Aux aguets pour passer le gué

(la guerre des deux ans de Jocelyne Saab)

1975, le Liban part en morceaux, il faut moins en accommoder les restes que tenter d'en raccommoder les lambeaux, au moins en cinéma. Partir en guerre contre les clichés d'un « Orient compliqué », c'est prendre position en n'oubliant pas que la position se montre en autant de prises de vue que d'écoute, c'est allier le souci de la lisibilité politique à une étonnante capacité de mobilité, qui est agilité tactique mais aussi une poétique tirant sa nécessité face à d'écrasantes gravités. Jocelyne Saab a ainsi la mobilité sauvage de l'enfance en prenant le parti des enfants de la guerre, et un sens du déplacement, de la capitale au Sud-Liban, protégé des captures de l'extrémisation des assignations communautaires et des antagonismes partisans et géopolitiques.

 

 

 

Une poétique située consiste en un singulier vagabondage, un maraudage parmi les ruines d'une modernisation du pire qui n'aura pas épargné le Proche-Orient, qui déblaie parmi les gravats pour trouver les signes de ce qui ne cesse de nous arriver.

 

 

 

La sensibilité aux aguets de Jocelyne Saab, dans le dur désir de passer le gué du pire.

Les Enfants de la guerre (1976)

Le parti pris des marmots-parias

Des enfants jouent à la guerre, la scène est connue, tant l'ont vécue. Des enfants qui jouent à la guerre en étant des enfants de la guerre montrent que l'innocence est à jamais interdite dans ces jeux d'enfants. Jouer à la guerre, c'est peut-être ne pas oublier qu'elle a lieu quelque part, pas seulement dans les livres ou sur les écrans, peut-être même pas loin d'ici.

 

 

 

Les enfants de la Guerre du Liban jouent à la guerre dont ils sont alors les rescapés, précisément les survivants du massacre de la Quarantaine, ce camp de réfugiés situé à Beyrouth-Est et placé sous contrôle de l'OLP, kurdes, syriens et palestiniens victimes d'un assaut le 18 janvier 1976 par les phalangistes (le Kataëb de Pierre Gemayel, formation paramilitaire des maronites chrétiens) qui a entraîné la mort de plus d'un millier de personnes. Sur les plages hier fréquentées par les notables de la capitale, Saint-Michel, Saint-Simon, ont surgi des bidonvilles notamment peuplés de ces enfants qui jouent à ce qui leur est arrivé et rejouent les scènes qui ont déchiré leur enfance, mutilée du massacre de leurs parents. Jouer c'est rire en rejouant pour de faux ce qui leur est arrivé en vrai, c'est aussi crier en déjouant par la fiction ce qui s'est joué dans l'éventrement du documentaire.

 

 

 

Jocelyne Saab, son parti est celui des enfants. Elle refuse de filmer le massacre, d'ajouter aux cadavres la pelletée de terres de clichés cadavériques. Pourtant, elle se rend dès le lendemain sur les lieux du bain de sang, les lieux d'un crime sans réparation ni jugement. Les ruines de la guerre civile ont alors pour habitants une marmaille nue dont tout conflit armé a la voracité. Les survivants provisoires de la goinfrerie d'une guerre qui porte le fer de la division meurtrière jusqu'à l'intérieur de tous les foyers (c'est la stasis que les Grecs anciens distinguaient du polemos) sont les passeurs en fraude de la fragile possibilité d'un avenir. Mais quel avenir s'agit-il se celui-ci est coincé entre la compulsion de répétition (le faux prépare au vrai, les armes en bois bientôt remplacées par les kalachnikovs) la survie soustraite de la reproduction du pire (le faux comme fiction, idéalement, se substituerait à la frappe traumatique du réel qui a rompu avec la continuité symbolique de la réalité) ?

