Chaud, froid, incorruptible

Le cinéma de Catherine Breillat

Deuxième partie

36 Fillette (1987)

Portrait à froid de la jeune fille en feu

 

Une vraie jeune fille a été à peine entraperçu et Tapage nocturne a suscité au pire l’indifférence, au mieux une réprobation qui n’aura même pas aidé à sa publicité. Catherine Breillat travaille alors au scénario des films des autres, La Peau (1981) de Liliana Cavani, Les Yeux, la bouche (1982) de Marco Bellocchio, Et vogue le navire... (1983) de Federico Fellini, Police (1985) de Maurice Pialat. Sur ce dernier film, la mésentente débouche sur une grosse brouille, le litige réparé par un livre éponyme, en attendant un prochain film qui vaudrait alors comme réponse de circonstance, Sale comme un ange (1991). La cinéaste ne sera entre-temps revenue à la réalisation qu’en 1987 avec 36 Fillette adapté, comme les deux films précédents, de l’un de ses romans. Le film marche peu, il est pourtant l’un des plus forts et singuliers apparus durant les années 80 dans le cinéma français.

 

 

 

D’un côté, 36 Fillette revient sur une figure ombilicale, l’adolescente cuite aux derniers feux de sa virginité. De l’autre, la manière est profondément renouvelée, délestée des détails obscènes d’Une vraie jeune fille sans pour autant recourir à la voix-off du premier film comme du suivant.

 

 

 

Les apparences de la chronique d’une jeunesse estivale du côté de Bayonne sont des faux-semblants travaillés par le désir de l’épure et du cordeau – à l’os que rongerait une chienne ? Peu de personnages (la jeune Lili, son frère Bertrand et le bellâtre Maurice), des lieux impersonnels (un camping et une boîte de nuit, une chambre d’hôtel, une grotte et la chambre de la maison d’une amie), une obsession (la première fois au lit est une déception pressentie autant que surmontée).

 

 

 

Le petit théâtre de l’hystérie familiale est vite circonscrit (Jean-François Stévenin en père populo et impuissant devant la marée montante de l’adolescence). Si Catherine Breillat pense fort à À nos amours (1983), c’est en se refusant à en rejouer les corridas, même en compagnie de ses techniciens, Yann Dedet au montage et Cédric Kahn en assistant monteur. L’important se joue ailleurs, là où le naturalisme s’évide de l’intérieur pour laisser place à la nudité abstraite des courants du corps. La narration y est comme soumise à l’attrait des vagues, flux et reflux d’un désir dont l’opacité constitue l’énigme. La souveraineté de la cinéaste consiste à ne se focaliser que sur les scènes qui en valent la peine, jetant par-dessus bord les conventions autant que les transitions. C’est un patient travail d’approche et de décorticage avant la délivrance de l’imago : la fille nubile est une nymphe rescapée du bateau naufragé des rapports biaisés entre les hommes et les femmes.

 

 

 

L’amour viendra plus tard, peut-être. Baiser sans se faire baiser est d’abord le plus urgent.

 

 

 

Baiser sans faire que la baise soit une chose biaisée s’impose déjà comme un impératif qu’il faut affronter en ayant le courage de la vérité, courage héroïque, vérité cruelle. D’abord c’est le désir qui est une question, c’est une danse syncopée faite de séduction et de répulsion, toutes les frustrations et contrariétés nécessaires à prendre de vitesse la déception de la première fois. Décevoir la déception avec des mots, des larmes et des cris, avant qu’un sourire n’en soit la rédemption finale.

 

 

 

Après les Landes, le golfe de Gascogne invite plus encore à l’insularité des piétinements circulaires du désir, ces circonvolutions stylisées dont bien d’autres films de Catherine Breillat offriront les précieuses et précises variations. Tous montrent comment les chambres sont des îles pour des intimités baignées des grandes eaux d’un désir trouble qui coule par le sexe sans s’arrêter à son trou. Le désir ordonne aux naufragés volontaires de faire alliance mais les hommes qui ont la connerie de croire avoir barre sur le con des femmes, y compris en vertu de l’écart dans la différence d’âge, découvrent à la fin qu’ils n’auront été que les Vendredi de la robinsonnade, pas une couillonnade.

