Dix en juin

(sous le phare obsédant de la peur)

James Turner, L'Incendie du Parlement, 1835
James Turner, L'Incendie du Parlement, 1835

La nuit remue, Henri, la nuit remue.

 

 

 

Ce n'était encore qu'un petit halo, personne ne le voyait, mais lui, il savait que de là viendrait l'incendie, un incendie immense va venir, il est déjà là, et lui, en plein cœur de ça, il faudra qu'il se débrouille, qu'il continue à vivre comme auparavant (Comment ça va-t-il ? Ça va et vous-même ?), ravagé par le feu consciencieux et dévorateur.

 

 

 

Les premiers feux de l'été embrasent, ils boucanent d'enfer et calcinent d'emblée, entre réchauffement climatique et révoltes logiques. Les films, eux, allument assez peu. Tout brûle et c'est comme si le cinéma regardait ailleurs. Les feux qu'il faut sont moins des pare-feux sécuritaires que d'héroïques contre-feux opposables aux pyromanes du pire.

 

 

 

Sous le phare obsédant de la peur, les démocraties libérales deviennent des phobocraties, des ploutocraties illibérales qui carburent aux phobies. Malgré tout, le cinéma demeure encore un bon endroit pour faire la critique, ce contrefeu parmi les contrefeux, des tendances qui l'exaspèrent en conspirant avec d'autres à l'amenuisement de nos désirs.

 

 

 

Dix fois le cinéma pour ne pas laisser juin finir en mégot.

 

 

 

Spider-Man : Across the Spider-Verse de Joaquim Dos Santos et Kemp Powers / The Flash d'Andy Muschietti / Asteroid City de Wes Anderson / L'Île rouge de Robin Campillo / Stars at Noon de Claire Denis / Élémentaire de Peter Sohn / Waouh ! de Bruno Podalydès / Vers un avenir radieux de Nanni Moretti / Indiana Jones et le Cadran de la destinée de James Mangold / Passages d'Ira Sachs

 

 

4 juillet 2023

Spider-Man : Across The Spider-Verse

de Joaquim Dos Santos et Kemp Powers

The Flash d'Andy Muschietti

L'empire du pire, le délire le plus fun


L'hégémonie spectaculaire des super-héros ne suffit plus, il y faut l'hypothèse scientifique du multivers pour continuer à engranger des super-profits. Le problème tient à ce que la culture saturée ne l'aurait jamais autant été, en phase critique. L'inflationnisme caractérisant des marchandises toujours plus soumises au régime de l'hyper-capitalisation se confond avec une cancérisation du tissu conjonctif originaire issu des comics. Dans l'écurie Marvel, une version de l'homme-araignée, raccord avec les recommandations sociétales de l'époque, apparaît comme une anomalie à la société des tisseurs de toile multiverselle. L'animation est tellement torrentielle que les multiples informations qu'elle dispense, narratives, visuelles plus la flopée des signes de reconnaissance pour geeks, grèvent les libertés de folâtrer dans la perception. Suivre de telles aventures c'est s'astreindre à faire de la veille informationnelle. Le spectateur est englué dans une toile hyper-référentielle, farcie d'œufs de pâques éclosant comme éclate le pop-corn. L'écran est un nid d'arachnides finissant par s'entre-dévorer. C'est cela le cancer, la croissance excessive des cellules jusqu'à l'autodestruction en attendant la suite. Une seule éclosion à retenir, Miles Morales et Gwen Stacy assis à l'envers et la queue de cheval de la fille avère qu'elle est plus consciente que lui des inversions en cours. Dans la maison d'en face (DC), l'homme le plus vite de l'univers est un adolescent prolongé qui, soucieux de réécrire son roman familial forcément malheureux, doit affronter plus puéril que lui, à savoir son avatar débile issu d'un univers alternatif. Comme Ezra Miller joue les deux rôles, on est en droit d'y voir la reconnaissance au carré de ses propres errements adulescents. Le cinéma de prises de vue réelles se soumet quasi-intégralement à l'animation qui, en passe de devenir un régime dominant de représentation à Hollywood, tient de la réanimation d'un macchabée. Le retour pathétique de Michael Keaton a au moins le mérite de faire coïncider l'adolescence avec la sénescence. La bêtise est un empire sans limite, et si assumée qu'elle arrive à donner deux séquences mémorables, la chute de bébés guimauve d'un building s'effondrant et, en ultime gag, un chien de thérapie considérant de son œil humide un tel ratatinement. C'est dans l'optique du toutou que l'on voit chuter l'empire de la puérilité, qui nous entraîne pour le pire en nous assurant qu'il s'agit du délire le plus fun.