 

 

 

Jocelyne Saab y tient à ces gosses en haillons. Comme Roberto Rossellini pour qui l'enfant était la figure de la relève d'un cinéma compromis et d'un peuple tombé dans le fascisme, dans ses levées (Rome ville ouverte) et ses retombées (Allemagne année zéro). Et comme les auteurs de J'ai huit ans (1961), le court-métrage de Yann Le Masson, Olga Baïdar-Poliakoff et Jacqueline Meppiel sur une idée de Frantz Fanon relayée par René Vautier. Elle l'a si bien compris qu'elle confronte ses images, alternant le 16 mm. pour la guerre et le 35 mm. pour les enfants, avec leurs dessins, ces traces crayonnées d'une enfance profanée, ces cris muets témoignant d'un imaginaire occupé, colonisé par la terrible litanie des affrontements et des arrestations, des tortures et des exécutions. Jean-Luc Godard s'en souviendra en citant un extrait des Enfants de la guerre dans Le Livre d’image (2018).

 

 

 

Les enfants de la guerre des deux ans ressemblent alors comme sœurs et frères à ceux décrits par Charles Baudelaire dans « Le joujou du pauvre », ce poème sublime issu du Spleen de Paris (1869). Ils sont proches en effet de « ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère ». Cet œil-là est celui de Jocelyne Saab, qui partage avec eux une sensibilité aux aguets afin de passer le gué d'images déchirées, avec la mort jouée (la fiction, pour de faux et pour rire) sous la condition hypothétique de ce qui la déjouerait (le documentaire, la cruauté pour de vrai).

 

 

 

En 2006, Jocelyne Saab en a tiré une installation à Singapour, Strange Games and Bridges.

Beyrouth, jamais plus (1976)

Fête sanglante, ville éventrée

En 1976, la guerre civile au Liban entre dans sa deuxième année. C'est le temps de la guerre de deux ans, qui en durera encore treize, officiellement, avant les accords de Taëf signés en octobre 1989 grâce en partie à la diplomatie de l'Arabie saoudite. Cette année-là, Jocelyne Saab tourne rien moins que quatre films, Les Enfants de la guerre, Beyrouth, jamais plus, Sud-Liban, histoire d'un village assiégé et Pour quelques vies. Elle a déjà à son actif une dizaine de reportages et quatre premiers documentaires depuis 1970, dont Le Liban dans la tourmente (1975), d'emblée un film important. Dans un entretien accordé par la cinéaste à Olivier Hadouchi en avril 2013, ce dernier relève dans ce film à la fois une distante non dénuée d'ironie face aux représentants des diverses forces politiques en présence, ainsi qu'une préférence accordée aux questions sociales avant que le confessionnalisme, en devenant un mode de lecture hégémonique à partir des années 80, une grille d'interprétation de faits et d'actions, ne vienne bloquer les perspectives.

 

 

 

Le confessionnalisme est bien le nom d'une confiscation par le religieux de la politique.

 

 

 

Jocelyne Saab est une cinéaste dotée d'une étonnante capacité de mouvement, au Liban comme en dehors (Libye, Égypte, Iran, Golan syrien, Kurdistan, Sahara occidental, plus tard le Vietnam). Gagnée contre l'inertie de la guerre et l'extrémisation des assignations identitaires, sa mobilité l'aura aidée à documenter les factions en lutte et les différentes facettes de la guerre, côté forces pro-palestiniennes et progressistes et côté nationalistes chrétiens alliés d'abord à la Syrie puis à Israël, sans jamais verser dans une forme, de toute façon impossible, de neutralité. Ce sens du déplacement entre les places, qui tient à la fois de l'agilité (quand il faut négocier la possibilité de filmer) et d'une manière enfantine de légèreté (quand l'obscénité est ce dont il faut témoigner sans y succomber), s'est traduite dans ses images, choses vues dans le vif et l'urgence des perceptions dont la guerre civile-incivile libanaise force la précipitation, comme dans son montage, didactique et syncopé.

 

 

 

Un mélange curieux et singulier d'impressionnisme sur le plan filmique, et particulièrement expressif sur celui des raccords et des rythmes – aux aguets (quand il s'agit d'attraper un plan à la volée) avant de passer le gué (comment passer d'un plan à un autre plan). Le cinéma réinventé dans sa nécessité anthropologique, à l'endroit où tout est défait, renversé, la guerre civile en déflagration tous azimuts d'incivilités. Moins une survie qu'un vitalisme.