 

 

 

Pour Lili, l’orgueil fricote avec la colère. Ses attaques sont sa défense, l’insolence une arme de résistance. Elle agonit d’insultes son frère qui le lui rend bien, plus tard son père qui la taloche avant de se gifler lui-même, ainsi que l’amant dont elle s’entiche et qui a l’âge de son paternel. Lili dit oui, Lili dit non, ce n’est pas qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, c’est que son intuition la mène à l’impossible même. Lili l’impétrante est tempétueuse, c’est la première grande peste de la sororité breillatienne. La grande dignité de 36 Fillette tient au refus de surenchérir sur les véhémences de l’adolescente qui sait que son heure est venue, en même temps qu’elle livre bataille pour ne pas faire que son tour soit joué. Les plans s’étirent avec plus d’élégance que Tapage nocturne, ils travaillent en laminoir des durées. Les images ont pour visée le lent désœuvrement du vieux beau, élu non pour servir de chibre, mais pour consentir à incarner la destitution de l’autorité phallique.

 

 

 

Catherine Breillat avait montré un grand talent en travaillant sur le film précédent avec Dominique Laffin et Bertrand Bonvoisin mais elle arrive dorénavant à s’aventurer en mer plus loin encore. Étienne Chicot y trouve l’un de ses meilleurs rôles. Armé de sa décapotable et d’une chambre dans le grand hôtel du coin, le séducteur est d’abord constipé dans ses réflexes machos (il fanfaronne en parlant des bonnes femmes, dit comment avec un pote il a éclaté les veines du cul de leur maîtresse d’un soir), avant de s’abandonner progressivement dans le désert de son sexe défaillant devant les exigences incompréhensibles de sa prise. Le désarmement est son destin et il s’y livre en y résistant d’abord, puis en acceptant son propre sabordement. La défaite masculine est la rançon exigée par Lili pour la déception annoncée de la première fois. Formidablement incarnée par la pétulante Delphine Zentout, Lili s’inscrit dans la série des héritières de Lilith, les Loulou, Lulu et autres Lola, arborant les signes distinctifs de l’héroïne breillatienne, peau de lait, cheveux de jais, bouche cerise.

 

 

 

Et puis la main qui s’étoile sur le visage, les doigts en éventail moins pour entraver la vision que pour se protéger de la honte, immense, de retour dans d’autres films de Catherine Breillat, Romance (199) et À ma sœur ! (2001), et qui revient de plus loin encore, d’une autre enfance désastreuse toutes choses égales par ailleurs, Edmund dans Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini.

 

 

 

Avec Lili, Catherine Breillat fixe sa palette pour un portrait à froid de sa jeune fille en feu, la glace de l’analyse qui sidère et immobilise au service d’embrasements, ces feux qui sont en quête de leurs lieux. La séquence de dépucelage, si l’acte est expédié, privé de son caractère habituel d’exceptionnalité, est l’objet d’une grande attention picturale, à la Matisse, avec ses à-plats pudiques de rouge, de blanc et de bleu. La cinéaste a trouvé en Laurent Dailland un grand complice, qui reviendra à ses côtés pour la photographie de Sale comme un ange et Parfait amour ! (1996).

 

 

 

Lili s’ingénie donc à décevoir la déception programmée de la première fois, tout en organisant la défaite de l’homme choisi pour s’y atteler. Le moment de la fellation est terrible, castratrice, le dégorgement finissant en étranglement puis en réjection, quasiment la régurgitation d’un nourrisson. Maurice n’en tirera dès lors aucun honneur, d’autant plus qu’il est remplacé in extremis par un jeune rouquin du camping, l’adolescent d’occasion qui servira de manchon. Le frère s’est éloigné, l’irascible ayant servi d’éclaireur malgré lui sur le chemin de sa cadette. En revanche, Maurice gagne au change, remué par des sentiments enchevêtrés qu’il n’aura probablement jamais ressentis.

