Des nouvelles du front cinématographique (26) : La richesse ? Quelles richesses ?

Jean Bodin, le théoricien politique du 16ème qui a introduit en France le concept de souveraineté, disait : « Il n’est de richesses que d’hommes ». On pourrait y reconnaître une conception humaniste issue de l’époque de la Renaissance selon laquelle la dignité personnelle et humaine est la richesse qui importe vraiment, supérieure à toute forme d’accumulation matérielle. Pourtant, Staline disant à son tour que « le meilleur capital, c’est l’homme » accomplissait paradoxalement la vérité philosophique de l’énoncé de Jean Bodin : la multitude composant le genre humain est ici considérée à l’aune du travail comme facteur décisif de support de valorisation et de production de richesses. Le paradoxe ici veut que le représentant le plus brutal du marxisme soviétique rejoigne dans un même élan productiviste le penseur pré-libéral. Là où la richesse se trouve souvent réduite à l'argent, et là où l'argent représente dans un monde capitaliste le grand équivalent général abstrait grâce auquel tout ce qui existe et s’effectue peut se mesurer en coût et bénéfice et ainsi s'échanger sur des marchés, la richesse humaine doit aussi être comprise comme ce qui justement résiste à ce type de calcul, comme ce qui est proprement incommensurable, toujours singulier, toujours unique, et donc ni comparable, ni mesurable. Nombreux sont les exemples cinématographiques qui exposent à la fois la réalité productiviste du travail subsumé sous la loi de la valorisation marchande, et la vérité de la résistance du travail à cet arraisonnement quand il exprime plutôt la singularité objective et non-appropriable d’un être ou d’un groupe culturel spécifique. Notre problématique est donc ici double : à la fois contester la richesse au sens capitaliste du terme, c’est-à-dire comme production de marchandises résultant de la subordination du travail à la loi de la valeur, en révélant la violence sociale, symbolique et physique que cette subordination requiert, mais également rendre manifeste la résistance des incalculables richesses humaines, symboliques et culturelles dressées contre l’empire du calcul capitaliste. Le cinéma, puisque c’est un art mais aussi une industrie (comme le disait André Malraux), doit rendre compte de ce double mouvement objectif de captation et de résistance, de création et d’assujettissement, d’autonomie et d’hétéronomie, de calcul et d’incalculable, d’art et de commerce, toutes choses tiraillant contradictoirement l’agir humain. Huit exemples tirés de sept films de fiction et d’un documentaire nous instruisent subtilement de cette dialectique.

1/ Casino (1995) de Martin Scorsese


Considéré comme le chef-d’œuvre de son auteur qui atteint avec ce film d’une durée de trois heures cette hauteur de vue capable d’objectiver la puissance systémique du capitalisme mafieux tel qu’il moule plus ou moins directement la société étasunienne en son entier, Casino insiste d’abord formellement sur un jeu de lumières et de couleurs chatoyantes dérivées des néons et enseignes de Las Vegas, la cité nucléaire à partir de laquelle s’organise le récit, le point le plus brillant du réseau mafieux dont le scintillement s’étend à l’infini. Ce jeu graphique et dynamique de formes géométriques, clignotantes et colorées mis en place dès le générique-début (réalisé par Saul Bass, auteur de génériques célèbres, caractérisés par leur graphisme abstrait, pour Otto Preminger et Alfred Hitchcock), rappelle explicitement l’op’art de Vasarely, en même temps qu’il vaut aussi pour allégoriser les flammes de l’enfer (on entend sur la bande-son L’Evangile selon Mathieu de Bach) où choit le personnage principal (Sam ‘Ace’ Rothstein interprété par Robert de Niro). La luminescence des espaces des jeux d’argent soutenue par une frénésie musicale (blues vaudou et cuivre de trompettes endiablées) est le corrélat de la fantasmagorie de la marchandise décrite par Karl Marx, Walter Benjamin, puis Guy Debord : autrement dit l’image renversée du monde réel qui substitue à la crudité des rapports d’exploitation dont procède la valse des marchandises le spectacle merveilleux et létal des marchandises comme animées d’une vie propre et ayant fallacieusement aboli la réalité matérielle de l’exploitation, de la spoliation et de l’expropriation. Par ailleurs, Martin Scorsese, loin de s’abandonner lui-même à cette fascination, et ainsi d’abdiquer son sens critique du système dont il montre (et démonte) minutieusement tous les rouages, réussit à rendre manifeste la circulation des flux d’argent dans les arrière-salles des casinos en sinueux plans-séquence dont la durée est indexée sur l’écoulement moins infini qu’interminable du cash. Les vannes de l’équivalent monétaire sont ouvertes, le liquide littéralement coule. Ne parle-t-on pas d’ailleurs ici d’« arroser » les intermédiaires du réseau, notamment les représentants de l’Etat, afin d’en assurer la pérennité économique ? Ne dit-on pas que l’alcool et les filles coulent à flot continu dans ces palais de pacotille qui miment la splendeur impériale égyptienne ? Tout coule, comme coulerait l’eau d’un robinet (ou l’eau bénite de Lourdes comme il est dit ironiquement lors d’un commentaire du héros en voix-off). On comprend mieux l’intrication dynamique des séries filmiques avec lesquelles le cinéaste inaugure son film. La luminescence des vitrines marchandes et des simulacres attire les clients comme la lumière attire les mouches, cette brillance accomplissant le détroussement des joueurs vidés de leur pécule pour que celui-ci vienne abonder les flux monétaires des arrière-salles reliant à cette époque-là (les années 1970) Las Vegas à Kansas City.