 

 

 

Beyrouth, jamais plus est le premier volet d'un triptyque dédié au martyr de Beyrouth, poursuivi par Lettre de Beyrouth (1979) et achevé avec Beyrouth ma ville (1982), l'un de ses documentaires les plus personnels, le préféré de Jocelyne Saab. Elle reste chevillée du côté des enfants de la guerre, attachée à leurs prospections en y reconnaissant les siennes. Ils sont de toute façon les meilleurs éclaireurs dans le chaos, à la fois témoins et guides dans les décombres d'un paysage apocalyptique qui pourrait en rappeler bien d'autres, notamment l'Espagne de la guerre civile. Avec eux, elle investit toute sa curiosité dans ce moment entre chien et loup durant six mois, entre 6h et 10h du matin exactement, au moment où les assaillants cessent le feu pour se reposer, ce court laps offert au règne des enfants, aux chats aussi, qui arrachent des ruines leurs joujoux. La curiosité est une cure, c'est ainsi que Jocelyne Saab prend soin d'elle en prenant soin des images et des éventrements qu'elle documente. La sensibilité enfantine de la cinéaste, qui a toujours fait confiance à son enfance, est animale aussi. Il s'agit pour elle en effet de grappiller et marauder, de chaparder les images qui, en temps de guerre, ne fleurissent pas autrement.

 

 

 

Une poétique de rhapsode et de chiffonnière à l'aube d'une révolution qui, souvent annoncée alors, tarde à s'imposer (la dernière cinéaste à lui ressembler un peu, Franssou Prenant, a d'ailleurs tourné à Beyrouth un film, Sous le ciel lumineux de son pays natal).

 

 

 

Passer d'une poétique (romantique) des ruines à la pédagogie (néoréaliste) des décombres (André Habib), c'est faire un film comme on envoie une lettre sans savoir exactement à qui l'on s'adresse, à tout le monde et pour personne, avec une série d'images comme des chats sauvages dans un sac et, en off, un texte qui met la main dedans pour en sonder le fond, historique et mythologique. Signé de l'écrivaine Etel Adnan qui avait permis à Jocelyne Saab d'entrer au journal As-Safa au début des années 1970 (elle écrira également celui de Lettre de Beyrouth), le commentaire rappelle fortement le ton poétique et ironique des grands courts-métrages français des années 50-60, tournés par Georges Franju et Maurice Pialat, Jacques Demy et Agnès Varda, Chris. Marker et Alain Resnais. On connaît le très grand souci de Jocelyne Saab concernant la lisibilité politique du confit, à l'encontre de sa complexité qui en obscurcit la compréhension, à l'opposé aussi des poncifs occidentaux à propos de « l'Orient compliqué », cette lisibilité qui veut tenir encore aux clivages entre riches et pauvres, entre forces progressistes et camp conservateur. L'optique matérialiste, au sens marxiste du terme, conduit toutefois à une poétique surréaliste de la ville moderne, avec la cité en son milieu éventrée (le long de la « ligne verte » entre Beyrouth-Est à majorité chrétienne et Beyrouth-Ouest majoritairement musulmane, ou « ligne de démarcation » ou encore « ligne de combat ») et les objets que sa blessure aura dégueulés.

 

 

 

Les grands immeubles noircis par le feu et les façades pilonnées, les commerces pillés et les lieux de plaisir désossés, les vitrines détruites et les mannequins démembrés, et puis tous les ustensiles amorphes et ébréchés d'un quotidien aboli : c'est un véritable marché mais sans marchand ni marchandise, un bazar éparpillé de choses désarticulées de leur valeur marchande, parfois même de leur valeur d'usage, tout un fatras d'objets libres pour tout usage, un fouillis où s'aventurent des enfants joueurs et sauvages, tous récupérateurs et bricoleurs, qui sauvent d'un désastre aggravé de quoi fourbir un vrai trésor de guerre. Des images pour donner de l'avenir à un passé que la reconstruction se hâtera de refouler.

