"L'Homme invisible" (1957) de Jack Arnold

Moins qu'un homme, au-delà de l'Homme

Le petit homme jeté par un accidentel rétrécissement dans la cave de la modernité, infantilisé, dégradé en freak, jouet, proie, rebut, déchet, sex-toy même est le héros retrouvé du vieux cercle pascalien, le héros épique d'une nouvelle caverne platonicienne. Et l'on n'en sort avec lui qu'en faisant un sort définitif aux illusions réellement catastrophiques de l'Homme derrière quoi se cachent la domination occidentale, ainsi que l'empire de sa déraison, publicitaire et instrumentale. Le rapetissement n'est pas synonyme de bassesse, au contraire, ce qui s'ouvre au petit homme est immense. La cruauté métaphysique de L'Homme qui rétrécit est animée par un rire philosophique, avant un grand oui à la vie dont le Big Bang est l'un des noms.

« À tous ceux qui veulent encore parler de l’homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu'est l’homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, à toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies, on ne peut qu'opposer un rire philosophique — c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux. » (Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, éd. Gallimard-coll. « Tel », 1966, pp. 353-354).

 

 

 

 

Le petit, sans petitesse

 

 

 

 

The Incredible Shrinking Man en version originale, L'Homme qui rétrécit en français est un film génial, inépuisablement. Le film de Jack Arnold aura considérablement émerveillé l'enfant stupéfait de découvrir sur l'écran de télévision, un soir de son enfance, un cauchemar si durablement présent, qu'il emporte encore l'adulte qu'il est depuis devenu, ce spectateur qui croit encore très fort aux puissances de ravissement héritées du temps de son enfance.

 

 

 

Il est évidemment question d'un rétrécissement spectaculaire dans L'Homme qui rétrécit mais le sublime film de Jack Arnold, adapté d'une nouvelle non moins géniale de Richard Matheson par lui-même, cultive cette capacité rare d'augmenter le regard porté sur notre banalité quotidienne, s'autorisant même à frayer dans l'impensable où il faut avoir l'audace de s'aventurer. C'est-à-dire en osant intensifier, avec les petits moyens du bord propres au cinéma bis, l'exercice proposant de repenser à nouveaux frais la précarité de notre condition humaine dont la réflexion revient habituellement aux philosophes parmi les plus importants.

 

 

 

C'est bien la beauté d'un tel film, beauté rare parce qu'imprévisible, d'un tout petit film vu enfant qui demeure un grand film de l'enfance en ceci qu'il introduit dans le genre alors considéré comme mineur de la science-fiction et l'économie réduite de la série B des années 1950 une vision saisissante de ce que nous sommes, dédiée au pauvre petit homme qui, devenant littéralement toujours plus petit et toujours moins qu'un homme, s'émancipe à la fin de l'Homme pour délivrer de l'événement qui lui est arrivé la puissance de ravissement de son sens. Le rétrécissement ne devra donc pas se confondre avec une quelconque petitesse.

 

 

 

Au contraire c'est, avec l'entrée d'abord intempestive puis progressive dans le moléculaire, le saut microphysique et quantique d'un destin immense touchant à l'ouvert sublime de tout l'univers. L'on se réjouit alors de noter que L'Homme qui rétrécit est, sur un plan épistémique strict, un vrai contemporain des Lettres sur l'humanisme (1947) et La Question de la technique (1953) de Martin Heidegger comme de Condition de l'homme moderne (1958) de Hannah Arendt, au point de tenter d'apprécier que cette contemporanéité n'est pas incidente.

 

 

 

 

Grandeur multiple de L'Homme qui rétrécit

 

 

 

 

L'histoire désormais canonique de l'homme rétrécissant par accident appartient à un film qui ne cesse jamais d'être grand avec les années qui, pour le spectateur adulte, lui rappellent que l'enfance équivaut au deuil de l'enfant qu'il n'est plus depuis longtemps. Et la grandeur de L'Homme qui rétrécit est multiple, qui se manifeste à de nombreux endroits, dans le récit comme dans les formes qui lui sont appareillées. D'emblée avec le générique-début qui affiche classiquement noms, fonctions et crédits, mais où la simplicité graphique expose également la vertigineuse congruence, blanche sur fond noir, de l'étrange nuage grandissant et de la silhouette humaine diminuant. D'entrée de jeu, le film de Jack Arnold expose, si l'image simple et si suggestive, d'une forme quasi-abstraite (le nuage phosphorescent) et d'une signalétique (la silhouette dessinée), en posant l'écart entre la forme aux limites de l'informe et la figure réduite à sa plus expression, réduite à sa plus simple expression. L'écart creuse ainsi un hiatus important pour la pensée, entre le sens touchant à son noyau d'insensé et celui que dégrade le signifiant, puisque l'absence d'une causalité clairement déterminée (le nuage déposant ses paillettes argentées sur le corps de Scott Carey bronzant sur un bateau de plaisance au large demeure un pur mystère) va radicalement ébranler l'existence d'un homme d'abord identifié aux simplifications réductrices de son métier (Scott est un publicitaire).

