Géologie de la séparation (2022)

de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi

La terre dans l'œil des marcheurs

Géologie de la séparation est une nouvelle balade au grand air, un autre vagabondage dans l'amicale compagnie de réfugiés pas bien vus et tellement mal regardés. Les exilés se révèlent ici les mystérieux gardiens de la mémoire tellurique de Pangée. La mythique Terre unique et ses dérives tectoniques jusque dans leurs yeux, la séparation originaire au fondement de tout mouvement, écartement et distance jusque dans leurs pas.

 « À la Terre, restez fidèles »

 (Zarathoustra)

 

 

 

 

La pupille verticale du serpent

 

 

 

 

 

Ouvrir un film, c'est y inscrire l'écart à partir de quoi on peut commencer en recommençant le travail originaire de la différence au cinéma. C'est y marquer aussi, dans la distance et dans la durée, l'écoulement inaugural d'une percée : l'ouvert qui fait faille avant que la percée n'invite à la fuite. Faire image, c'est dès lors œuvrer aux écarts qui sont des écartements, dans l'espace et dans le temps, des espacements qui font « imagement » (Jean-Christophe Bailly).

 

 

 

Le premier plan de Géologie de la séparation voit ce qui se présente, il accueille ce qui arrive et s'en va dans la perspective qu'il ouvre : le couloir d'un centre social du nord de l'Italie et ses locataires qui en sont les passants, demandeurs d'asile, exilés et réfugiés que l'on appelle improprement des migrants. L'ouverture est hospitalité à l'endroit où elle est censée être garantie mais ses défaillances témoignent qu'il y a moins crise migratoire que faillite de l'hospitalité. Dans l'étendue qu'elle délimite, l'ouverture tient la distance, elle la creuse : à l'avant-plan, une petite reproduction de la Vénus de Milo ; dans la profondeur de champ, l'interstice que deux battants de porte dessinent et par où s'engouffrent les hébergés.

 

 

 

La position (presque japonaise) de la caméra est plus basse que le regard de son opérateur, dans le respect des anonymats et l'appel exercé par la gravité terrestre, déjà. L'ouverture est ainsi déploiement (le noir et blanc, le cadre fixe et large, la durée), écartement (le film marquera son hétérogénéité avec toutes les formes de filmage en vigueur, caméra de vidéosurveillance et équipes de télévision) et différenciation (il ne s'agit pas de documenter un énième épisode de la « crise migratoire » en cours, mais de construire l'allégorie de la communauté terrestre dont quelques réfugiés sont les éclaireurs). Il s'agit d'emprunter la sente onduleuse qu'ouvre un film en en documentant l'amplitude et le tracé, avec ses territoires et ses déterritorialisations, avec ses ritournelles, ses bifurcations et ses surrections.

 

 

 

Ce qui s'ouvre alors découvre un œil de serpent et l'interstice en son fond en serait comme la pupille verticale. En compagnie de l'aigle qui domine le ciel, le serpent qui est son ami en se dévouant à la terre, ses sillons et ses anfractuosités, est l'animal préféré de Zarathoustra.

 

 

 

Ce qui s'ouvre est la faille par où glissent et se faufilent les serpents qu'évoque le berger Singh au terme des 150 minutes que dure le film. Après bien des anneaux qui se présentent ici sous l'allure des élégies, un couloir pourra souterrainement relier l'Inde à la Lombardie. Ce qui s'ouvre, comme dans un film de Yasujirô Ozu, culmine dans un ultime ouverture, fordienne. Avec la réitération, l'écartement s'est accentué, élargissement et approfondissement, et l'imagement de déceler ses couches géologiques. Le couloir du centre d'hébergement, avec ses réfugiés bloqués par les procédures administratives ou déboutés du droit d'asile, aura à la fin débouché sur la montagne et son berger lombard d'origine indienne.

 

 

 

Dans l'intervalle, le monde aura été ressaisi au fil de ses trajets dans le plissé de ses dérives tectoniques, avec le premier continent appelé Pangée et son morcellement originaire en guise de boussole, et la généalogie du premier mouvement qui, toujours déjà, aura été séparateur.