 

 

 

La guerre sature l'espace et le temps de couches épaisses de surréalité, Gilgamesh et des palmiers brûlés, des ruines antiques et un cabaret érotique, une banque européenne et une destruction d'objets de consommation digne d'une performance de l'artiste Arman. Le surréalisme est la continuation esthétique de la poétique baudelairienne au vingtième siècle, à l'ère de la découverte de l'inconscient et d'une révolution industrielle qui aura autant produit la culture de masse que la destruction en masse. Si Beyrouth, jamais plus est un grand film surréaliste, c'est en documentant comment sa dévastation, immense, est un symptôme de plus de la modernité, progrès en idéal qui est celui, concret, de sa ruine.

 

 

 

Grand lecteur de Charles Baudelaire et contemporain des surréalistes, Walter Benjamin disait de la ruine qu'elle était la pointe du monde historique, autant que son déchet. Beyrouth a été une grande cité moderne, à l'occidentale, en accueillant favorablement vitrines marchandes et organismes bancaires. Elle l'est plus encore quand ses ruines témoignent d'une explosion de ses contradictions, qui relèvent moins d'une énième guerre de religions que du capitalisme lui-même. Ce que sonde Jocelyne Saab, aidée deux fois par le texte voyant d'Etel Adnan (puis Roger Assaf pour Beyrouth ma ville), c'est un flux d'énergie psychique intarissable dont le secret est gardé par les cadavres et les objets (pour citer De la destruction comme éléments de l'histoire naturelle de W.G. Sebald). La fin du capitalisme est déjà arrivée, une fête sanglante, sans pour autant faire place vacante à la révolution, les ruines réelles mélangées à celles de potentialités toujours en attente d'être réalisées. Beyrouth s'offre ainsi en capitale de qui trouve bien plus désirable la fin du monde que celle du capitalisme.

 

 

 

Beyrouth, jamais plus est doté d'un caractère destructeur qui voit plus loin que la guerre civile. C'est un autre chant de Maldoror, un chant libanais de mal et d'odeurs qui sont d'horreur. Et ce film est beau selon la définition du comte de Lautréamont, « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ».

 

 

 

Une copie de Beyrouth, jamais plus a d'emblée été acquise par l'Office du cinéma algérien qui l'a gonflée en 35 mm. pour diffuser le film de Jocelyne Saab dans toute l'Algérie.

Sud-Liban – Histoire d'un village assiégé (1976)

L'exil, l'exode

Le Liban dans la tourmente (1975) a témoigné de la remarquable capacité de Jocelyne Saab à aller partout où cela lui était possible, recomposant une géographie sociale en voie de dislocation générale, s'adressant à tous pour suivre les lignes de front de la fragmentation. Une rhapsodie médiatrice. Si le 13 avril 1975 est considéré comme la date officielle du début de la guerre civile-incivile au Liban, ses origines sont cependant multiples en remontant à plus loin que le massacre de 27 palestiniens dans un bus par les militants de la Phalange, suite à une fusillade devant une église qui aurait impliqué des nationalistes syriens. En 1975, toujours, Jocelyne Saab a pu se rendre au sud du pays et filmer des miliciens chrétiens ralliés par des mercenaires français (Les Nouveaux Croisés d'Orient), ainsi que des adolescents palestiniens cachés dans des camps d'entraînement souterrains afin de se préparer à rejoindre des commandos suicides (Le Front du refus).

 

 

 

Le 16 octobre 1976, un énième cessez-le-feu autorise des fedayins à revenir dans les campagnes du Sud-Liban, ce fief qualifié alors de « Fatah's Land ». Ce que décrit le film de Jocelyne Saab, avec une rigueur dans l'urgence et un courage rien moins qu'exemplaire, c'est l'alliance objective des phalangistes et des armées syrienne et israélienne à l'occasion de leurs premières incursions dans cette région du pays afin d'en expulser ce qu'ils considéraient selon leur terminologie comme une « force autonome ». Une alliance terrifiante quand on sait que le Kataëb a été créé en 1936 sur l'inspiration du parti nazi. Les civils sont alors les victimes directs des affrontements entre fedayins et phalangistes, d'abord les habitants de Kfarchouba dont le village a été bombardé avant d'être abandonné, bientôt rejoints par ceux de Hannine, sur le point d'être évacué. Le Sud-Liban est un autre théâtre de la guerre en raison de réalités géopolitiques excédant la seule question du nationalisme libanais et de l'hégémonie que voudraient y exercer les maronites aidés par la Syrie et Israël contre des forces progressistes alliées à la cause palestinienne. Moins de 35 ans après la fin du mandat français et l'indépendance, le Liban est un état-nation qui n'aura jamais eu le temps de se consolider, ébranlé de tout côté, par l'exil palestinien comme par l'exode rural libanais.