 

Pourtant, les flux ne sont pas seulement compris dans ce seul circuit. La coulée lumineuse et colorée des enseignes et des machines et l’écoulement de billets verts qui en est le corrélat logique connaissent également d’autres formes d’actualisation de la loi générale de la valorisation du capital : le sang abondant des règlements de compte mafieux. Le solde de tout compte est souvent ici synonyme de mort violemment donnée. Le désert derrière lequel se trouve Las Vegas se présente ainsi comme un vaste et invisible cimetière peuplé des cadavres des concurrents, fraudeurs, tricheurs et autres mauvais payeurs. Las Vegas est un monstre tentaculaire et vampirique. Elle est cette cité faite à l’image du capital qui, selon Marx, est cette bête assoiffée de travail vivant (le salaire rémunérant la force de travail) pour le convertir en travail mort dont l’abstraction circulante nourrit le capital en quête de la survaleur qui en accroitrait la composition. C’est la grande série filmique, moulée et enchaînée en divers plans-séquence et multiples voix-off entrelacées, qui, dans Casino, signifie d’emblée la logique capitaliste telle que l’économie mafieuse en exemplifie l’horrible réalité. D’abord, les clignotements cinétiques et hypnotiques des enseignes, vitrines et machines plongent la conscience des clients dans la léthargie consumériste nécessaire à leur assujettissement. Ensuite, la circulation abondante de l’argent liquide connaît comme contrepoint logique le désert où disparaissent les cadavres vidés de leur sang et de leur pécule structuralement identifiés. Enfin, les flux de liquidités déchaînés et ré-enchaînés selon la logique capitaliste en cours s’écoulent et finissent ironiquement en sauce tomate chez les mafieux récupérant, à mille lieux de Las Vegas, leurs bénéfices à l’heure du déjeuner et des spaghettis. Le vampirisme du capital est une machine anthropophagique dont Casino offre une puissante allégorie, et l’argent le sang nécessaire à son entretien.

2/ Pickpocket (1959) de Robert Bresson


Considérons la fameuse séquence de la Gare de Lyon, lieu d’une série de vols à la tire de portefeuilles et de sacs à main impulsés par plusieurs pickpockets, parmi lesquels le héros prénommé Michel (Martin La Salle). Littéralement, l'argent, extrait de son circuit habituel, disparaît au profit de l’exposition de la subtilité du geste que le cinéaste serait le seul à pouvoir observer et rendre visible. Les flux de valeur (montres, billets) sont donc ici comme subtilisés, disparaissant dans des trouées de réel perpétrées par le groupe de pickpockets qui sont même capables d’utiliser des passants comme véhicules ignorés d’eux-mêmes de cette circulation alternative et illégale de valeurs. Nous avons affaire ici à la métaphore du cinéaste au travail dont la dynamique des plans s’inscrit dans le double mouvement esthétique d’une fragmentation documentaire du réel et d’une reconstitution par le montage (d’où l’importance de la main ici comme suture et raccordement des plans) d’une chaîne fictionnelle au sein de laquelle s’abolit la valeur marchande au profit de purs plans de cinéma dont la valeur ne serait qu’artistique, purs plans ne valant que pour eux-mêmes comme l’aurait dit Gilles Deleuze. Échanger du réel contre de la fiction, du visible contre de l’invisible, de la valeur matérielle et monétaire contre de la technique – le sens de la volatilité, le preste ballet des mains, la grâce du geste, le propre de l’artiste (son inappropriable signature) : voilà le programme bressonien à l’œuvre dans cette splendide séquence dont le rythme épouse l’allégresse d’une composition de Lulli. Robert Bresson est l’un des grands cinéastes préoccupés par la puissance sociale de l’argent (voir son ultime chef-d’œuvre, L’Argent en 1983) considéré par lui comme l’absorption dans la visibilité obscène des relations utilitaires et marchandes de l’imperceptible grâce spirituelle, alors que dans le même mouvement il aura travaillé à constituer, à l’opposé de cette puissance dissipatrice de l’esprit, la singularité artistique d’un geste de cinéma non-appropriable par la sphère marchande, et donc distinct de toute forme de commerce spectaculaire.

