Le Procès Goldman (2023) de Cédric Kahn

Le divorce de la carpe et du lapin

Refaire le procès de Pierre Goldman n'appellera pas, pour Cédric Kahn, la possibilité de faire le procès du procès. Chacun des protagonistes n'a d'autre motivation en effet que de camper sur ses positions, les accusateurs qui accusent, les défenseurs qui défendent, les témoins qui témoignent, les journalistes qui griffonnent comme les greffiers qui consignent. Et le public d'obéir à la loi d'airain des tautologies que résume assez bien la maxime de défense de l'accusé du meurtre de deux pharmaciennes, un temps choisi pour être le titre du film : « je suis innocent parce que je suis innocent ».

 

Pour tous, un commandement sans exception à rester à sa place, croyant ou non en l'innocence du présumé coupable. Pour tous, vraiment ? Le fer croisé des perspectives conduit à la neutralisation facticement objective des antagonismes, pour à la fin déboucher sur un cas de divorce. S'il y a une exception, elle concerne la conversion d'un seul, l'avocat Georges Kiejman, dont la plaidoirie consent à la profession de foi.

Poudrière ou poivrière ?

 

 

 

 

D'un côté, la machine judiciaire bouillonne comme un chaudron. Au lieu de mouliner le gros grain de sa théâtralité propre pour en affiner le sel, elle en rajoute dans le poivre en préférant la poivrière qu'elle confond avec une poudrière. Las, les yeux piquent, les dégâts irréparables. Dans la défroque de l'avocat Georges Kiejman, Arthur Harari, maniéré à n'en plus finir, livre la pire interprétation de l'année. Meilleur acteur, Arieh Worthalter qui joue Pierre Goldman se cantonne à jouer le fauve en cage, autre Roberto Succo. Un véritable concours de lèvres entre les deux, pincées pour le premier, pour le second toutes babines retroussées. On retient cependant la prestation d'acteurs moins connus, Stéphan Guérin-Tillié dans le rôle du président, Paul Jeanson dans celui de l'agent de police Quinet, et Maxime Tshibangu dans le rôle de Joël Lautric, l'ami guadeloupéen et alibi de Pierre Goldman.

 

 

 

Plus lourdement armée que dans Anatomie d'une chute, la rhétorique télévisuelle, avec ses inserts manipulateurs et pavloviens (ah les yeux baissés, ah cette larme), achève de recouvrir comme un étouffoir les incandescences de l'époque, version Deluxe d'Au théâtre ce soir. S'il s'est agi alors de faire le procès d'une époque, c'est en raison de sa réclusion. Il faut alors séparer le bon grain du nouveau du mauvais qui finira à la poubelle, faire un sort entre des obscurcissements qui sont des engloutissements (l'affiliation partisane au mot d'ordre de la révolution) et des émergences nouvelles (l'identification à une communauté de destin).

 

 

 

 

 

Les accros de la chronique judiciaire

 

 

 

 

 

On y trouvera au moins une confirmation : d'un film l'autre, Arthur Harari s'est imposé en avocat commis d'office d'un cinéma français qui, à l'encontre de la politisation des enjeux sociaux, est devenu accro au jeu fermé de la judiciarisation. Si la vérité toujours se trouve ailleurs que dans l'enceinte du tribunal, hors-champ minimal, c'est cependant dans la réaffirmation cabocharde que la condition de l'invisible est la représentation judiciaire, toujours payante quand on ressert la soupe des mêmes effets de manche et des mêmes grimaces. Sans oublier les caméos de circonstance, Régis Debray, Simone Signoret et le cadet Jean-Jacques en clone (si, si) de Dario Argento, tirant sûrement profit des tourments de son demi-frère, sur les starting-blocks d'un passage du dissensus politique au consensus citoyen (pour reprendre les termes d'Ivan Jablonka qui vient de lui consacrer un essai).

 

 

 

On oublie en passant que les meilleurs (Lang, Preminger, Wiseman, Schroeder) ont toujours travaillé à montrer que, dans les interstices des places et l'écart des fonctions afférentes que répartit l'échiquier judiciaire, la culpabilité, que vise théologiquement le droit demeure radicalement hétérogène à la responsabilité, qui relève d'une morale obvie (que la justice puisse juger exige un travail bien fait) que complique toutefois l'aiguillon obtus des intérêts (la justice, j'en fais mon affaire dont moi seul connaît intimement les tenants et aboutissants).