 

 

 

Les circonstances historiques de la Guerre froide et de la peur liée à l'usage de la bombe atomique caractérisent, on le sait, le hors-champ politique de la science-fiction hollywoodienne des années 1950 (comme le montre encore exemplairement L'Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel d'après Jack Finney en 1956, qui reste toutefois plus fort et retors que les prescriptions idéologiques de son contexte). Sauf que ce voile idéologique participe dans ce cas précis à dévoiler aussi une angoisse peut-être autrement plus ontologique puisqu'elle va soustraire le sujet des représentations stéréotypées, des informations marchandes et des réductions administrées, en ouvrant depuis la banalité un destin héroïque. Et le monde allant avec, qui n'est plus celui d'une moderne signalétique, mais où l'expérience de l'infinitésimal se montre métaphysiquement égale à celle de l'infini.

 

 

 

Avant que le porte-étendard du petit monde publicitaire apprenne à tirer de sa déréliction un défi existentiel digne des éthiques pascalienne ou kierkegaardienne, il lui faudra encore passer par d'autres étapes tout aussi cruciales. Et, pour chacun de ces seuils, un genre leur serait implicitement dédié, tout en restant placé sous l'orientation général de la science-fiction. La description scientifique du malheur frappant Scott Carey rend ainsi compte du rapport de corrélation qui existe entre la première exposition au passage du nuage phosphorescent et une autre exposition qui ne l'a pas été mais son ellipse, racontée après coup, concerne ce produit chimique ventilé pour entretenir un jardin public. Cette exposition chimique redoublée serait donc au principe de l'impensable rétrécissement qui affecte le personnage. Elle délivrerait aujourd'hui la vision lucide et prophétique des ravages sanitaires et physiologiques de l'industrie des herbicides et des pesticides. On ne cesse donc pas de jouer avec le paradoxe, pourtant terrible et si peu amusant en soi, voulant que le récit du rétrécissement soit celui qui ouvre au plus grand champ à la pensée. Y compris la pensée de l'incommensurable catastrophe et, ce qui s'en déduit, la critique écologiste de la modernité industrielle et productiviste, d'ailleurs commune aux deux blocs de la Guerre froide, elle qui aura produit à la fois les substances cancérigènes et les effets nocifs de la radioactivité.

 

 

 

La taille de Scott Carey qui diminue d'abord imperceptiblement, particulièrement manifeste dans ses vêtements apparaissant plus courts comme s'ils avaient été réduits au lavage, amorce ensuite un audacieux processus de dévirilisation, si peu fréquent dans le cinéma de genre autrement disposé à garantir au héros un grand prestige phallique. La question est d'autant plus remarquable que L'Homme qui rétrécit s'ouvre immédiatement sur la négociation difficile entre Scott et sa compagne Louise qui bronzent ensemble sur leur bateau, le premier réussissant après quelque peine à convaincre la seconde de lui apporter une bière. Si l'homme tient à garder l'avantage sur la femme dans le domaine du partage des tâches domestiques, cet avantage se perd progressivement jusqu'à de cruels moments qui accumulent les preuves d'une castration réitérée. D'une part, quand le héros ressemble davantage à l'enfant de sa compagne qu'à son compagnon (et, à quelques occasions, c'est bien un enfant qui double l'acteur Grant Williams). D'autre part, quand sa maison n'est plus sa demeure habituelle, mais devenue une maison de poupée apposée contre un mur du salon.

 

 

 

Deux autres détails font mouche : affublé de son pyjama siglé SC, autre réduction signalétique, Scott se plaint que sa compagne ait cessé de se dresser sur la pointe des pieds pour l'embrasser ; l'alliance de mariage glisse de son annulaire au moment où il commence à mettre en doute les obligations, avec leur sous-entendu sexuel, qui le lient à son épouse.

