du statut des intermittents et le sous-financement du cinéma documentaire, pas chez l’un des éminents représentants d’un cinéma d’auteur que l’on décrivait hier par le milieu, et dont la faille a fini par coïncider avec la faillite de son équivalent politique actuel, à savoir l’extrême-centre, ce consensus que seul arrive à maintenir l’autoritarisme.

 

 

 

Le cinéma qui ne tourne pas rond est au fond une rassurante comédie pour qui a besoin de mimer le contraire, en faisant mine de savoir qu’il y a pire tout à côté alors que c’est là le cadet de ses soucis, sinon que par comparaison le malheur des uns fait le bonheur des autres. Dans le film de Cédric Kahn, on tombera bien sur quelques contrariétés, son tournage fondé en principe sur l’expérience vraie d’ouvriers ayant fait le siège de leur usine, mais sapé par le super-ego de son acteur principal et les magouilles de son producteur. Comme son économie générale est lardée d’affects mauvais, avec sa chaîne de petites détestations et sa cascade de vomis mimétiques, la farce tourne vite à l’aigre et l’acide ravage tout. Le meilleur atout est aussi le pire des jokers, avec un Jonathan Cohen survitaminé dont la faconde est un estomac avalant tout sans rien assimiler. La cause ouvrière le fait crier si fort que le mégaphone des sans-voix finit par être leur extincteur, le gueuloir un éteignoir.

 

 

 

Jeff, le vrai ouvrier qui joue dans le film et dont l’acteur vedette s’inspire, lui fait d’ailleurs remarquer, à l’occasion d’une répétition improvisée chez lui, qu’il pourrait peut-être arrêter de hurler. Mais oui ! rétorque l’acteur à son modèle, en hurlant de plus belle. Le délégué en fiction rappelle ainsi à son double réel, dont il est censé représenter à l’écran les intérêts alors qu’il est au service exclusif des siens, que l’homme relégué à jouer les figurants dans les arrière-plans de sa propre histoire est bien le cadet de ses soucis. La représentation a valeur de substitut confiscatoire.

 

 

 

 

 

Braquage à tous les étages

 

(un festival de Kahn)

 

 

 

 

 

Voir Making of c’est acter la liquidation de grands vestiges cinéphiles, Prenez garde à la sainte putain (1971) de Rainer Werner Fassbinder (pour le tournage en corrida et scènes de ménage) et Tout va bien (1972) de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin (pour les homologies du travail ouvrier et dans l’usine cinéma). Une condition ouvrière à l’agonie s’y apparente en effet à ce qu’il reste de cinéphilie, ses beaux restes semblables à de vieilles machines à l’arrêt que l’on préfère détruire plutôt que les abandonner au sort d’être délocalisées. Seule l’hystérie continue d’abonder à gros bouillons – la fiction simule tant en tenant lieu en effet d’un faire semblant –, que déchaîne une pluie artificielle qui est un torrent diluvien d’acidité, rien ne saurait y résister. Si Cédric Kahn préfère l’œcuménisme (celui du François Truffaut de La Nuit américaine), c’est en oubliant le litige avec Godard (le consensus est un mensonge quand le succès escompté escamote tout antagonisme).

 

 

 

Comme Pierre Goldman, ce gauchiste sans révolution qui braquait les pharmacies, Cédric Kahn braque un imaginaire de luttes ouvrières pour servir la cause d’un cinéma qui se porte bien, mais tient à faire accroire le contraire, d’où son hystérie. C’est un véritable festival de Kahn. La culpabilité distingue le mépris (un faux pistonné fait craquer le réalisateur, son effondrement récompensé par 300.000 euros d’assurance). Le jeune initié montre qu’il a déjà tout compris (le préposé au making-of préfère à l’épreuve du travail collectif le plaidoyer pour l’auteur roi en abandonnant sans vergogne sa sœur qu’il laisse trimer, seule, dans son restaurant). Des inscriptions vraies n’en sont que l’intention (quand Joseph montre à l’actrice l’horizon de son destin social, aucun contrechamp ne vient en localiser la géographie). Et puis des fautes inexcusables (quand les ouvriers lèvent le poing, c’est le droit, vraiment la liquidation de la mémoire ouvrière est totale).

 

 

 

Si tout le monde sur le tournage est tellement braqué, méprisant, narcissique, crispé, entre constipation (le réalisateur que joue Denis Podalydès) et décompensation (les acteurs qui se tirent la bourre, et les techniciens qui en rajoutent avant la grande réconciliation finale), c’est en symptômes que le braquage se joue à tous les étages. Après la déliaison du judaïsme et du communisme qu’accréditait Le Procès Goldman en mixant toute honte bue les deux procès de son personnage éponyme, Cédric Kahn poursuit son entreprise de liquidation en séparant la comédie du cinéma en crise du réel de toute lutte sociale. Le cinéma dévitalisé dévalise les pharmacies de proximité. Les délégations (de pouvoir) y sont des relégations (en impuissance), les grandes causes des gueulantes pour rire qui très sérieusement reconduisent les hiérarchies. Le peuple sous-exposé des figurants se voit enfin charitablement applaudi de servir de caution vertueuse à la petite caste surexposée des vedettes dont quelques-un-e-s sont significativement joué-e-s par des fabricants, ainsi Emmanuelle Bercot, Xavier Beauvois et Valérie Donzelli. Making of ? Un méta-film de casse (ouvrière).

 

 

 

Prenez garde à la feinte putain qui s’agite en vain, l’hystérique ne dit la vérité que de ses simulacres, vociférant à qui mieux mieux que tout va tellement mal alors que pour elle tout va très bien, merci.

 

 

 

16 janvier 2024