 

 

 

Et Vénus alors ? On se souvient que les Grecs nous ont appris que la naissance de la déesse de la beauté a pour condition la violente séparation de son père (Ouranos, le Ciel) et de sa mère (Gaïa, la Terre), la castration par Chronos de son père ayant permis à sa mère de se délivrer du viol qu'il lui faisait subir. Du mélange d'eau, de sang et de semence de son pénis est apparue Vénus comme Botticelli en a fixé depuis l'allégorie. Et si les bras lui manquent, c'est que la déesse de l'amour est désarmée, démembrée toutes les fois où l'hôte est hostilité.

 

 

 

L'ouverture du film de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi, qui a l'évidence des vues Lumière, voit que l'image-mouvement a pour sol originaire la mémoire des déplacements terrestres. Le cinéma a inauguré un nouvel âge géologique de la Terre, de David Griffith à John Ford en passant par King Vidor, d'Alexandre Dovjenko à Andreï Tarkovski, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à James Benning, de Wang Bing à Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz.

Le diamant au fond de l'œil

 

 

 

 

 

Il y en a, des yeux, dans Géologie de la séparation et l'un de ses cartons expose d'ailleurs qu'il propose à sa façon une autre Histoire de l'œil que celle de Georges Bataille. Le plan qui fait suite à son ouverture montre ainsi la vision, aveugle et grise, d'une caméra de surveillance qui est un coin enfoncé – comme un doigt dans l'œil – dans le centre d'hébergement italien et l'offre d'hospitalité qu'il doit normalement garantir à ses locataires. D'autant que les hébergés se savent filmés, de rapides coups d'œil nous en alertent. L'aveuglement est ainsi retourné à son envoyeur, ce maître surveillant qui refoule l'hospitalité vers la méfiance et l'hostilité, dans un effet-miroir qui en redouble le tain pour en épaissir l'aspect. Plus tard, deux équipes de télévision circonscrivent l'usage de la caméra dans l'optique journalistique réductrice des faits divers. Le regard est donc biaisé par des dispositifs qui orientent la perception comme il existe des biais cognitifs, dans le marketing et la publicité, qui opèrent par cadrage, c'est-à-dire bornage et délimitation des possibles.

 

 

 

L'écartement est élargissement et approfondissement des regards, dans l'espace et le temps.

 

 

 

Pourtant, il y a un autre œil qui s'impose rapidement et l'organe est autrement saisissant, d'autant qu'il apparaît expressivement dans la pénombre d'une salle de cinéma. Face à l'écran de projection se tient en effet un homme dont le visage, à demi immergé dans le flou et la nuit, a dans l'œil gauche un éclat scintillant, comme une étoile. La dernière fois que l'on croit avoir vu une pareille étincelle, c'était peut-être dans l'œil rusé du magicien de Daïnah la métisse (1932) de Jean Grémillon. C'est le réfléchissement de la lumière de la projection, donc, qui lui fait un tel éclat cristallin, comme une perle trouvée dans la mer ou un diamant brut remonté des profondeurs de la terre. Le cinéma vient de telles profondeurs, surtout que les caméras numériques marchent aux métaux rares dont l'extraction est non seulement polluante mais criminelle comme on le voit en Afrique du côté de la région des Grands Lacs.

 

 

 

Il faut alors creuser plus loin, avec les reptations du « serpent de la connaissance » (Zarathoustra). Dans cet œil-là, ce qu'il y a c'est Pangée, le supercontinent planétaire et originaire, la mythique terre unique dont la dislocation tellurique aura non seulement donné les continents, mais la réserve de mouvements dont les vivants ont hérité pour la fertiliser.

 

 

 

Ce qui s'ouvre alors dans le regard massif exercé sur les « migrants », moins dans leur rencontre qu'à leur encontre, c'est une ressaisie des trajectoires migratoires à la loupe d'un mythe grec qui a précédé de plusieurs milliers d'années sa vérification scientifique, entreprise il y un siècle maintenant par le météorologue et astronome allemand Alfred Wegener. La faille dans la vision des maîtres, surveillante et panoptique, il faut alors la voir et la suivre en passant dans le chas de la pupille verticale de l'œil du serpent, et ainsi retrouver le diamant originaire de Pangée logé au fond des yeux des exilés et des réfugiés.