 

 

 

Les circonvolutions du désir de l’adolescente ont fait tournoyer bien des impensés et l’on y reconnaît la désactivation de cette machine bipolaire en quoi consisterait la virginité féminine, désacralisée pour retirer aux parents la réserve qu’ils y exercent symboliquement, et pour neutraliser le sordide de sa profanation dont jouissent les fanfaronnades masculines pour s’en enorgueillir. La défloration comme d’aucuns voudraient le dire joliment se voit ainsi destituée de son caractère d’événement. S’il y a un rituel de passage, c’est pour instituer une liberté nouvelle caractérisant un processus d’auto-émancipation, la liberté d’un désir délié des prérogatives parentales et masculines s’exerçant sur la sexualité féminine. La jeune fille n’en reste pas moins unique, non plus comme vierge, mais parce qu’elle a réussi à se soustraire d’un mauvais jeu truqué, dés pipés, partie biaisée.

 

 

 

36 Fillette offre à cet égard un bien meilleur portrait, à froid, de la jeune fille en feu que le film de Céline Sciamma qui porte ce titre, terne emblème de la nouvelle tradition de la qualité française. Par ailleurs, l’expression merveilleuse qui donne son titre au film de Catherine Breillat indique parfaitement la réinvention du cinéma selon des mesures nouvelles qui appartiennent au pied de ces adolescentes écartelées entre deux postures, le pas de la fille et celui de la femme. Avec ses valses-hésitations, cette mesure est une danse, même de crabes, avant d’être un sourire, le sublime sourire que gèle l’arrêt sur image du dernier plan. Le sourire de Lili aura d’une certaine façon été préfiguré par l’envol de pigeons signant l’arrêt sur image du dernier plan du film précédent. La présence angélique d’un passeur de témoin joué par Jean-Pierre Léaud avère le lien. En citant le dernier plan des 400 Coups (1959) de François Truffaut, Catherine Breillat retrouve le regard-caméra de l’héroïne de Monika (1953) d’Ingmar Bergman, mais tout en le retournant sur ses propres bases.

 

 

 

Car l’insolente a le sourire éclatant qui manque à ses deux grands prédécesseurs, le sourire de qui n’entre pas dans la sexualité sans préférer au drame la comédie, ce sourire qui signe enfin la sortie des sortilèges de l’adolescence en faisant étonnamment signe à Jessica Harper à la fin de Suspiria.

 

Sale comme un ange (1991)

Un bras d’honneur, l’enfant dans le dos

 

Si 36 Fillette est un contrechamp possible à À nos amours (1983) de Maurice Pialat, Sale comme un ange s’apparenterait à une réponse de circonstance au Police (1985) du même auteur. Il faut dire que le travail d’enquête mené dans un commissariat de Belleville a été écarté par ce dernier et la scénariste de lui répondre par la publication la même année d’un livre qui ose lui disputer son titre.

 

 

 

Catherine Breillat est aussi revêche que ses quatre premières héroïnes, Alice, Solange, Lili, Barbara désormais et l’on n’hésite pas à dire qu’il y a de quoi s’en réjouir. Cela veut notamment dire qu’elle a pu tourner certains de ses films en se mesurant à un auteur majeur et respecté du cinéma français d’alors, mais dans le souci de marquer des pas qui sont des écarts décisifs, voire pour se retourner contre celui qui a voulu la prendre à revers en lui donnant un coup de poignard dans le dos. L’évidence hurle qu’elle ressemble furieusement à sa nouvelle sœur de fiction, Barbara (la chanteuse Lio), qui tire son épingle d’un jeu dominé par son mari policier, le jeune coq Didier Théron (Nils Tavernier) et son supérieur, le vieux loup Delablache (Claude Brasseur).

 

 

 

Si, côté masculin, la libido est un tripot clandestin, la danseuse montre à ses admirateurs qu’elle a la maîtrise des cartes et c’est avec sa croupe qu’elle révèle que s’ils sont les pions, elle est le croupier.

 

 

 

Au début, on ne voit que les ressemblances entre les deux films, le commissariat abritant ses petits rituels obscènes à l’instar de l’interrogatoire ou de la fête entre collègues, des agents du maintien de l’ordre moulinant la langue du sexisme et du racisme ordinaires, une capitale métisse et interlope qui s’étire en banlieue, l’interzone où chiens et chats sont gris, flics et truands dont l’inimitié peut déboucher aussi sur l’amitié intempestive. Et puis les femmes qui passent comme la monnaie vivante dont la circulation est la garantie symbolique de la virilité et son intégrité.