 

La figure du pickpocket, loin de valoir chez ce dernier comme l’image simpliste du parasite qui vient brouiller la circulation ordinaire de la monnaie à son profit, représente symboliquement ici le passage obligé (la station, pour employer un vocabulaire chrétien qu’aurait apprécié le cinéaste) d’une trajectoire véritablement éthique (qui, en bien des points, s’apparente à celle décrite par Dostoïevski dans Crime et châtiment). Il s’agit de connaître l’épreuve du dépassement de la jouissance ponctuelle et répétitive (le vol subtil et sans douleur, l’appropriation invisible qui déjoue la surveillance de la loi, l'inventive mécanique des pickpockets opposée au machinisme urbain que prolonge le décor de la Gare de Lyon et qui accomplit le devenir-automate des individus), pur plaisir d’instants présents volés à la morne durée de l’ordre dominant ("le temps homogène et vide" aurait dit Walter Benjamin) pour finalement accéder à l’espace philosophique du choix (ici amoureux, après que le pickpocket ait été arrêté, les menottes aux poignets signifiant sa castration symbolique). Choix dont l’unicité casse la dynamique de la circulation de la valeur (monétaire) et donc du calcul, même subtil du pickpocket, afin de faire advenir la longue temporalité de la fidélité amoureuse, de l’existence soutenue par l’idée éternelle d’amour. La rencontre amoureuse et le choix subjectif qu’elle implique, comme exception faisant rupture au cœur des chaînes relationnelles et matérielles habituelles, et comme ce qu’accomplit cinématographiquement le geste bressonien d’aplatissement et de fragmentation de l’ordinaire des enchaînements du régime représentatif dominant, érige l’incalculable de la rencontre qui fait événement (sa reconnaissance en sera différée par Michel), à l’opposé de toute commensurabilité, de tout calcul, de toute mesure. « La seule mesure de l’amour est d’être sans mesure », disait déjà Saint-Augustin. L’amour ne circule ni ne s’échange, il apparaît et disparaît, exigeant dans son furtif et volatil apparaître le pari existentiel d’un destin commun, singulier et spirituel, hors tout calcul particulier, individuel et matériel. Ultime subtilisation que l’habile pickpocket n’aura pas vue, et qu’il ne découvrira que de manière différée : celle de son cœur. « Quel étrange chemin j’ai dû faire pour arriver jusqu’à toi », avouera in fine le sujet malgré lui de cette captation à celle prénommée Jeanne (Marika Green) qui en aura été la cause secrètement déterminée et déterminante.

3/ Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio De Sica


Qui est le voleur de bicyclette du film le plus célèbre du néoréalisme italien ? On croit qu’il s’agit du personnage principal, mais le titre original est au pluriel : il est bien questions de voleurs de bicyclettes (Ladri di biciclette en langue originale). C’est que le voleur en question est moins le héros que la figure moyenne et quelconque appartenant à cette chaîne invisible, cette série « pratico-inerte » (Jean-Paul Sartre) des prolétaires floués qui, à ce point dominés socialement et dépossédés matériellement, se volent entre eux au nom d’une survie individuelle qui rend difficile l’avènement d’une conscience de classe collective au nom de la considération politique d’un destin commun (c’est pourquoi le PCI d’alors n’avait aimé le film que très, très modérément). Le héros, Antonio Ricci, engagé par l’administration locale pour coller des affiches, est victime du vol de sa bicyclette (récupérée du mont-de-piété où elle avait été gagée après échange de trois paires de draps conjugaux), autrement dit de l’instrument de travail qui lui confère l’estime de soi (le « pouvoir symbolique » aurait dit Pierre Bourdieu) perdue pendant deux longues années d’inactivité. Lorsque, impuissant à retrouver son vélo volé, il vole à son tour la bicyclette d’un autre prolétaire en toute fin du film, on comprend qu’il a été lui-même volé par un autre lui-même, son ombre, son double, son autre de classe, un prolétaire comme lui, qui a dû comme lui faire fi de l’interdit social et culturel (chrétien et légal) du vol, qui a dû comme lui affronter sa propre indignité publique pour pouvoir survivre. Accompagné de son fils Bruno, le héros court après sa bicyclette volée, celle-ci fonctionnant alors comme le motif métonymique de la mise en mouvement des individus dont le désir, même s’il demeure ontologiquement premier, est dialectiquement médiatisé et littéralement motivé par les objets de la vie quotidienne.