Asteroid City de Wes Anderson

Scout toujours

La chambre d'adolescent est la dernière frontière du cinéma US et si Steven Spielberg en a longtemps été le « brainiac » en chef, Wes Anderson en représente aujourd'hui l'un des trois castors juniors, avec Jordan Peele et Damien Chazelle. Le cinéma domestiqué tient chez ce dernier autant du fab lab que de la conciergerie, une partie de Playmobil projetée sur diapositives pour présentation d'entreprise. Asteroid City aspire ainsi au recodage rétro des illustrations de Norman Rockwell, soit le recyclage de l'esthétique publicitaire à l'ère du CAO (le cinéma assisté par ordinateur). Et l'usage de la pellicule n'y sert que de griffe vintage. Au moins, contrairement à son aîné, Wes Anderson ne se cache pas derrière le monument Ford, assumant de jouer à plat (et en Espagne) la carte du trompe-l'œil : avec l'horizon bloqué, la mire est à la miniaturisation. Le casting consiste donc en la réduction programmatique des têtes hollywoodiennes rendues à l'état de figurines d'une énième Toy Story. Asteroid City est toutefois plus intrigant sur son versant diagrammatique. Le méta aux quatre coins, pièce de théâtre + direct télévisuel = désert cinéma, soutient le dépliant en peau de chamois d'une visitation extraterrestre dont le dos est au cryptage des amours défuntes. Si le cratère est le degré de gravité zéro d'une jouissance puérile, le hors-champ est la dernière réserve échappant à l'hygiénisme algorithmique. La mort accidentelle d'un dramaturge, un metteur en scène largué par sa compagne, le veuvage douloureux d'un photographe de guerre joué par l'acteur endeuillé par le décès de son amant ont pour intersection une scène non gardée au montage, celle de la défunte épouse de la pièce que joue Margot Robbie en joker de luxe. Loin de ses habitudes tapageuses, elle est un hologramme s'offrant à l'amour et son deuil dont le reste est un astéroïde et le caillou stellaire peut alors irradier des trois côtés de la fiction, théâtre, télévision et cinéma. L'extrême lisibilité, fléchée, du cinéma de Wes Anderson est cependant inséparable d'un sérialisme condamnant la gardienne du hors-champ à resservir le même plat, automatiquement. Si le « brainiac » a du cœur, c'est en en distribuant les parties amovibles dans le désert américain, ce mirage en toute transparence qui a un trou pour nombril. Le cinéma du cerveau de Stanley Kubrick connaît donc aujourd'hui sa miniaturisation domestique avec Wes Anderson. « Comment se réveiller si l'on n'est pas endormi ? » est alors le mantra d'un cinéma qui, peut-être, se mettrait à nu comme jamais mais dont la nudité, celle du « brainiac » maniériste et miniaturiste, est un scoutisme aigrefin et revanchard, oublieux du rêve autant que de l'éveil.