 

 

 

Avant de figurer l'enfant qui est le père de l'Homme selon un vers fameux de William Wordsworth qui va inspirer Sigmund Freud et Brian Wilson, Scott Carey est l'enfant qui ne peut plus être l'homme de sa femme. Il préfigure à ce titre la fin des aventures de Benjamin Button dans une nouvelle de Scott Fitzgerald publiée en 1922 et son adaptation au cinéma par David Fincher en 2008. Reste encore au spectateur tout le loisir de fantasmer sur la forme nouvelle de leur relation sexuelle rapportée au rétrécissement continué du héros, en repensant par exemple à la représentation qu'en aura donnée Pedro Almodovar avec L'Amant qui rétrécit, son pastiche coquin glissé à l'intérieur de Parle avec elle (2002) qui lorgne aussi du côté du cinéma de Fedrico Fellini comme du travail plasticien de Niki de Saint Phalle.

 

 

 

La cruauté se comprend encore autrement, notamment quand Scott devenu sans emploi accepte à contrecœur de devenir une figure médiatique, puis s'éprend de Clarice, une femme de petite taille rencontrée à proximité du cirque où elle travaille comme attraction foraine. Le sentiment est sûrement authentique, mais demeure forcément entaché du soupçon suivant : Scott aurait-il seulement regardé Clarice s'il ne l'avait pas rejoint à son corps défendant dans le cercle de la marginalité à laquelle les freaks sont voués ? Et le rétrécissement continue pour celui que l'on nomme « The Incredible Shrinking Man ». Il poursuit un processus de dévirilisation déjà bien entamé puisque Scott devient plus petit que la femme faisant profession de sa petite taille. Jusqu'à ne plus être chez lui que dans une maison de poupée dont il sera chassé par son chat, attisé par la proie nouvelle qu'est devenu son maître.

 

 

 

Rapetissement et dévirilisation, miniaturisation et infantilisation, animalisation, réification : Scott Carey comme enfant, nain, poupée, souris pour le chat, peut-être même un sex-toy.

 

 

 

En passant, on ne pourra pas ne pas relever l'anecdote irrésistible voulant que le chat Red Tabby, Orangey, grand professionnel félidé à Hollywood, soit le même que celui de Holly Golightly dans Breakfast at Tiffany's Diamants sur canapé (1961) de Blake Edwards.

 

 

 

 

La cave pour sortir l'Homme de la caverne

 

 

 

 

L'Homme invisible est un film de science-fiction pour autant qu'il contient aussi une cruelle comédie de mœurs virant au drame social puis à la fable existentielle. Le rétrécissement de Scott le fait en effet passer du statut d'enfant à protéger à celui de minus qui ne peut s'éprendre que d'une naine, autrement du statut de mâle alpha à celui de mannequin pour maison de poupée, enfin de proie pour le chat de gouttière avant de l'être pour l'araignée une fois qu'il sera tombé dans la cave, devenu le prisonnier d'un réduit déployé par un nouveau jeu d'échelles dans toute son immensité labyrinthique. Le relativisme est forcément requis par ce genre de récit qui hériterait des Voyages de Gulliver (1727) du satiriste Jonathan Swift. La relativité des effets de changements de taille appartient, elle, aux récits initiatiques de l'enfance, Nils Holgersson (1906-1907) de Selma Lagerlöf et, déjà, Alice au pays des merveilles (1865-1869) de Lewis Carroll. Sauf qu'il y a une différence essentielle entre ces récits et celui de Richard Matheson, qui préfère au changement de taille abrupt un processus continué, virtuellement infini, à peine suspendu par un essai médical expérimental qui cependant tourne vite court. Le petit homme devenu réellement petit l'est toujours plus. C'est pourtant le terrain de la plus grande pente microphysique qui révélera sa grandeur héroïque.

 

 

 

Dévirilisé, infantilisé, animalisé, réifié, Scott Carey est bien cet homme qui a radicalement perdu en autorité symbolique, autrement dit en pouvoir phallique, ce qui le distingue de son avatar super-héroïque de Marvel, Ant-Man. Devenu imperceptible, et même inaudible aux yeux de sa femme et de son frère qui se sont mués pour lui en géants, Scott n'est plus qu'une copie dégradée de la norme masculine qu'il avait jusqu'à présent représentée quand il se voit contraint d'habiter une maison de poupée. Avant de connaître pire situation encore quand il devient la proie des prédateurs d'un monde domestique ouvert sur une immensité pleine de dangers, du chat au rez-de-chaussée à l'araignée du sous-sol. La relativité est un principe qui renvoie l'équilibre nécessaire des normes à l'arbitraire culturel des rapports de forces et sa révélation accidentelle rappelle à Scott qu'il peut être moins qu'un homme, un monstre de cirque, une proie, un rebut, un déchet, un joujou pour félidé, un festin pour l'araignée. Le publicitaire Scott Carey est un vrai frère de déchéance des personnages de Franz Kafka.