 

 

 

Delablache est un autre Mangin incarné par Gérard Depardieu dans le film de Maurice Pialat. Claude Brasseur y met cependant beaucoup de lui-même, sa voix rauque de fumeur et sa langue râpeuse d’alcoolo, ses humeurs explosives et ses grognements d’ours mal léché, le cuir bien plus épais que celui d’Étienne Chicot dans le film précédent. L’ancien légionnaire qu’il joue sait bien, malgré les bons soins de la femme d’entretien qu’il ne ménage pas, que son appartement est une tanière. C’est que le flic ripoux est un rôdeur de nuit, un maraudeur. Le mauvais alcool l’envoie assez vite à l’hôpital mais la maladie vaut pour autoriser toutes les irresponsabilités. Delablache aime la rue parce qu’il n’y a aucune attache, preneur de ce qui arrive, jouissant de ce qui vient.

 

 

 

Delablache finira par prendre cher et sa débâcle prendra la forme du dessaisissement, de la déprise.

 

 

 

Sale comme un ange est-il vraiment un Police bis ? Catherine Breillat s’en amuse visiblement. Elle jubile en allant même jusqu’à reprendre telles quelles certaines figures, ainsi l’inspectrice moquée pour sa petite taille et surnommée LSD (pour « Elle suce debout »), et l’inénarrable truand maghrébin joué par Franck Karoui. Pourtant, Agnès Guillemot a remplacé au montage Yann Dedet et, dans la poursuite du travail photographique de Laurent Dailland, le jeu des ellipses et des durées tire un paysage connu, et même archiconnu avec Claude Brasseur qui, alors, multipliait les rôles de flic, dans la chambre close et nue où se cachent des amants de hasard dont les étreintes entrelacent tous les malentendus. Le geste est donc esthétiquement celui de l’anamorphose mais le maniérisme tient en particulier à pervertir les codes en vigueur, la morale de l’amitié en palliatif des manquements de la loi, pour faire apparaître quelques points aveugles du rapport entre les sexes que biaise la domination masculine. Si baiser c’est biaiser, il s’agit de prendre à revers tous les biais.

 

 

 

Déjà, Catherine Breillat nous alerte au premier tiers de son quatrième film d’un inattendu arrêt sur image sur Barbara, qui annonce le dernier en répétant ceux des deux précédents films, 36 Fillette et Tapage nocturne, en attendant la fin de À ma sœur ! (2001) et un, à peine visible, au milieu d’Une vieille maîtresse (2007). La femme chez Catherine Breillat a cette capacité de figer le mouvement. Elle est celle qui gèle l’image et, d’ailleurs, Delablache ne s’y trompe pas quand il brocarde Barbara de cet adjectif, « réfrigérante ». Avant d’y revenir à plusieurs reprises et selon différentes modalités, la cinéaste enraye le jeu avec le genre policier en entortillant son film autour de ses deux personnages, qui en aspirent toute l’énergie pour la déplacer sur une scène totalement hétérogène.

 

 

 

Le vortex s’apparente alors à un bloc de glace par le prisme duquel vacillent toutes les perspectives.

 

 

 

En plein milieu du film, donc, un bloc de quinze minutes surgit en emportant Delablache et Barbara dans un tango troublant qui rend impossible les logiques policières habituelles de l’interrogatoire, de l’identification et de l’aveu. Delablache y aura travaillé, c’est lui qui a d’abord la main, contraignant son jeune collègue à surveiller la maison de son vieil ami, Mannoni, un truand qui a disparu après avoir doublé les gangsters avec lesquels il a monté un coup. La jeune mariée résiste à cet homme qui l’attire pourtant, happée par des clivages qui se soutiennent de fixations vestimentaires, les bas qui entravent les pieds comme la culotte d’Alice dans Une vraie jeune fille (1976), la robe courte et rouge orangé que l’amant retourne sur elle comme une peau en préparant aux scènes bondage de Romance (1998). L’entrave expose une forme de capture, et de honte avec le visage plongé dans la main, mais les tissus ont deux côtés. On en revient à cet adjectif, revêche, qui retourne aussi la hiérarchie entre les places, l’homme plus vieux que la femme une nouvelle fois.