L'Île rouge de Robin Campillo

Adieu à Madagascar

L'enfance malgache de Robin Campillo n'est jamais loin d'équivaloir au dernier paradis du temps béni des colonies. L'adulte qu'il est devenu depuis balance en effet entre la nostalgie prolongée d'un jardin édénique immunisé contre l'inoculation de tout savoir et la relecture symptomale d'un abri fissuré dont le déni aura fondé l'architectonie. D'un côté, l'insularité nettoyée de ses scories, les autochtones aussi discrets que possible, invite à l'évasion onirique en rejouant les saynètes de son héroïne favorite, Fantômette. De l'autre, l'imaginaire enfantin est une échappée en rose et vert qui ne se soustrait pas à son propre régime de vérité. Car, ici, tout le monde porte un déguisement et l'enfant n'est pas moins masqué. Robin Campillo ne va toutefois pas jusqu'à s'aventurer dans une forêt des sortilèges aussi effrayante que celle du Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro même si son film à caractère autobiographique ose quelques idées. Quand les jeux de l'inconscient ont un peu d'imagination dynamique, la table en aragonite dont le père est si fier se déploie sur un versant micro en cailloux concassés servant au sentier menant au messe des officiers, et de manière macro en territoires indigènes survolés par l'armée. Il y a mieux encore. La projection nocturne et en plein air du Napoléon d'Abel Gance fait entendre aussi un craquement qui innerve plusieurs couches de représentation, le film muet lui-même et son bateau en pleine tempête, une roue à aubes dans les rêveries enfantines dédiées à l'héroïne de Georges Chaulet, les cordes de la balançoire familiale et la bambouseraie servant de paradis secret aux adolescents amoureux. Le bruit est le symptôme entêtant d'un naufrage annoncé que le réalisateur se hâte malheureusement de recouvrir en confiant la fin de son film aux bons soins des leçons d'histoire pour prises de conscience pressées comme des citrons. Comme si l'enfant se voyait rattrapé par le repentir du sachant qu'il sera à l'avenir, purgeant les échappées de l'imaginaire par le sermon édifiant. Le garçon a alors disparu. Le témoin malgré lui de la fin d'un monde aura été le fantôme d'un peuple qui n'advient qu'en étant cantonné à camper l'addendum.

Stars at Noon de Claire Denis

La petite tailleuse de Panama

Trish, le prénom ne triche pas, lui. La jeune américaine bloquée en Amérique centrale est une tricheuse en effet. La journaliste militante révèle une reporter rouée, la femme indépendante encore une adolescente. La tricherie la plus accomplie concerne néanmoins le roman-photo sur papier pelliculé dans lequel l'embarque Claire Denis, substituant au Nicaragua des années 80 le flou artistique d'un tournage au Panama encore soumis aux règles sanitaires du Covid. Si la peau reste la membrane de prédilection pour les affleurements moléculaires du réel, la subtilité du commerce des épidermes se réduit au contact ressassé de deux stars (Margaret Qualley et Joe Alwyn) perdues dans la traduction (qui est surtout une question de production) entre le documentaire et la fiction (adaptée d'un récit de Denis Johnson). Le paradoxe affligeant le cinéma de Claire Denis tient à ce que les attributs de la reconnaissance (Ours d'argent pour le film précédent, Grand Prix à Cannes pour celui-là, chaire à Sciences Po) adviennent au moment même où son cinéma s'est considérablement assombri. Le sensualisme cher à la manière denisienne pouvait remuer un peu de parataxe de situations soumises à l'historicité des causes, grèves de décembre 95 dans Vendredi soir ou indépendance africaine avec White Material. Désormais, l'arrière-plan est l'écrin sacrifié d'avant-plans que domine la caste des belles gens à qui rien ne saurait arriver. Stars at Noon est moins proche de certains Boorman (Rangoon, Le Tailleur de Panama) que de Pacifiction. Si l'hystérie est l'objet de ses deux derniers films, c'est à la fois comme symptôme de fond (l'époque est à l'hystérisation, c'est-à-dire à l'inflation de la personnalisation de tout) et comme surface de réparation (la vitrine des temps actuels préférant la résilience à la résistance), elle atteint ceci d'unique que le suivi des stars anglo-saxonnes a le luxe nécessaire à faire l'économie du reste, qui n'est autre que le monde. Il y a pourtant en filigrane un récit reposant sur la question éthique des principes : si l'agent britannique la pose en vis-à-vis du représentant de la CIA, sa partenaire d'occasion y répond d'abord par une marque (Starbucks), ensuite par un acte (elle paraphe le document en signant sa forfaiture). C'est qu'il y en a marre à la fin de courir dans la jungle en souffrant du manque de dollars et de coca-cola. Le sexe a épuisé ses trésors et ce qui surnage, c'est la honte d'une rengaine andine. Coup sur coup, Juliette Binoche et désormais Margaret Qualley, les femmes sont chez Claire Denis les sujets de la trahison des principes, voilà leur hystérie. Une autre travaille chaque plan, malgré le soin d'Eric Gauthier et les ritournelles moites des Tindersticks : filmer avec de l'argent aujourd'hui, c'est surtout filmer l'argent et rien d'autre.