 

Le vélo est ici censé assurer la consécration symbolique d’un prolétaire condamné au chômage et donc à l’indignité dans la société italienne de la reconstruction d’après-guerre. Son vol exproprie donc le héros de ce désir symbolique d’inscription dans le jeu réglé des normes sociales. Et comme le désir du héros pour ce rêve social est imaginairement identifié à l’usage de son vélo, sa disparition révèle le caractère aliénant de cette volonté d’incorporation sociale pour celui qui, en tant que prolétaire, n’est propriétaire de rien, si ce n’est du point de vue capitaliste de sa seule force de travail à vendre. Pourtant, l’aliénation du héros paraît devoir s’atténuer, tant l’idée de retrouver la bicyclette volée semble toujours plus improbable. Ce dernier propose alors à son fils, témoin muet de la détresse de son père, d’aller manger au restaurant. Cette scène devait se présenter initialement comme un moment joyeusement partagé, car désindexé de la question du salaire et des crédits à rembourser (les rares biens familiaux gagés au mont-de-piété). Le fromage fondu exprime ce lien organique entre le père et son fils, en même temps que ce lien affronte une distension relative aux préoccupations d’Antonio qui, d’un coup, reprennent le dessus. Alors, le simple bonheur d’un peu de commun partagé sous la forme d’un repas se renverse au profit du retour de l’aiguillon de la norme sociale, du rappel à l’ordre intériorisé des obligations sociales légitimes à remplir. Le retour aux comptes du père, oublieux du plaisir du repas pour s’absorber dans ses calculs, coupe littéralement l'appétit du fils. Triple expropriation : Antonio, démuni à la suite du vol de son vélo, en oublie son appétit et celui de son fils, ce dernier se voyant contraint devant l’inquiétude paternelle de s’y couler, se privant à son tour du goût pour partager ensemble ce repas. Le plaisir incommensurable du partage du repas entre le père et son fils se dissout donc dans les calculs d'un homme aliéné parce qu’il demeure toujours (à son corps défendant, comme aurait dit Michel Foucault) ce prolétaire dépossédé de tout, dignité et sensibilité (le goût) comprises. Cette dépossession objective qui matérialise plus généralement une aliénation sociale dont est victime le peuple italien prive le héros de la seule, véritable, et incommensurable richesse présente sous ses yeux : l'amour de son enfant, le plaisir non-négociable de la nourriture partagée avec lui.

4/ No Country for Old Men (2007) de Joel et Ethan Coen


Anton Chigurh, dans le roman éponyme de Cormac Mac Carthy et surtout ici dans son adaptation cinématographique (effrayant Javier Bardem dans le rôle du psychopathe), poursuit sa course implacablement morbide, scandée par les macchabées qui matérialisent le niveau de sang nécessaire afin de retrouver une mallette contenant deux millions de dollars. La route meurtrière du tueur qui parachève maladivement la réification des rapports sociaux induits par le fétichisme de la marchandise et l’abstraction monétaire, chosification qui subsume l’imprescriptible de l’existence d’autrui sous le signe mortifère de la prescription mesurable et calculable, croise cet homme quelconque qui, quelque part au Texas, tient une épicerie. Tout autour, c’est le désert, vaste cimetière qui évoque tant celui de Casino de Martin Scorsese qu’il rappelle explicitement le désert final où se résout la pente naturaliste, régressive et destructrice de Greed (1924) d’Erich von Stroheim. L’horizon désertique est bien le (non) lieu où se vérifie de manière immanente la réduction du genre humain à son animalité prédatrice. Dans la séquence en question, l’épicier fait montre d’un peu trop d’empressement à identifier son client, savoir d’où il vient et où il va, afin de parfaire la fluide neutralité du rapport marchand qui les lie occasionnellement. Il n’en faut pas plus à Anton Chigurh pour reconnaître devant lui un obstacle supplémentaire dans sa folle course : être remarqué ou distingué peut entraver son souci d’être invisible en regard de la loi. C’est alors que, comme à son habitude, le tueur propose un pari à sa probable victime devenue à ses yeux trop remarquable pour devoir survivre. Choisir pile ou face, c’est pour la personne à qui est proposé le pari accepter les termes d’un choix préalable dont les alternatives sont ou bien la mort (si le hasard ne va pas dans le sens de l’option privilégiée) ou bien la vie (si le hasard accorde la nécessité du choix avec la contingence de la pièce tombant sur le comptoir).