 

 

 

Le dévoilement a un sublime mot grec que reprend l'un des cartons de Géologie de la séparation, la vérité révélatrice qui épaissit le mystère plutôt qu'il ne le perce : alètheia.

 

 

 

C'est « l'iris au milieu d'un œil en eau » qu'évoque Yosr Gasmi à l'occasion d'une élégie aérienne dont la dictée poétique a pour préalable les poèmes d'Abderrahmane, l'un des deux amis rencontrés dans le centre social. Comme la vue du ciel, qui n'est pas celle de Yann Arthus-Bertrand mais de l'aigle de Zarathoustra, a pour transcendantal les reptations connaissantes du serpent. Pangée est la matrice des mouvements séparateurs dont les exilés sont les porteurs et qu'ils éclairent de leurs pas. Par exemple avec Laly dans Paris, l'autre ami qui, en quatre plans tournés au cœur de la capitale, du métro Bastille jusqu'à Saint-Michel et des cinémas du quartier latin jusqu'à la Sorbonne, a la marche ralentie des mouvements originaires que refoulent les mobilités pressées et dirigées du capital. C'est encore l'œil du cheval malade dans le petit film super-8 chiffonné de secrets personnels et impénétrables, et dont la silhouette est un cri muet que souligne une citation retrouvée d'Antonin Artaud.

 

 

 

De tels cristaux d'intensité peuvent redonner légitimité à un numérique grevé des cadavres de la guerre des métaux rares qui provoque aussi des déplacements de population, mouvements de fuite et d'exil autrement rapportés à la profondeur géophysique des dérives tectoniques.

Combe philosophique (un intermède)

 

 

 

 

 

Le cinéma de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi témoigne d'une profonde fidélité à la terre qui est le sol constituant notre destin de vivants, de terriens. Le sens de la terre qui le caractérise a ainsi retenu l'appel nietzschéen proféré par Zarathoustra : « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre » (Prologue d'Ainsi parlait Zarathoustra, 3). Depuis, la convocation terrestre s'est prolongée avec la pensée de Martin Heidegger, dans le rapport de la terre et de l'œuvre d'art à son origine, un rapport qui peut se dire encore de dé-voilement, alètheia (ἀλήθεια), avant d'être qualifiée avec Gilles Deleuze et Félix Guattari de « géophilosophie » : « Penser n'est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l'un autour de l'autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre. (...) La terre n'est pas un élément parmi les autres, elle réunit tous les éléments dans une même étreinte, mais se sert de l'un ou de l'autre pour déterritorialiser le territoire. Les mouvements de déterritorialisation ne sont pas séparables des territoires qui s'ouvrent sur un ailleurs, et les procès de reterritorialisation ne sont pas séparables de la terre qui redonne des territoires » (Qu'est-ce que la philosophie ?, éd. Minuit-coll. « Critique », 1991, p. 86).

 

 

 

La terre s'écarte en territoires qui se déduisent de ses dé/re-territorialisations et les territoires du cinéma sont des lieux de passage, frayages et fugues pour êtres en transit qui nomadisent, même en restant sur place. La Terre ne se meut pas a dit Edmund Husserl que cite le film, dans l'intuition de tous les mouvements dont elle est le plan d'immanence, la mère porteuse.