Élémentaire de Peter Sohn

La liqueur coupée à l'eau

Pixar a souvent enchanté quand il s'est agi d'insuffler à l'empire totalitaire de la puérilité des bulles d'enfance et de maturité, avec du deuil qui soulève les poitrines et fait battre les cœurs (Là-haut et Coco), avec un spinozisme offert au sacrifice de l'ami imaginaire oublié (Vice-Versa), avec les jouets abandonnés devenant de nouveaux dieux lares (Toy Story). L'emprise du propriétaire Disney, actée depuis 2006, se fait toutefois nettement plus sentir avec Élémentaire, énième fable célébrant le creuset étasunien mais moins bien réussie qu'un court simple comme Sanjay et sa super-équipe de Sanjay Patel. La grille intégrationniste se voit en effet légèrement amendée, revue à la baisse qu'exige la révolution conservatrice à laquelle se range désormais le libéralisme culturel. Dans un monde où nuages, eaux et arbres coexistent en harmonie, l'arrivée tardive des flamboyants rappelle aux immigrés récents la loi d'airain selon laquelle les derniers arrivés sont les plus mal servis. Non seulement les flamboyants représentent un danger objectif pour les trois autres ethnies, mais il leur revient de nourrir le foyer d'un identitarisme atrabilaire. La réécriture de Roméo et Juliette, vitaminée et pop, répartit les points de la pire des façons : à la famille de Flack l'ouverture généreuse, à celle de Flam le repli communautaire et l'intolérance. Et comme l'animation est un peu trop polarisée, figures hyper-stéréotypées versus détails hyperréalistes, les remaniements de l'idéologie n'y apparaissent que plus visiblement. On a saisi : c'est aux subalternes de fournir les efforts rédimant le fait qu'ils contribuent à représenter un danger. Flack et Flam y travaillent d'arrache-pied. Il est beau que le garçon pleurnichard et la fille colérique arrivent à se rapprocher et s'unir en diminuant leurs intensités respectives. L'amour est un espace tiers de neutralisation relative des caractères, même ataviques ou héréditaires. On s'intéresse davantage à ce moment où la menace se renverse quand le quartier périphérique des flamboyants risque l'anéantissement par les grandes eaux assurant l'irrigation générale de la cité. Alors, la tuyauterie urbaine exhibe qu'elle peut servir aussi de vécés pour l'évacuation de ses déchets. La fiction intégrationniste rappelle ainsi qu'elle est en train de refluer vers les prémisses historiques de l'assimilation. Pixar tendait vers la liqueur, Disney la coupe à l'eau, mais tirée des fonts baptismaux d'une droitisation qui, après tout, aura toujours déjà commencé à la maison avec le père fondateur, Walt Disney, empereur tomato ketchup de l'appropriation culturelle.

Waouh ! de Bruno Podalydès

Le moelleux du plaidoyer pro domo

Un agent immobilier ne serait intéressant à filmer qu'en montrant qu'il fait autre chose quand il est sur le terrain de ses activités. Un agent immobilier, c'est d'abord le performeur d'une rengaine parfaitement assimilée, une petite musique mécanique que scandent quelques mots-clés (parquet flottant et dressing parental). L'appartement en ville ou la maison cossue de banlieue sont ainsi les théâtres faux jumeaux abritant ce genre de performances rodées mais vite limitées, qui s'en doublent d'autres dès lors que l'agent immobilier s'improvise psychologue, quand il ne s'évite pas lui-même à faire d'acheteurs ou de locataires potentiels les oreilles attentives de ses propres déboires existentiels. Non seulement la psychologie est réciproque, mais les rengaines peuvent répondre mimétiquement aux rengaines dans le cadre de l'interaction commerciale. L'agent parle donc deux langues, sa rengaine professionnelle et la ritournelle de ses petits soucis. Il peut à l'occasion écouter aussi, en étant alors le témoin éberlué des performances de ses propres clients, qui ne sont pas moins acteurs que lui, surtout ceux qui jouent les taiseux, les maniaques ou les pénibles quand d'autres cachent trop bien leur jeu. Waouh ! tient du plaidoyer pro domo, littéralement. Les grands magasins ne siéent guère à la faconde modeste des frères Podalydès (on l'avait remarqué avec Bancs publics), meilleurs dans les commerces de proximité : loisirs vacanciers que corrode le sel de la frustration (Liberté-Oléron), l'enquête policière menée chez les grands propriétaires (Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir), la magie qui tient lieu de pharmacie (Adieu Berthe, l'enterrement de Mémé), la passion de l'aéronautique que celle du kayak poursuit (Comme un avion), et déjà le cinéma (avec Dieu seul me voit, peut-être la dernière grande comédie française du siècle dernier). L'immobilier prête aux séries parallèles (l'appartement avec le personnage de Karin Viard, la maison avec celui de Brun Podalydès) mais c'est surtout avec la seconde que Waouh ! touche au but, qui n'est justement pas de donner au spectateur la possibilité du waouh, l'onomatopée s'en trouvant ici essorée. Le jeu moelleux et gouleyant de Bruno Podalydès, sosie inattendu et doux de Pierre Brasseur, fait des merveilles en ne se suffisant pas à promouvoir le cossu et le cosy. C'est que l'arrondi est ce qui amollit la rengaine en la faisant ritournelle, tandis que l'attendrissant est ce qui autorise le comique à diffuser des senteurs doux-amères. Ce n'est plus d'immobilier dont il s'agit ici. La sensation prodiguée est d'habiter, le seul temps du film. On habite un film et un film nous habite, voilà bien le genre d'habitat dont le cinéma est la possibilité, distinct de tout bail d'habitation.