 


Pari pascalien ? Ethique du choix kierkegaardienne ? Sauf que le pari, symboliquement concrétisé par une pièce de monnaie, comprime et ramasse l’incalculable (au choix) de la vie, de la mort, du hasard ou de la providence, sur le régime d’un choix jamais choisi pour lui-même. Choisir, ce n’est pas être choisi, c’est choisir de choisir, ce n’est pas accepter les termes alternatifs d’un choix préalable (comme, ailleurs, les électeurs en font continuellement l’expérience devant la valse des alternatives politiques ne valant que comme les alternances pile et face d’un seul et même système étatico-parlementaire perpétuellement reproduit). Parier, c’est opter pour l’infini des possibles (du dieu chrétien pour Pascal) opposé à la finitude matérielle terrestre, ce n’est pas opposer la mort et la vie en les réduisant à une forme de don venant du dehors. Champ, contrechamp : la simplicité du dispositif cinématographique reproduit la logique de l’alternative, le plan dans lequel se trouve l’épicier (l’homme des petits calculs boutiquiers) qui tient à sa vie, et en face le plan au sein duquel se tient l’assassin (l’homme des grands calculs criminels, mais aussi pour le coup métaphysiques) qui impose les deux termes d’une alternative dont il se propose le maître. Pile ou face, vie ou mort : l’épicier choisit, et heureusement gagne (il ne gagne en fait que ce que le tueur lui a préalablement accordée, l’alternative entre la vie et la mort). Le maître du nécessaire et du contingent explique alors en souriant que cette pièce est désormais distincte des flux habituels propres aux circuits de l’équivalent monétaire. Sortie de ce circuit, cette pièce est désormais investie d’une valeur incalculable : le prix d’une vie sauve qui n’en a normalement pas. Double mouvement contradictoire : la pièce représente en premier lieu la réduction de l’infini à la finitude interminable de la circulation marchande pour laquelle gagner de l’argent et assassiner représentent les deux faces d’une même réalité ; en son autre face, elle signifie la valeur unique d’une vie préservée qui ne saurait plus jamais s’échanger sur n’importe quel marché. Sur la crête séparant les côtés pile et face de cette pièce, règne Anton Chigurh, incarnation du mauvais dieu, démon vivant qui jouit de sa volonté de puissance à posséder l’inappropriable et à le concéder (il s’approprie le don de vie ou de mort qui, appartenant à tous, n’appartiennent à personne) en fonction des règles qu’il s’est fixées et qui assurent l’identité entre contingence et nécessité. On a rarement touché au plus aigu de ce que l’argent signifie, en régime capitaliste, comme puissance sociale concentrée excédant et emportant la liberté de l’agir individuel, et dont la violence destructrice est en dernière instance déterminée par la réification des rapports sociaux, l’abstraction monétaire, et la brutale indexation de l’infini humain sur l’interminable loi de la valorisation marchande et de l’intérêt à maximiser.

5/ Peau d'âne (1970) de Jacques Demy, Le Décaméron (1971) et Les Contes de Canterbury (1972) de Pier Paolo Pasolini