 

 

 

On pourrait parler en toute logique d'un « géocinéma » qui a ses ritournelles, par exemple ses élégies dont les anneaux serpentins racontent comment les trajets d'exilés sont les tracés serpentins des gardiens de la mémoire de Pangée. Il y a cependant un grand risque encouru, celui d'un géocentrisme qui est le refoulé de la part cosmique revenant à l'héliocentrisme, la Terre étant en effet avec sa part céleste inséparable du soleil qui lui donne vie. La critique sérieuse du géocentrisme, et de la géophilosophie qui lui a donné la dignité du concept, a été donnée par Frédéric Neyrat avec son Ange Noir de l'Histoire. Elle a été également formulée par Emanuele Coccia : « Le géocentrisme est le leurre de la fausse immanence : il n'y a pas de terre autonome. La terre est inséparable du soleil. Aller vers la terre, s'enfoncer en son sein signifie toujours s'élever vers le soleil. Ce double tropisme est le souffle même de notre monde, son dynamisme primaire » (La Vie des plantes, éd. Payot & Rivages, 2016, p. 117).

 

 

 

Les limites du géocentrisme connaissent toutefois leur résolution possible du côté du ciel justement. Avec les vues aériennes qui assurent le pont poétique entre les montagnes éloignées, djebel tunisien et pics de Lombardie, avant une ritournelle africaine. Et puis ces autres vues qui hallucinent les verticalités habituelles en retournant le rapport d'étagement entre la terre et le ciel. Si le serpent est l'ami de l'aigle, c'est pour tenir à la fidélité à la Terre sans rejoindre définitivement Sirius. Une fidélité végétale et animale quand on s'aventure dans la forêt pour y suivre l'ondulation du serpent, et atterrir sur le plateau avec les vaches.

 

 

 

Alors, le cinéma de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi pourra déployer l'ample célébration de la communauté terrestre comprise comme ultime utopie : la dernière qu'il nous reste à l'heure zéro des catastrophes planétaires irréversibles, crises environnementales et sanitaires, crises sécuritaires et climatiques. L'utopie de la communautaire terrestre, il faudra la ressaisir comme communauté de ceux qui n'ont pas ou plus de communauté (là on retrouve Georges Bataille, et Maurice Blanchot après lui dans l'insistance de l'amitié), et dans le rapport de co-appartenance des vivants qui trouve sa culmination avec le berger lombard d'origine indienne. Il faut encore immuniser l'utopie contre les discours réactionnaires de la terre qui ont noué à l'enracinement nationaliste des uns le déracinement colonialiste des autres. C'est pourquoi Géologie de la séparation a pour grand contemporain et ami d'une communauté de pensée La Communauté terrestre d'Achille Mbembe (éd. La Découverte, 2023).

 

 

 

Dans le dernier ouvrage d'Achille Membe, il y est question en effet de la Terre au titre de « la dernière utopie » (p. 48) et du « Tout-Monde » dont le concept, repris d'Édouard Glissant, est opposable au « Nomos de la Terre » théorisé par le juriste allemand Carl Schmitt, et approfondi ici comme un « Nomos racial » (p. 53). La communauté terrestre est sans race. « La question de la Terre – ce qu'elle est, les relations entre ses diverses parts, l'étendue de ses ressources et à qui elles appartiennent, comment l'habiter, ce qui la meut ou la menace, où elle va, ses frontières et ses limites, sa possible fin – aura, quant à elle, été avec nous depuis le début de l'histoire humaine. Au fond elle aura été notre question. Et elle le restera du moins tant que dire la Terre sera la même chose que dire le vivant et vice-versa. » (p. 197).

Des surrections avant le dur et blanc plissé des élans figés

 

 

 

 

 

Un film, s'il tient à la part documentaire du cinéma, documente d'abord un certain état des relations, milieu charnel, complexion passionnelle et affectivité entre les personnes qui filment et celles qui sont filmées. Géologie de la séparation tient à trois rencontres, Abderrahmane, Laly et Singh. Les amitiés tissées dans les défaillances et les trous de l'institution, en témoignant moins de l'autoritarisme maladroit de ses représentants que des manquements d'une politique du droit d'asile que restreignent l'Union Européenne en général, et l'Italie en particulier, se soutiennent des dispositions, tacites ou explicites mais gardées secrètes, que s'accordent les ami-e-s de hasard qu'à l'occasion le cinéma relie.