Vers un avenir radieux de Nanni Moretti

Le morettisme, maladie sénile du gauchisme

Peut-être n'a-t-on pas mesuré jusqu'à quel point l'éclipse de l'hypothèse communiste aura causé un immense tort au cinéma de Nanni Moretti. Profondément suturé à elle, même sur son versant gauchiste, son cinéma est entré à partir des années 90 dans une dépression prolongée durant laquelle l'effacement relatif des préoccupations politiques aura coïncidé avec la sécrétion de son propre académisme et l'enlisement dans d'épaisses macérations. Dans Aprile (1998), la victoire électorale d'une coalition de gauche opposée à Berlusconi était encore posée en vis-à-vis avec la naissance de son garçon. Moins de dix ans plus tard, Berlusconi a pourtant bel et bien gagné la partie. L'oligarque est omniprésent, nulle part et partout à la fois et la farce orchestrée par Le Caïman (2006) échouait à en localiser le foyer, aussi virulent que le cancer dans le troisième segment de Journal intime (1993). La télécratie berlusconnienne aura fait d'une pierre deux coups meurtriers, assassinats du communisme et du cinéma. Depuis, les personnages morettiens se refusent à honorer leur mandat (Habemus Papam, 2011), meurent en emportant tout un monde dans leur disparition (Mia madre, 2015), se souviennent qu'ils étaient plus engagés du côté des réfugiés par le passé (Santiago, Italia, 2018), témoignent d'une incompréhension entre les générations (Tre piani, 2021). Paradoxalement, Nanni Moretti se fait moins présent à l'écran alors même que ses récits sont subsumés sous les ratiocinations d'un père la morale pour qui tout a foutu le camp, éthique, cinéma et politique, tout sauf lui évidemment. Les grandes colères morettiennes de naguère ont viré en ronchonnements d'un vieux tonton certes respectable mais remâchant en bout de table que tout était tellement mieux avant. Vers un avenir radieux augurait d'une reprise en main, le combat contre l'époque mais c'est une comédie. On apprécie l'évocation inactuelle de la Hongrie de 1956, deux ou trois chansons italiennes, un beau dos crawlé. Las, Nanni Moretti revêt sa défroque préférée, c'est plus fort que lui, celle du sujet supposé savoir et du reproche vivant. Le curé est plus prosélyte que jamais, et bien moins en difficulté qu'à l'époque de La Messe est finie (1987). Adoptant le modus operandi de l'interruption et de l'interposition, Giovanni-Nanni fait la morale à tout le monde parce que tout le monde a cédé sur les principes, laisser le portable allumé quand on regarde un film, improviser au lieu de respecter la fidélité du texte, filmer avec complaisance la violence en écartant tout questionnement éthique, se livrer pieds et poings liés à Netflix. Tout le monde sauf Nanni-Giovanni, l'exception dont le spectateur a besoin pour jouir en miroir de ses propres distinctions. L'homme du reproche vivant et de la critique systématique a l'interposition hystérique, il est le ventriloque et le souffleur de ses personnages, il les coupe ou les voue au brouhaha, le bateleur en chef et le Lider Maximo, tous derrière et lui devant. Seul Giovanni-Nanni énonce et articule et il a toujours raison, même si c'est seul contre tous. L'autarcique de naguère réitère ainsi à tout bout de champ qu'il y a au moins un maître à qui se fier et c'est lui. D'ailleurs, le reproche que lui fait sa compagne, c'est son incapacité d'avoir les mêmes exigences que lui. Il joue en solitaire aussi, le ballon, la piscine, tout le contraire des sports d'équipe de Palombella rossa (1989) et Habemus Papam. L'éclipse du communisme a commencé à faire des trous (l'amnésie de Palombella rossa, la disparition du nom dans le beau documentaire sans apprêt La cosa, 1990). Berlusconi en est sorti en envahissant tout et Nanni Moretti y répond avec ses propres envahissements. Puisque son exigence critique est si forte, il faut alors savoir lui répondre en le critiquant. D'un côté, le réalisateur énonce toute sa détestation des complaisances cinématographiques dans la représentation de la violence, convoquant Tu ne tueras point, Renzo Piano et le Titien, avec dans la ligne de mire un réalisateur comme Quentin Tarantino mais sans jamais le citer, c'est plus aisé. Cependant, il s'emploie comme ce dernier à un usage problématique du révisionnisme historique (et si le PCI avait lâché l'URSS après la répression de la révolte populaire hongroise de 56, peut-être qu'aujourd'hui nous vivrions dans un paradis socialiste ?). Le fantasme a bien sûr l'ironie pour s'immuniser contre tout soupçon. Il n'empêche que la révision empêche toute prospection, autrement dit toute réflexion sur un communisme du XXIè siècle. Arracher Staline des affiches est le seul geste stalinien que les anticommunistes adorent et Nanni Moretti s'y adonne en jouant la réécriture de l'Histoire plutôt que l'observation curieuse de sa difficile écriture au cours. Le communisme est tellement plus aimable quand il est nostalgique ou sujet à l'uchronie. Le seul communisme auquel croit Nanni Moretti, c'est le morettisme qui n'est pourtant que la dégénérescence sénile du gauchisme.