 

 

 

La déréliction engage un processus de dégradation, d'abord statutaire puis ontologique, selon lequel l'homme rétrécissant déchoit en passant de la vie d'homme ayant des droits à la pure survie biologique, tombant de Charybde (la maison de poupée qui ne le protège même plus du chat) en Scylla (la cave comme un royaume où l'araignée est souveraine). La question qui importe désormais est celle du monde quotidien revisité en fonction du changement d'échelles, à la croisée pratique (et pour un coût s'élevant seulement à 750.000 dollars) des décors construits en studio et d'élémentaires effets spéciaux (domine le principe optique de la double exposition intégrant dans la même image deux plans d'un même décor tournés à des angles différents). Un seul travelling-arrière sur une araignée noire et velue qui avance en direction de l'objectif et l'on tient là l'un des plans les plus effrayants de toute l'histoire du cinéma parce qu'il offre au spectateur, et cela sans trucage superflu, l'intense possibilité de s'identifier au héros en partageant la perspective de la proie reculant face à son prédateur.

 

 

 

Alors, le monde connu change du tout au tout, ouvrant par un effet de parallaxe sur l'inconnu en vertu du franchissement quasi-quantique des paliers du récit littéralement petit à petit.

 

 

 

Un escalier est un mur infranchissable, une boîte d'allumette un abri de fortune, une fuite d'eau un raz-de-marée, un morceau de pain un monticule de nourriture aussi grand que soi. Après le chat, une araignée est un autre monstre mythique et une épingle, l'épée pour l'affronter et la tuer. La seule chose qu'il reste à Scott jeté dans une forme de vie brutale qui est survie où règne le plus fort est l'unique chance, la dernière consistant à contre-effectuer l'accident en événement au nom d'un amor fati que partagent en philosophie les stoïciens, Friedrich Nietzsche et Gilles Deleuze. Et c'est en tirant un destin de l'accident survenu, qui l'a blessé dans sa virilité avant de le mutiler dans sa dignité, qu'il persévère dans une humanité qui en aura toutefois fini, voilà l'événement, avec l'Homme jusque-là représenté.

 

 

 

La cave est cette caverne d'où Scott aura sorti la version minime de l'Homme moderne.

 

 

 

 

L'homme petit à petit,

 

du dernier au premier

 

 

 

 

Jack Arnold a souvent tiré du maniement des effets spéciaux des jeux d'échelles dignes du perspectivisme (et, déjà, L'Homme invisible s'impose d'évidence en complément idéal à son Tarantula en 1955). Ce jeu sur la relativité des échelles poussant jusque dans la remise en question des perspectives trouve également à se prolonger dans des récits qui peuvent interroger la relativiation des positions apparentes, des identifications transitoires et des motivations cachées. On pensera en particulier ici à No Name on the Bullet – Une balle signée X (1959), un génial petit western minimaliste avec son cow-boy solitaire et vengeur joué par Audie Murphy dont le calme et la souveraine assurance vont paradoxalement faire enfler un climat de terreur menant à la psychose, l'auto-intoxication et le délire collectif.

 

 

 

De son côté, l'écrivain Richard Matheson a composé grâce à ses deux premiers romans de science-fiction un magnifique diptyque métaphysique, I Am Legend Je suis une légende (1954) dédié au dernier homme d'un monde post-apocalyptique peuplé d'infectés et L'Homme qui rétrécit (1956), celui-là consacré au premier homme d'un monde nouveau où l'Homme a disparu du paysage afin de faire droit, contre tout humanisme et anthropocentrisme, au cosmos infini. Si Richard Matheson n'a pas eu beaucoup de chance avec les trois adaptations cinématographiques, toutes ratées, de son premier roman (mais l'histoire aura fortement inspiré George A. Romero pour Night of the Living Dead La Nuit des morts-vivants en 1968), il en aura eu bien plus, et même au-delà de ses espérances, avec l'adaptation unique de son deuxième roman qui déploie, avec un univers visuel approprié, une fidélité à toute épreuve dans la lecture. Au point de faire du film lui-même une chambre d'échos susceptibles de faire puissamment résonner l'ambition philosophique du récit adapté.