 

 

 

Abderrahmane se raconte ainsi dans de merveilleuses poésies offertes aux forces qui lui manquent, et que l'attente tourmente. Ses écritures contrebalancent le mélange d'humeurs contrariées, tristesse et colère, qui l'accable plus souvent qu'à son tour. On lui demande de préparer son entretien devant les membres d'une commission qui examinera la recevabilité de sa demande d'asile. Ce qui lui est demandé est de mettre au point un storytelling qui convaincra ses examinateurs, notamment du fait qu'il n'est pas un menteur, comme ailleurs des réalisateurs pitchent leur projet de film devant une commission de cinéma. De son côté, Laly est plus taiseux, soucieux de marquer réserve et pudeur. Il s'initie à la langue italienne en regardant des vidéos sur Internet, avant de proposer de lire face caméra, et dans la langue du pays qui ne sera pas celui de l'accueil, le courrier administratif refusant de lui accorder l'asile. L'amitié invite aux arrangements complices qui sont silences (y compris travaillées par de subtiles inflexions durant le mixage et l'aide d'une amie, Lucie Dèche), écritures et mises en scène de soi. Et surtout pas des récits de vie résumant les chapitres de biographies heurtées et, subséquemment, méritantes pour la reconnaissance attendue du statut demandé.

 

 

 

La rencontre dont l'amitié se déduit est distance, réserve et respect, une autre manière de rendre compte de l'écartement et, contre toute logique policière, sa mesure est le secret.

 

 

 

Ce secret-là est une forme singulière qui sépare une vie éthique des abîmes de la norme juridique (peut-être alors qu'un film donnerait trace du déploiement de ce que Giorgio Agamben a pu nommer une forme-de-vie, une vie en tant qu'elle coïncide avec sa forme).

 

 

 

Plus qu'elles ne les préfigurent, les trajets respectifs d'Abderrahmane et Laly emportent avec eux de grandes dérives à résonance sismique. Des chemins de vie et d'exil que malmènent les défauts de l'institution asilaire, et qui croisent le tracé de lignes de faille (la rationalité froide et procédurière de la langue administrative est une violence symbolique) avec celui de lignes de fuite (l'écriture poétique d'Abderrahmane, la dérive psycho-géographique de Laly dans Paris). L'un et l'autre vivaient dans une chambre du même centre social. Quand le film prend acte de leur départ, jusqu'aux pointillés de leurs pas dans la neige, c'est comme si se rejouait la grande séparation originaire dont le film a tant besoin, allégoriquement, pour faire émerger de cette faille tellurique tous les plans qui sont au fondement de son imagement.

 

 

 

Cette séparation travaille aussi Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi dans leur propre relation, qui est un rapport commun et différencié au cinéma, avec des noms mythiques comme Nita et Tarten, et dans la distance séparant le djebel tunisien de Bargou des abris de la Lombardie.

 

 

 

D'ailleurs, la montagne arrive avec Abderrahmane. Lors d'un carnaval, elle apparaît, immense, derrière lui qui porte un masque de Polichinelle. Elle revient plus tard en été lors de travaux bucoliques. Le masque de l'une des grandes figures de la commedia dell'arte induit encore un autre genre d'œil, un regard différent qui rappelle aux nationalistes s'emparant des festivités que Polichinelle les considère avec les yeux ironiques d'un homme originaire de Libye, qui fut naguère une colonie italienne. Là où il y a une catastrophe il y a une échappée, voilà la morale de Polichinelle selon Giorgio Agamben. De telles surrections conduiront enfin aux alpages que garde le berger lombard originaire d'Inde. Pour sa part, la marche de Laly ouvre aux grandes failles centrales du film qui emmènent en France, et non seulement à Paris, au cœur des cinémas d'art et d'essai où l'on projette Le Départ de Jerzy Skolimowski et La strada de Federico Fellini, mais à Toulouse aussi, avec l'intervention de deux anthropologues, Elsa Dorlin et Jean-Christophe Goddard, et le spectacle du danseur et chorégraphe James Carlès, PSAUMES#2 Happi, la tristesse du roi en 2018.