Indiana Jones et le Cadran de la destinée de James Mangold

Les visages du temps

Que pourrait bien raconter le cinquième (et ultime ?) volet des aventures d'Henry Walton « Indiana » Jones Junior ? Qui attendait un début de repentir de la part d'un héros qui a confondu toute sa vie le pillage de tombes et l'archéologie devra passer son chemin. Même à plus de 80 ans, son interprète, Harrison Ford, continue d'emporter dans son sillon ravageur collections, détruites par paquets, et amis, assassinés par flopée. Le gardien du savoir académique est un éclaireur luciférien, il carbure à la dévastation et le temps n'a que peu de prise sur lui. Indiana Jones n'a pas pour rien les nazis en Némésis préférée et, comme certains des plus fascinants croquemitaines hollywoodiens du genre de Michael Myers, il est une personnification de la pulsion de mort en tant qu'elle est immortelle. Il y avait pourtant un vrai sujet, celui du temps justement, qu'allégorise un artefact prêté à Archimède et qui est l'affaire d'un acteur qui se sait engagé dans le dernier couloir de sa carrière. Le film commence d'emblée d'ailleurs par la pire des profanations, son visage ravalé numériquement au nom d'une jeunesse dont l'idée est la bêtise même. En rejoignant Carrie Fisher, victime d'un pareil attentat dans Rogue One : A Star War Story, Harrison Ford est également affligé par la même cure de rajeunissement opérée sur le pauvre Hugh Jackman dans Logan réalisé par le même Mangold, décidément un spécialiste du genre esthéticien. Entre deux rebondissements poussifs, on tombe sur le vieil os de l'idéologie (le retour du vieux copain égyptien Sallah s'explique par son exil d'un pays dominé par Nasser, le vainqueur de Suez !). L'avatar marocain de Demi-Lune intéresse moins que la filleule d'Indy, Helena Shaw (Phoebe Waller-Bridge, excellente). Surtout, on note un point commun avec Vers un avenir radieux de Nanni Moretti, le révisionnisme historique. Après l'antitotalitaire qui réécrit l'Histoire de façon stalinienne, voici le nazi qui veut tuer Hitler pour réussir là où ce dernier a échoué. Dans les deux cas, communisme et nazisme sont des faits historiques qui semblent ne pas être passés. D'un côté, le communisme reste une énigme ; de l'autre, on ne cesse de se demander si les nazis n'auraient pas gagné la guerre. Ces réflexions étayées sur fond d'ennui abyssal savent accueillir le beau quand il advient puisque le spectacle dépensier en impose la rareté. Le beau quand Indiana Jones raconte à ses étudiants distraits la bataille de Syracuse en 213 av. J.-C. avant d'y être projeté (un scientifique aimant ce qu'il enseigne, toujours s'y projette). Le beau, encore, quand Karen Allen revient à la toute fin pour redonner corps à Marion Ravenwood. La dame a le visage de ses années et, pour Indy, il est le vrai cadran de sa destinée.