 

 

 

Dans Je suis une légende, Robert Neville est l'unique survivant du monde d'avant la catastrophe, avant de comprendre qu'il est devenu le dernier homme d'une nouvelle humanité à laquelle il n'appartient pas, sinon comme comme divinité sacrifiable et futur totem. D'une autre façon, Scott Carey apprend à s'effacer, mais en devenant le nouvel homme du monde qui vient, qui a toujours déjà été là mais qu'offusquaient l'humanisme et son anthropocentrisme, le monde qui n'a plus l'Homme pour centre cosmique. Cette sortie assumée de l'humanisme et de l'anthropocentrisme constitue une relève éthique pour lui. C'est le destin de l'homme qui admet n'être rien de plus qu'un montage moléculaire parmi les atomes, mais rien de moins non plus que la conscience pensante du réel où se confondent en un cercle à la perfection pascalienne l'infiniment grand et l'infiniment petit. C'est pourquoi le drame de l'homme rétrécissant se renverse en tragédie de l'homme moins qu'un homme mais pour en finir avec l'Homme. Scott, l'individu ordinaire jeté dans l'inconnu et naufragé de la modernité relative, retrouve dans la foulée l'antique mètis d'Ulysse en affrontant le chat puis l'araignée comme le héros homérique triomphe du cyclope Polyphème. Après le chat, l'araignée en expression ultime d'une féminité archaïque qui continue de terroriser l'homme moderne, profondément apeuré par la remise en cause de son pouvoir phallique et sa masculinité, ne le terrorise plus une fois qu'il en aura fini avec le vieil Homme qui est en lui.

 

 

 

C'est pourquoi l'affrontement épique avec l'ennemie mortelle ne relève plus d'un darwinisme pur et dur, mais de la vraie vie du sujet acceptant de hausser son existence au niveau de l'infini. La relève homérique du défi pascalien l'entraîne alors sur des rivages a-théologiques et anti-humanistes que décriront seulement dix ans plus tard les ultimes pages des Mots et les choses (1966) de Michel Foucault. La créature vivante qui a faim perd en effet tout appétit après avoir combattu et vaincu l'arachnide parce qu'elle n'est pas l'habitante d'un milieu à territorialiser, parce qu'elle n'est pas l'animal pauvre en monde, mais le sujet d'une pensée accordée à l'ouvert infiniment extensif du monde, pensée de l'impensable qui est sublime. Le seul aiguillon qui le titille encore est en effet sa conscience, c'est la voix-off tenue jusqu'au bout qui transfigure son animalité en la conjuguant au futur antérieur, et qu'il dépose à la fin en voix incorporelle et impersonnelle du sens offert à cet événement qu'est tout l'univers.

 

 

 

L'homme jeté par rétrécissement accidentel dans la cave de la modernité est le héros sauvage d'une nouvelle caverne platonicienne et l'on n'en sort avec lui qu'en faisant un sort définitif avec les illusions réellement catastrophiques de l'Homme derrière quoi se cachent la domination masculine, blanche et occidentale, et l'empire économique et technique de sa raison instrumentale. La cruauté métaphysique de L'Homme qui rétrécit est en profondeur animée par un rire philosophique, pour finir par un grand oui à la vie dont le Big Bang est l'un des noms. Quant au maintien du nom de Dieu dans les dernières paroles de Scott Carey, cette ultime concession pèse franchement peu devant l'incommensurable immensité des galaxies et des nébuleuses dont les vastes déploiements ouvrent une voie royale au grand bond en avant des noces de la science-fiction et de l'anti-humanisme théorique célébrées dans le silence des espaces infinis par 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick.

 

 

 

Extraordinaire film, définitivement, qui coïncide exactement avec ce qu'il raconte (un petit film doté d'une immense portée métaphysique) en privilégiant la grandeur des petites choses. Loin des bassesses du monde, le petit invite au contraire à glisser et fuir entre les mailles.

 

 

 

Parce qu'avec la mort avérée de l'Homme est avérée aussi la mort de Dieu et le film de Jack Arnold d'être si plus proche alors de The Fly – La Mouche (1986) de David Cronenberg que de son contemporain, La Mouche noire (1958) de Kurt Neumann. L'Homme qui rétrécit est l'un de ses films qui, pour parler comme Jean-Louis Schefer et Serge Daney, auront bel et bien regardé notre enfance, mais pour autant que rétrécir signifie grandir dans notre enfance comme le sens de notre existence relevée dans sa vérité sidérante d'événement intersidéral.

 

 

 

 

22 avril 2019


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