 

 

 

Cela dit, les tautologies, si elles permettent d'assurer un bon spectacle dans l'assignation hystérique des places, ne suffisent qu'à rendre sensible au seul déplacement possible.

 

 

 

Une stratégie se dévoile en effet, triomphant lors de la plaidoirie de Georges Kiejman dont le noyau caché lui aura été soufflé par son jeune assistant, l'avocat Francis Chouraqui, en regardant le spectateur droit dans les yeux (le tour est tellement connu, d'autant qu'il est truqué, Saint Omer y avait déjà perdu sa partie). En parlant pour l'indiscipliné Goldman qui n'a pas cessé de lui faire perdre son latin, Kiejman parle aussi pour Chouraqui, rangé à l'idée qu'il n'y a pas de meilleure défense que communautaire. Mutilée de ses liaisons historiques, la résistance et le communisme qu'incarne le père de l'accusé, l'impasse gauchiste que ce dernier rageusement personnifie jusqu'à la pulsion suicidaire et la folie, la judéité est le lapin sorti du chapeau, divorcé de la carpe forcément muette des difficiles engagements militants.

 

 

 

Le Procès Goldman en impose l'étendard fièrement, celui du communautarisme, que l'on ne dresse pas sans opérer par des séparations qui sont des mutilations. A cet égard, le film de Cédric Kahn a pour pendant exact Nos frangins de Rachid Bouchareb. Doit-on alors s'étonner qu'il soit aussi bien accueilli par un journal d'extrême-droite à l'instar du JDD ?

 

 

 

 

 

La question juive et celle de la révolution

 

(délier c'est mutiler)

 

 

 

 

 

La question juive serait donc l'ombre portée de ce procès, qui alors ne se formulait pas encore avec le mot de Shoah, mais qui avait pour précédent innommé la Guerre des Six-Jours. La question juive est de tous quand son particularisme est suturé à l'universel concret, l'émancipation contre le capitalisme et l'impérialisme (on n'oubliera jamais nos lectures d'Alain Brossat, Sylvie Klingberg et Jean-Marc Izrine), la solidarité entre tous les minorités raciales (Goldman qui a des amis antillais se dit nègre, tel le Karl Rossmann de L'Amérique de Kafka, quand les témoins croyant l'avoir identifié sur les lieux du crime parlent de mulâtre et de crouille). D'inclusive, la question juive vire alors particulièrement exclusive quand elle lâche ainsi la proie (le communisme dévoyé par le gauchisme et la lutte armée) pour l'ombre (l'autre option soufflée par le jeune Chouraqui, c'est le sionisme, immunisé ici contre toute critique ; pourtant l'actualité...)

 

 

 

S'il y a un effort de clarification que Cédric Kahn voudrait proposer, ce serait alors celui-là : l'identité juive sauvée de ce qui l'obscurcit, le communisme héroïque des pères dévoyé par l'Œdipe fatal de leurs fils. Le « juif de salon » que moque Pierre Goldman le reconnaît dans sa plaidoirie : l'avocat reconnaît à son client ce qui le caractérisait déjà sans l'avoir jamais admis jusque-là, soit une judéité blessée par l'Histoire. Le sauvetage se veut rédempteur en en finissant avec la haine de soi, il induit une déliaison des questions, une coupure mutilant les réponses que leur liaison avait historiquement associées. Une première séparation qui d'ailleurs conduit à d'autres mutilations, de la rupture avec la solidarité antiraciste à la critique communiste de la police comme bras armé de la bourgeoisie. Reste sur la table du repli identitaire et communautaire la dernière option politique viable, le sionisme. 

 

 

 

Il y eut un temps où un juif se reconnaissait une communauté de destin avec des maghrébins et des antillais. Ce temps n'est plus, qui a entretemps trouvé une autre de ses formulations avec l'arrivée-surprise de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002, quand le président d'alors du CRIJF, Roger Cukierman, n'y avait pas vu une menace antisémite mais « un avertissement à tous les musulmans pour qu'ils se tiennent tranquilles ».

 

 

 

La clarification opère par conséquent, et contradictoirement, par obscurcissement de ce qui aura été magistralement rappelé en 2014, ce n'est pas si vieux pourtant, par Ivan Segré dans Judaïsme et révolution : d'un côté, la rupture subjective avec l'État est le noyau profond et secret du judaïsme ; de l'autre, il n'y a d'émancipation singulière sans émancipation universelle et la réciproque demeure rigoureusement vraie. Moyennant quoi, Le Procès Goldman ressemble à la fin à un épisode grand format de la série Cas de divorce.

 

 

 

30 septembre 2023