Les Feuilles mortes (2023) d'Aki Kaurismäki

Politesse finnoise du désespoir

Sur le tapis roulant d'un supermarché quelconque, les quartiers de viande rouge s'accumulent. Il forment un tas de barbaque qui en dit long sur la marchandise qui ne fait aucun cas ni quartier de nos vies. La réfrigération marchande du monde a ses séries d'équivalence, produits étiquetés et les autres dont la péremption a la poubelle pour destination.

 

Si le bon vieux mélo lutte contre la tentation du chromo, c'est aussi en tenant à distance la hantise du déchet, et conserver les gestes et manières élémentaires de la retenue depuis ce qui subit la force d'attraction résistible de la mise au rebut.

La rotation des équivalences mortifères

 

 

 

 

 

De la déchetterie où tombent bouts de ferraille et denrées périmées, à la poubelle où finit le plat surgelé dont le prix est celui du dégoût de vies qui comptent pour des prunes, et plus tard les restes, assiette et couverts, d'un amour tardant à naître dans un monde peu propice à son éclosion. Même la radio égrène les mauvaises nouvelles du front ukrainien comme un autre tapis roulant, barbaque de guerre sous l'info cellophane. Équivalences, encore, mortifères. Et puis il y a les feuilles mortes que promet le titre. Avant que son dépôt ne se soulève du souvenir de la chanson d'Yves Montand et Vladimir Kosma, on en avait déjà repéré la virtualité ventilée par ces vieilles pompes à nostalgie, juke-box, karaoké et cinéma.

 

 

 

Les citations font certes les motifs d'un papier peint appliqué avec soin (à l'exception d'une faute de goût, l'exécrable film de zombies de Jim Jarmusch pour faire plaisir au copain américain), ce sont aussi d'autres petits papiers ou feuilles mortes qu'entraîne le vent mauvais des équivalences subsumées sous la loi générale du grand tapis roulant.

 

 

 

Aki Kaurismäki n'a jamais été aussi proche de basculer du côté où il a toujours penché. Composer les plans tiendrait ainsi pour lui d'un art certain de l'ameublement s'il n'y avait pas, a minima, l'immobilité ténue de quelques idées éternelles résistant à l'inertie des rotations en série de ce procès impersonnel et sans sujet qu'est le capital. Certes, il y a la solidarité ouvrière revenue d'un réalisme poétique que périme l'esthétique contemporaine dont les dénonciations frelatées sont des complaisances hébétées, cela est une condition nécessaire mais non suffisante. D'un côté, Holappa qui boit pour tenir manque trois fois de vigilance. Il perd l'adresse notée sur le petit papier que lui tend Ansa, s'offusque ensuite qu'elle lui fasse remarquer une addiction qui a bousillé sa famille, avant qu'un accident ne l'envoie dans le coma.

 

 

 

Le moment peut-être le plus étonnant revient à la désintoxication à laquelle s'applique Holappa. Après un fondu au noir suivent quelques vues sur l'automne arrivé, et qu'accompagne la brise d'un extrait de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski. Pour lui, l'alcool, c'est fini. Comment y croire ? La transition a pour inspiration l'art d'Ozu qui vaut moins de référence de prestige que de méthode de travail comme un ouvrier souffleur sur la machine qu'il nettoie. L'inspiration est un souffle qui balaie les fourches caudines du naturalisme, le combat contre l'addiction, rechutes et reprises, tout ce cinéma que plient les raccords qui tiennent deux croyances dans un mouchoir de poche : pour Holappa à qui revient le droit de s'en sortir par des moyens qui lui sont propres ; pour le spectateur requis de croire en son combat sans avoir à le voir.

 

 

 

 

 

Pas des vigiles, mais de la vigilance

 

 

 

 

 

Si le souci est celui de la dignité dans un monde transi par l'immonde, il tient d'abord dans le refus des humiliations et des commisérations sanctionnant leur représentation. C'est ainsi que le cinéma d'Aki Kaurismäki reste infiniment plus précieux que celui d'un Ken Loach, immunisé également contre le narcissisme hystérique d'un Nanni Moretti, coincé dans la dernière région d'un gauchisme mutilé de toute option politique, celui de jouir à jouer aux redresseurs de torts.

 

 

 

De l'autre côté des défaillances de la vigilance se tient Ansa, présente lors du réveil de Hoppala quand il sort du coma, là encore pour offrir un beau recours à toutes les vies de chien : un bâtard adopté et baptisé Chaplin. La morale est élémentaire, simple comme bonjour : la vigilance doit être de tous les instants, plus décisive que les affres de l'addiction et sa désintoxication. Ce dont on a besoin, ce ne sont pas ces vigiles comme celui dont Ansa dit qu'il ira loin, c'est d'attention et de prudence sur l'attraction exercée par ses propres manques qui sont des manquements à l'autre. Tenir à l'ordinaire des gestes qui sauvent et protègent, qui retiennent ce qu'emporte le tapis roulant qui ne fait pas seulement les retenues sur salaire du travail mal exécuté, mais encore l'absence de toute vergogne et retenue. Qui est justice.

 

 

 

L'humour pince-sans-rire, à froid d'Aki Kaurismäki est la politesse finnoise du désespoir. On n'est désespéré que de ce que l'on voit, jamais de ce que l'on sait pouvoir encore sauver. Les feuilles mortes sont le dépôt des rayons verts qu'elles auront portés. On ne ferait pas autrement des plans, sinon pour sauver ce qui disparaît en justice à tous les oubliés.

 

8 octobre 2023