 

 

 

Chez Catherine Breillat, la femme gelée est celle qui gèle le mouvement, l’entravée est aussi celle qui retourne les nœuds à son avantage. Un second bloc représente la décomposition du premier, les mots sont blessants, il faut faire saigner la chair. Delablache se réjouit d’avoir fait jouir l’amante, Barbara répondant à ce dernier que les orgasmes qu’elle a eus lui font horreur. Quand l’amour manque, le sexe exhibe qu’il est un jeu de forces antagoniques, un enjeu de pouvoir et de luttes.

 

 

 

D’abord, la jouissance se donne comme prise (masculine) pour autant qu’elle se retourne en déprise (féminine), avant que n’advienne un ultime et étonnant retournement, la baise biaisée. La jouissance ne l’est réellement qu’en étant jouis-sens, ne l’est qu’en revenant à qui saura avoir le dernier mot.

 

 

 

Mannoni est finalement retrouvé, son cadavre souillé d’excréments. Didier Théron, lui, est tué lors d’une opération de police. Dans les deux cas, Delablache se sent responsable, mais sans imaginer à quel point son irresponsabilité a pour envers sa cécité quant au fait de savoir qui a joui dans cette sordide affaire. En effet, quand le vieux flic retrouve Barbara à l’enterrement de son mari, c’est pour lui filer deux claques. On en donne des torgnoles, chez Catherine Breillat comme chez Maurice Pialat, mais elles n’ont pas le même sens. Pour le second, elle suture la violence des corps avec celle du matériau filmique que malmène le montage. Pour la première, elle est le sceau du désaveu masculin. La gifle réitérée est impuissante à effacer le sourire de la jeune veuve. Le dernier plan est le freeze-frame qui renchérit sur les ambivalences de la femme giflée, gelée autant que sidérante.

 

 

 

Police se clôt sur un autre arrêt sur image, montrant Mangin largué dans tous les sens du terme par Noria, ce personnage inventé par Catherine Breillat qui a tant insisté pour que son interprète en soit Sophie Marceau. Celui de Sale comme un ange y répond et il apparaîtrait comme un bras d’honneur fait à Maurice Pialat. Car Barbara a repris la barre sur qui croyait la prendre, la prendre par le con comme la prendre pour une conne. En effet, la jeune mariée est le sujet d’un désir dont Delablache aura tardivement saisi qu’il en aura figuré le médiateur jetable. Barbara, son désir est d’avoir un enfant et si Didier se refusait à lui faire un, osant même une sortie incestueuse qui le rapproche du Paul Godard de Sauve qui peut (la vie), Delablache en aura à son corps défendant exaucé le souhait.

 

 

 

L’ange sale n’est autre que Delablache. L’homme dont les jouissances sont des pulsions, lui qui emmerde littéralement l’ami admiré (« c’est un seigneur » avait-il pourtant hurlé), avant d’entraîner à la mort son jeune disciple, est le médiateur évanouissant du désir de Barbara. Il a pris beaucoup d’elle (les orgasmes qu’il lui a procurés) et elle lui aura repris au centuple (l’enfant à naître ne sera jamais le sien). On fera alors remarquer que Mannoni est interprété par Claude-Jean Philippe, grand cinéphile qui a poursuivi l’office de la cinéphilie à la télé, et son nom est celui du théoricien freudien de la dénégation, dont la formule reste « Je sais bien, mais quand même ». D’un côté, la cinéphilie est un reste qui, à l’heure de la domination économique sur le cinéma de la télévision (ce que symbolise ici la tour de Romainville), s’apparente rien moins qu’à de la merde. De l’autre, il existe une dénégation du genre masculin sur le désir féminin. Delablache en reçoit l’intempestive leçon, qui tient à la fois du bras d’honneur et de l’enfant dans le dos. D’une certaine façon, la leçon aura été infligée aussi à Maurice Pialat. La revêche rappelle aux gifleurs que la gifle a deux côtés.