 

 

 

Géologie de la séparation fonctionne par écartement, par sédimentation et par fracturation. D'un côté, la parole intellectuelle, loin de servir de leçon didactique, apparaît comme deux autres blocs, deux plaques tournantes et tectoniques : l'une poussant loin vers l'ouest avec Elsa Dorlin (la constellation caribéenne, le système plantocratique et ces fêtes coloniales qu'étaient les bamboulas) ; l'autre loin vers l'est avec Jean-Christophe Goddard (le culte mélanésien du cargo et la contre-anthropologie des autochtones parodiant les richesses de leurs colonisateurs). De nouveaux continents apparaissent alors, Amérique et Océanie, des océans aussi, atlantique, indien, pacifique. Les eaux écument à Toulouse – Vénus l'avait promis – avant de gronder en abreuvant l'abri accueillant et ombragé d'une forêt préalpine.

 

 

 

L'écartement fait apparaître de nouveaux espaces, sources et forêts, en déterrant aussi l'enfoui d'antiques temporalités historiques, impérialismes rivaux et traite atlantique.

 

 

 

La sédimentation est cependant soumise à de terribles fracturations, des glissements de terrain qui sont des effondrements de l'humain. Cela qui est imperceptible, seul un montage le fait voir en ayant tiré des ressources propres du montage par intervalles et à distance issu d'une tradition du cinéma soviétique, moins Sergueï Eisenstein que Dziga Vertov et Artavazd Pelechian. Un homme qui dort, emmitouflé sous sa couverture dans le centre social ; une station de sports d'hiver piémontaise, à Bardonnèche ; un fragment surexposé issu du spectacle de James Carlès, drapé dans le blanc : ces trois plans forment une triangulation dédiée au dur et blanc plissé des élans figés dans les montagnes. Pendant qu'on s'amuse, d'autres essaient de passer le col avant que le froid ne les morde à mort. Dans la vallée de Suse, la neige est un linceul recouvrant le corps des passants qui ont échoué à passer.

 

 

 

Si la station de Bardonnèche fait entendre « Hungry Hearts » de Bruce Springsteen, ce n'est pas pour ses touristes qu'aveugle l'albédo et que le contre-jour assombrit, mais pour ces hommes qu'ils ne voient pas passer, et qui trépassent en tentant de franchir l'autre côté.

La communauté terrestre, passants et habitants

 

 

 

 

 

L.E.N.Z. Je veux devenir fou, fou furieux (2016), le précédent film de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi, durait six heures et dix-neuf minutes. La lecture intégrale de la nouvelle de Georg Büchner, pauses et silences compris, offrait au wanderlust du romantisme allemand une vie nouvelle dans les plis d'une vallée de Lombardie, avec sa pastorale sans pasteur et ses géants mythiques dont l'antique chamanisme a peut-être réussi à protéger des assauts de la crise sanitaire de 2020. Géologie de la séparation est une autre grande balade au grand air, un autre vagabondage aux côtés des porteurs de la mémoire tellurique de Pangée jusque dans leurs yeux, la séparation originaire au fondement de tout mouvement jusque dans leurs pas.

 

 

 

Singh le berger, il a fallu des hasards pour faire sa connaissance, et des mois pour le filmer chez lui, dans son abri qui est un monde. Un cosmos. Le berger lombard est d'ici parce qu'il vit et travaille ici. Le passant est devenu habitant de ce monde qui devient plus habitable avec lui. Comme dans L.E.N.Z., les cloches sonnent, cloches de la terre bien plus que du ciel, celle des vaches qui paissent et pissent et dont les mictions sont des célébrations païennes qui ne se voient et réjouissent qu'en plan large. Un cosmos tellement plus ouvert et accueillant qu'un centre social impuissant à remplir ses missions humanitaires. Et ce dont nous parle Singh en riant c'est de serpents, inoffensifs ici, mortels dans son pays d'origine.

 

 

 

150 minutes auront redonné au serpent toute l'amitié nécessaire à faire la peau des poisons de l'enracinement, préalable à la fête des grandes retrouvailles. L'éternel retour est le dernier œil, il était déjà le premier, qui à l'origine nous regardait depuis la verticale de sa pupille.

 

 

 

5 juillet 2023

 


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