Passages d'Ira Sachs

Le Pierrot du polyamour

Passages s'ouvre sur un partage des eaux qui semble d'abord évident : quand il est sur un plateau de cinéma, Tomas est un réalisateur intraitable. Il maîtrise le moindre détail, reprend sur sa façon de marcher un figurant oublié tout au fond du plan, a un œil sur tout. Dans la vie, Tomas serait donc le contraire d'un autoritaire. Il n'a barre sur rien, emporté par une confusion des sentiments qui le met en ballotage défavorable entre son mari, l'imprimeur Martin, et la femme dont il s'éprend, l'institutrice Agathe, imaginant concevoir avec elle un enfant qui exaucerait aussi le vœu en paternité de son compagnon. Pourtant, la partition d'un homme clivé entre son éthos gay, son incartade hétéro et son projet de trianguler avec la naissance d'un enfant, n'est pas si nette, loin de là. Dans la vie comme sur un tournage, Tomas suit ses impulsions en les imposant à son entourage, mari et amante souvent mis devant le fait accompli. Sauf que la vie des uns s'écrit avec le scénario des autres. Tomas est le plus libéral des hommes, il est aussi le plus autoritaire et les deux dispositions ne s'opposent pas. Le film d'Ira Sachs coécrit avec l'ami Mauricio Zacharias, présent depuis dix ans aux côtés du cinéaste et la réalisation de Keep the Lights On (2012), souffre de plusieurs défauts. Un titre trop générique pour singulariser l'entreprise, des faiblesses d'écriture (même si elle a déjà joué l'institutrice chez Abdellatif Kechiche, Adèle Exarchopoulos manque totalement ici de crédibilité), des ritournelles quelque peu affadies (le sexe addictif de Keep the Lights On, les problèmes concrets de logement et d'appartement dans Love is Strange et Brooklyn Village). En revanche, on ne peut lui faire le reproche de l'entre-soi. Au contraire, Passages est aussi bien documenté qu'un film parisien d'Eric Rohmer à l'instar des Nuits de la pleine lune (1984). Tomas est de fait un personnage lunatique (on ne s'étonne pas alors qu'il soit associé à Gilles, le Pierrot peint par Watteau) et Franz Rogowski est formidable en défendant jusqu'au bout le sac de farine d'un égotiste qui n'a ni amour-propre ni vergogne. Tomas est le clown triste de la comédie du polyamour, le mime du pathos qu'il y a dans le trouple, disloqué par le x des amants et le deux de l'amour. Les deux grandes scènes sexuelles sont à ce titre formidables, délivrant un très léger avantage au rapport homosexuel (les mouvements de bassin de Ben Wishaw sont formidables), malgré la force charnelle d'Adèle Exarchopoulos qu'une autre séquence, avec un disque sur la platine et un chant a capella, affilie aux deux femmes de La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache, Françoise Lebrun et surtout Bernadette Lafont. Tomas raconte aux autres ainsi qu'à lui-même des histoires qui finissent avec la dureté tranchante et cruelle de la lumière de l'hiver, et l'annonce par Agathe de son avortement à Martin. Si la révolution sexuelle a eu lieu, non seulement elle est inachevée mais elle est encore cacophonique, aussi dissonante que la reprise de La Marseillaise d'Albert Ayler qui était déjà la conclusion de L'Homme blessé (1983) de Patrice Chéreau. Pierre Bourdieu l'a dit au sujet de Mai 68, les révolutions non accomplies invitent aux contre-révolutions. Passages est un petit conte imparfait, futé et affuté, sur l'hédonisme sexuel et ses impasses comme des avortements.


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