 « Auri sacra fames » (« Maudite faim de l’or »), comme Virgile l’écrit dans L’Enéide (III, 57). Cette faim que partagent, pour prendre des stéréotypes connus, la figure du grippe-sou Picsou chez Walt Disney, et les personnages interprétés par Louis de Funès dans La Folie des grandeurs (1971) de Gérard Oury et bien sûr LAvare (1980) d’après Molière (et réalisé par l’acteur lui-même avec Jean Girault). Cet amour de l’argent, qu’Aristote nommait « chrématistique », laisse entrevoir dans cette citation les liens obscurs impliquant le sacré et le profane, la vie et la mort, l’assimilation et l’accumulation, l’argent et l’excrément. Dans le conte de Charles Perrault adapté au cinéma par Jacques Demy, c’est un âne qui exemplifie cet étrange circuit, puisque de son anus s’épanche un flot de pièces d’or et de pierres précieuses. Étrange alchimie selon laquelle les signes opposés échangent symboliquement leur valeur respective. L’excrément comme expression de la nullité matérielle en termes de valeur se transmue ici en matières dont la rareté terrestre assure la valeur d’échange la plus estimée (déjà dans Au hasard Balthazar réalisé en 1965 par Robert Bresson, cinéaste admiré par Jacques Demy, un âne représentait la force vivante absorbant les mauvais coups des rapports marchands pour en délivrer l’inestimable résonance spirituelle). On comprend comment, dans la trajectoire exemplaire du personnage de Peau d’âne (interprétée par Catherine Deneuve), la belle, bien née et fortunée princesse fait l’expérience d’une dégradation (la peau d’âne se substituant à ses robes dorées, la cabane dans la forêt remplaçant le château-fort) déterminée par la tentation pulsionnelle de l’accouplement sexuel exigé par le père (Jean Marais) mélancolique après le décès de la reine (évidemment jouée par la même actrice). Désirable, parce que sexuée, sexuée parce que réglée (au sens de l’écoulement du sang menstruel), l’héroïne éprouve le changement métabolique retraduit symboliquement d’un corps qui déchoit de la pure idée (la princesse aimée de l’amour idéal de son papa), pour d’abord connaître la souillure du rappel à l’ordre de l’organique et du pulsionnel, et ensuite reconquérir le rayonnant prestige de son rang à partir du moment où le prince (Jacques Perrin) se substitue au père comme amoureux légitime dont la position non plus endogamique mais exogamique est consacrée par l’institution maritale. C’est donc un mouvement dialectique selon lequel la synthèse (le mariage du prince et de la princesse, tous les deux purs de tout lien de consanguinité) représente la fusion de l’idée de l’amour et de l’expérience sexuelle qui engage le sacrifice symbolique de la figure paternelle et son remplacement par celle du prince issu d’une autre lignée. Le motif de l’âne fonctionne alors pour manifester le régime narratif du merveilleux grâce auquel les positions opposées du prestige et de l’infâme, du propre et du sale, de la richesse et de la pauvreté, du sacré et du profane, de l’esprit et du corps, échangent leur qualité respective parce qu’elles appartiennent au même circuit symbolique. Le beau ne s’approprie qu’après l’épreuve d’une expropriation, le propre ne cesse pas d’être tiraillé par l’impropre. La richesse est continuellement source d’« exappropriation » (Jacques Derrida) parce que toujours possédée et perdue, toujours souillée et retrouvée, toujours (littéralement) propre et impropre. La signifiance structurale de la richesse, cet or extrait de l’excrémentiel, ne se trouve-t-il pas retraduit par Marx disant du capital qu’il est une longue accumulation de travail mort, qu’il « sue le sang et la boue par tous les pores ? »

 