 

Parfait amour ! (1996)

La chair qui pue rit aussi

 

Parfait amour ! : le titre est exclamatif mais l’exclamation est celle de l’ironie cruelle, qui frappe comme le signe de ponctuation et dont le trait qui surmonte le point a le tranchant du couteau. L’ironie surplombe en effet de ses griffes acérées un récit pris au piège d’une narration, à rebours pour la première et unique fois chez Catherine Breillat. C’est une histoire qui pourrait avoir été inspirée d’un fait divers, le meurtre violent d’une femme par son amant qui, après une nuit d’ivresse et de tristesse, l’aura à de multiples reprises poignardée à coup de couteau dans le dos pendant qu’il la violait avec le manche d’une balayette. On a longtemps qualifié de crime passionnel de tels actes et on le fait encore. Catherine Breillat s’emploie pour sa part à désosser méthodiquement cette dénomination fautive consacrée par la presse à scandales du XIXe siècle, et non par le code pénal comme on pourrait le croire. Le désossement autorise ainsi les morsures saignantes de l’ironie.

 

 

 

Si Parfait amour ! est le film le plus méchant de son autrice, sa méchanceté en est désespérée.

 

 

 

Voilà le genre de fait divers qui fait la chronique judiciaire en alimentant les manchettes de journaux et les émissions de télé-poubelle. Si Parfait amour ! s’ouvre par la vidéo filandreuse de la reconstitution du crime, et se poursuit par l’entretien face caméra de la fille de la victime à la manière d’un reportage, le film de Catherine Breillat investit un cas d’espèce du « crime passionnel », qui est un type de récit servant à normaliser les violences conjugales, qu’elle malaxe et pétrit en prenant tout son temps. Elle multiplie ainsi plans longs, travellings caressants, plans noirs et réitérations afin de faire émerger de l’isolement de ses personnages les ferments d’une décomposition des sentiments. Le choix adopté est celui d’un naturalisme dans sa plus grande radicalité : d’un côté, pour contrarier le caractère forcément romantique des paysages du nord dans lesquels se baladent les amants ; de l’autre, pour outrepasser, et même transgresser l’aspect limité, voire borné des interprétations que dominent le droit ou la vulgate psychologique de la télévision.

 

 

 

L’anti-romantisme du cinéma de Catherine Breillat est une machine de guerre contre ces grandes institutions normatives que sont le droit et la télé, qui ne comprennent rien de rien à ce qui se joue de complexe entre les hommes et les femmes, les ratés, les délires, les faux-semblants, les auto-aveuglements, les errements, les tromperies – du désir. D’où l’ironie. Certes, elle participe à accentuer le malaise en donnant au spectateur un savoir surdéterminant sur le sort des personnages. Sauf que le savoir du fin mot de l’histoire n’est en rien la connaissance de son écriture qui échappe aux grilles de lecture journalistique, policière et judiciaire. Sur un plan, l’ironie nous met au-dessus de la mêlée ; de l’autre, elle transforme un drame sentimental couru d’avance en tragédie d’une époque qui, en libéralisant le sexe au nom de l’égalité, a aussi libéré un monstre aggravant l’asymétrie des rapports de sexe. Comme si la différence des sexes avait fini par muer en différend entre les sexes. Le meurtre est le symptôme ultime d’un différend qui tient d’abord de la mésentente et ses inégalités, avec les hommes qui n’entendent pas les femmes quand l’inverse est moins vrai.

 

 

 

Frédérique a la belle quarantaine, elle travaille comme ophtalmologue et a deux enfants de deux maris différents. Christophe a vingt ans de moins qu’elle, c’est encore un adolescent qui boit du coca-coca et se dispute avec sa mère, et son indépendance a pour signes extérieurs et fétiches sa moto rutilante et la circulation de la monnaie vivante des copines qu’il se partage avec son copain Philippe. La différence d’âge qui les caractérise inverse pour la première fois la polarité habituelle en ouvrant la voie à certains des films suivants de la cinéaste, comme Brève Traversée (2001) qui en serait la version heureuse et L’Été dernier (2023) qui arrive encore à rebattre les cartes. Cet écart des âges, qui prête d’abord aux réparations symboliques (elle séduit encore et lui se plaît à aimer une femme qui pourrait être sa mère et qui est plus adorable), se double aussi d’une différence de classe (elle est une bourgeoise que fait payer son jeune amant d’origine populaire). Le couple est une économie et s’il dysfonctionne, la guerre des amants devient alors une bataille de chiffres, en attendant les chèques signés à l’escroc qui tient compagnie à Maud dans Abus de faiblesse (2013).