Pier Paolo Pasolini va plus loin dans cette idée de l’équivalence symbolique entre la richesse et l'excrément, renouant ici avec une analyse de Freud selon laquelle c’est une même chaîne symbolique qui établit, aux deux pôles antithétiques de la vile matière excrémentielle et de l’or précieux tant convoité, le circuit reliant la boue, le sable, la pierre, le métal, et enfin la matière précieuse (parce que rare) sur le plan marchand. Dans le cadre de la perspective psychanalytique, le narcissisme du très jeune enfant manipulant ses fèces rejoint le fétichisme de la marchandise animant tout individu sujet à la chrématistique, sensible au plaisir de la rétention de ses capitaux comme le nourrisson est sensible à la rétention de ses excréments avant défécation. Dans Le Décaméron d’après Boccace ainsi que dans Les Contes de Canterbury d’après Geoffrey Chaucer (les deux premiers volets d’une « trilogie de la vie » complétée par Pasolini en 1974 par l’adaptation des Mille et une nuits), on retrouve entre autres dans l’efflorescence narrative que partagent les deux films des épisodes consacrés, pour le premier, à l’or volé qui entraîne la chute dans une fosse sceptique, et pour le second, à l’or qui appelle la mort collective d’individus entretués dont le sang, la diarrhée et les vomissements recouvrent le butin désiré. « Auri sacra fames » : cette maudite soif de l’or qui ruine, dans Le Décaméron, le rêve d’un homme qui croit avoir retrouvé sa sœur alors qu’elle n’est qu’une fabulatrice uniquement intéressée par sa bourse, et qui, dans Les Contes de Canterbury, détruit l’amitié entre trois hommes, les deux premiers poignardant le dernier qui de son côté aura empoisonné ces derniers afin de s’approprier de manière exclusive le trésor découvert. Dans Le Décaméron, la belle du haut de sa tour, racontant au malheureux doté d’une bourse qu’elle est sa sœur qu’il n’aurait jamais connue, entraîne dans sa machine de fabulation celui qui veut croire et marche au nom des beaux sentiments animant l’amour du frère et de la sœur. Cette machine infernale entraîne la chute du garçon dont la spoliation trouve son ultime matérialisation dans une fosse remplie d’excréments. Haut, bas, fragile : c’est la trajectoire symbolique du renversement de l’or en merde, de l’amour sororal et fraternel dégradé en vol et humiliation d’autrui, du sacré profané (grand motif pasolinien). Dans Les Contes de Canterbury, les pièces d’or du butin caché et découvert au pied d’un arbre brille comme si des gouttes solaires tombées de la voûte céleste s’étaient sur terre cristallisées en espèces sonnantes et trébuchantes. Sauf que le soleil, dans cette séquence, luit de la lumière du couchant. C’est une même pente naturaliste et descendante qui relie symboliquement le soleil couchant, l’or enfoui dans la terre, les cadavres des trois garçons entretués, écroulés au milieu d’une même boue indistincte mêlant le trésor hautement estimé, l’inestimable de vies et d’amitiés gâchées par le jeu d’intérêts individuels antagonistes, et le degré zéro de la valeur que représentent le sang, le vomi et l’excrément mêlés. Les belles idées humaines de l’amour ou de l’amitié, idées sacrées puis déchues, profanées, car ramenées vers la bassesse pulsionnelle de l’animalité prédatrice, se trouvent donc ici deux fois exemplifiées dans la réalité refoulée de l’or contenant toujours virtuellement les origines terrestres (chtoniennes) dont elle est marquée. Vouloir l’or, c’est désirer l’expérience d’une déchéance, d’une profanation toujours déjà-là.


6/ I Love Dollars (1986) de Johan van der Keuken

Hong-Kong, Amsterdam, New-York, Genève : en décidant de filmer dans ces quatre cités représentatives de la modernité occidentale telle qu’elle s’est développée et imposée dans le monde entier, Johan van der Keuken, documentariste et voyageur d’origine néerlandaise (il n’a pas été surnommé inutilement le « Hollandais volant »), montre au milieu des années 1980 l’accélération des mouvements de capitaux à l’époque de la financiarisation de l’économie capitalistique (opératoire dès la fin des années 1970). Ce que l’on n’appelait pas encore à l’époque le néolibéralisme trouve à se formuler ici dans plusieurs séries filmiques dont l’entrecroisement dynamique est nécessaire à la restauration symbolique du sens d’un système généralement nébuleux, car refoulé derrière le fétichisme de la marchandise et la réification des rapports sociaux qu’il induit. Ces rapports qui déterminent la production des richesses, leur captation par la logique du capital, et leur indexation sur l’abstraction monétaire intensifiée par l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, déterminent également le considérable appauvrissement humain, culturel et symbolique que cette économie exige. Cinématographiquement, le cinéaste accumule les signes multiples (planches à billets, vitrines marchandes, places boursières, écrans de télévision, etc.) de ce que Louis Althusser désignait comme un « procès sans sujet », celui du capital dont les traders, banquiers, financiers et autres capitalistes ne figurent que les intermédiaires quelconques. Les gargouillis d’une musique électronique, les images récurrentes d’enseignes lumineuses (comme dans Casino), d’écrans électroniques, et de reflets déformés sur les vitres et les plaques métalliques des buildings, ainsi que le motif de l’eau coulant à flot fonctionnant comme métonymie de l’interminable coulée de flux de valeurs monétaires et marchandes (à nouveau comme dans le film de Martin Scorsese) participent à constituer l’ambitieuse architecture formelle d’un film qui ne se suffit pas simplement à l’exposition d’un système logique aux signes multiples et mondialement disséminés. Si I Love Dollars conserve encore aujourd’hui une redoutable efficacité didactique que n’atteint pas Capitalism : A Love Story (2009) de Michael Moore (trop obnubilé à parfaire sa propre image narcissique de trublion démagogique), surtout en ce qu’il rend manifeste le circuit capitalistique au nom duquel ce qui s’accumule en richesses à un pôle s’appauvrit à l’autre, il n’en demeure pas moins que les processus objectifs de la domination croissante et virtuellement totalitaire du capital subordonnant les individualités à cet imperium collectif prennent évidemment aussi la forme de visages et de discours qui, on s’en doute, sont très différents selon que l’on appartienne tantôt à la classe des « working-poor » ou que l’on soit plutôt issu du groupe des « working-rich » (Olivier Godechot).


 

En effet, on sera attentif, vers la fin de la première heure d’un film qui dure 140 minutes, à cette séquence de dix minutes voyant se succéder les propos tenus par un expert en mouvements financiers à un bout du monde, puis les paroles d’une jeune femme habitant un quartier délabré newyorkais à l’autre bout de ce même monde. Que dit le premier ? Il y aurait une jouissance à manipuler des richesses monétaires aussi colossales, expression d’une puissance sociale rendue quasi-autonome des sociétés elles-mêmes, et manipulable à distance grâce aux réseaux de communication électriques, informatiques et électroniques. Exemplaire figure allégorique de la chrématistique aristotélicienne, de la « maudite soif de l’or » décrite par Virgile, et du vampirisme (pas que) symbolique qu’une telle jouissance induit (n’est-ce pas le financier lui-même qui identifie l’écoulement des flux de valeurs traversant les sociétés à la circulation sanguine animant un corps vivant ?), ce personnage représente le refoulement bourgeois ou le déni poli du caractère dialectique d’une logique économique dont les contradictions, richesse à un pôle de l’accumulation, pauvreté à l’autre, en manifestent l’effroyable vérité. Comment cet homme pourrait-il voir dans le luxe de son bureau design la misère matérielle et symbolique qui, à mille lieues de là, est pourtant la résultante objective de cette passion pour l’argent ? Murs éboulés, urbanisme délabré, rues éventrées, taudis sordides, quartiers affaisés : la jouissance des uns, poignée de privilégiés, a donc comme corrélat logique la survivance des ces nombreux autres, brassée de prolétaires dépossédés d’une richesse sociale qui n’est pourtant le propre que du commun générique (le « General Intellect » comme l’appelait Marx). Donc à New-York, une jeune femme se tient droite face à la caméra, elle est intelligente, expose sa dignité d’être, refuse le destin social (la drogue et son commerce) qui l’environne. Elle résiste. Elle interpelle le documentariste, lui demande ce qu’elle peut bien faire à l’endroit où elle est, et s’il est possible que celui-ci lui vienne en aide. Interpelé, Johan van der Keuken ne dit mot, son silence valant autant pour son impuissance personnelle (à nouveau, on est très éloigné de la posture héroïque de Michael Moore) que pour l’appel implicite à une solution qui ne pourra être que collective et politique. Alors, la jeune femme propose de chanter, le filmeur requis pour consigner ce don pur et sauf de toute valorisation marchande (qui annule d’ailleurs symboliquement la cohorte servile des « nouveaux talents » dont les émissions de télé-crochet actuelles sont friandes). Elle chante magnifiquement un air célèbre provenant du Magicien d’Oz. Les arcs-en-ciel dont il est question dans ce chant accomplissent à la fois l’effort du documentariste pour remettre du lien et du sens au sein d’une domination systémique qui ne s’expose jamais comme telle quand elle est éprouvée dans l’expérience quotidienne, comme ils traduisent la promesse d’une richesse humaine au-delà de toute mesure et de tout calcul. Une richesse à-venir et toujours déjà-là : celle d’un commun non-appropriable parce qu’il est le propre générique de tous.

 

La richesse ? Quelles richesses, demandions-nous ? Jean-Luc Nancy répondra pour nous : « (…) la richesse signifie posséder plus que ce que demande le commun de l’existence (l’ordinaire, le banal) et la pauvreté, moins. Le premier commandement commun(iste) est clairement celui de la justice : donner au commun (tous) ce que le commun (ordinaire égal) exige (…) Commun est le mot convenable pour dire la propriété ou la propriation d’être (…) Il n’est d’être qu’en commun » (L’Idée du communisme. Conférence de Londres, 2009, sous la dir. d’Alain Badiou et Slavoj Zizek, éd. Lignes, 2010, pp. 211-213). Le commun, soit le propre d’une richesse d’être générique et donc inappropriable, opposé et opposable à la richesse impropre, car appropriée par quelques-uns au nom de l’expropriation de tous les autres : voilà le principe philosophique de base que doit défendre tout projet communiste.

 

Lundi 17 mai 2010


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