 

 

 

La dispute des amants révèle qu’il n’y a pas relation sans pouvoir ni négociation de celui-ci. Elle est aussi la révélation que si les hommes ont barre pour faire jouir les femmes, leur jouissance est leur affaire, seule et souveraine. Le recours au stigmate homosexuel avère l’impasse d’une hétérosexualité déliée de tout savoir qu’il n’y a entre le masculin et le féminin rien de comparable.

 

 

 

Parfait amour ! n’est évidemment pas un film sur l’amour mais sur son absence que souligne par défaut l’ironie explosive du titre. L’amour n’intéresse d’ailleurs pas franchement le cinéma de Catherine Breillat, sinon quand il fait défaut justement et que ce défaut ouvre au pire. Car s’il n’avait pas manqué, l’amour aurait pu parer au court-circuit du passage à l’acte. Ce que Frédérique et Christophe affrontent ensemble, et selon des modalités bien différenciées, c’est leur propre pente vers la dégradation et l’avilissement, avant les amants maudits d’Une vieille maîtresse (2007).

 

 

 

Frédérique s’expose à l’humiliation des amitiés masculines et leurs fanfaronnades virilistes, Christophe s’enfonce dans l’immaturité des déclarations outrancières et des provocations juvéniles. Frédérique lui dit qu’il n’aime pas les femmes parce qu’il est un pédé refoulé, Christophe lui répond qu’elle le dégoûte en la regardant comme « un morceau de chair qui pue ». Quand au début ils font l’amour, ils se regardent, attentifs au désir de l’autre. Quand ils se mettent à baiser, le coït se fait par derrière. Ces positions sexuelles sont non seulement des archétypes, mais aussi les pratiques d’un discours amoureux biaisé par la différence parallactique des positions, féminine et masculine.

 

 

 

Faire l’amour est difficile autant que rare, il y faut de l’abandon et de l’égalité. Baiser est plus facile mais cela veut dire ce que cela veut dire. Baiser, c’est donc bien qu’il y a un baiseur et un baisé et, par surcroît, une baisée. Sauf que personne qui baise, ni femme ni homme, ne désire se faire baiser. Et encore moins à plat ventre sur la table de la cuisine, entre un pot de moutarde et un couteau.

 

 

 

Dans Parfait amour ! Les lumières mordorées convergeant dans la blondeur châtaigne des interprètes (les quasi-homonymes Isabelle Renauld et Francis Renaud) deviennent mordantes, brûlantes, corrosives comme la soude. La causticité de Catherine Breillat, qui donne un rôle de gentil mari au patron d’alors des Cahiers du cinéma Serge Toubiana (après Claude-Jean Philippe dans Sale comme un ange) et celui de l’ami dragueur à Alain Soral, médiatisé après être passé chez Mireille Dumas, la reine de confession télévisuelle, n’est pas loin de la faire ressembler aussi à la juge d’instruction dans la vidéo de la reconstitution judiciaire. Mais, on l’a dit, Parfait amour ! est un film méchamment désespéré. La méchanceté est une manière de pudeur confiée aux femmes qui courent un grand risque en exposant aux hommes qu’elles ont besoin d’eux pour jouir seules. Elle est donnée aux hommes qui doivent comprendre que le virilisme habille une haine profonde des femmes. Le désespoir revient enfin à une artiste terrifiée par la façon dont un homme tue une femme pour la réduire au silence, en faisant d’elle ce bout de viande dont il se disait alors dégoûté.

 

 

 

Parfait amour ! est un film cruel par désespoir, le moins aimable des films de Catherine Breillat, le plus susceptible aussi d’avoir inspiré un renouveau naturaliste souvent confiné dans un didactisme autoritaire, de Bruno Dumont à Joachim Lafosse. C’est pourtant ce film-là qui lui aura enfin offert la reconnaissance critique et le succès commercial mérités, vingt ans après Une vraie jeune fille.