 

 

 

Voir Sud-Liban – histoire d'un village assiégé, c'est ainsi comprendre comment le confessionnalisme n'est en réalité qu'une facette d'une guerre dont les multiples déterminants sont la conséquence d'une géopolitique plus globale. Le Proche-Orient a été aussi l'un des sites d'affrontement de la Guerre Froide. C'est percevoir également comment les conséquences du conflit ont provoqué un exode rural qui se traduira par la modification de la morphologie de Beyrouth dont les banlieues vont s'agrandir en accueillant, avec toutes les difficultés du monde, de nouvelles populations prolétarisées issues du sud du pays. On sait aujourd'hui que cette réalité sociologique finira par bénéficier politiquement au Hezbollah, nouvel acteur du conflit apparu à partir des années 80 marquées par l'invasion du Sud-Liban et de Beyrouth par Tsahal et le recul, voire l'effacement de l'hypothèse progressiste et anti-impérialiste au profit du djihadisme sous obédience chiite.

 

 

 

Revoir le film de Jocelyne Saab, c'est enfin fouiller le sol d'un présent qui constitue désormais l'archéologie d'un avenir dans lequel, tous, nous sommes embourbés. L'exode rural libanais et la question de l'exil palestinienne constituent en effet parmi les ferments d'une guerre toujours en cours, qui est à Gaza la continuation actuelle du colonialisme et de la Guerre Froide à l'époque d'une implosion médiatique et d'une fascisation planétaire.

Pour quelques vies (1976)

Lina avant Nahla

Curieuse parce qu'il s'agit de prendre soin, la sensibilité aux aguets parce qu'il s'agit de passer le gué du pire pour en témoigner, Jocelyne Saab est également une fine portraitiste.

 

 

 

Dans Pour quelques vies, la cinéaste s'entretient avec Raymond Eddé, homme politique membre du BNL, le Bloc National Libanais, partisan d'un nationalisme anti-confessionnel. Plusieurs fois ministre, fils d'Émile Eddé, président du Liban entre 1936 et 1941, Raymond Eddé est une autorité influente mais son activisme politique intéresse moins la cinéaste que ses activités humanitaires, volontaire pour retrouver des disparus et trouver les cimetières qui pourront abriter des dépouilles sans sépulture. Ses descriptions sont incroyables. On pense par exemple au récit de ce corps qu'il faut enterrer au plus vite parce qu'est avancée sa décomposition. Et partir en quête de places encore disponibles dans les cimetières, c'est buter contre la limite des assignations communautaires, jusqu'à découvrir que la dépouille enterrée dans un cimetière grec-orthodoxe est d'origine kurde et de confession musulmane.

 

 

 

Le poids de traditions culturelles ancestrales continue de peser lourd en même temps qu'il ne pèse plus grand-chose quand la guerre élargit le domaine du chaos. Il y a du surréalisme, là encore, dans ces histoires de cadavres et de cimetières, une ironie à la fois féroce et involontaire. La guerre hausse la réalité qu'elle déglingue en surréalité quand les urgences se voudraient contredites par de vieux réflexes. On continue à tenir à des imaginaires et des principes bousillés par le conflit, c'est délirant autant que bouleversant.

 

 

 

L'émotion est retenue par l'homme d'État, qui rirait presque si ce qu'il racontait n'était pas aussi tragique. Victime de plusieurs tentatives d'assassinat, il s'exilera en France en 1977 en continuant ses activités jusqu'en 1992. Un film tardif de Jocelyne Saab, La Dame de Saïgon (1997), reviendra sur une autre figure de militantisme à la fois politique et humanitaire, la doctoresse vietnamienne Duong Duinh Hoa. L'émotion emportera davantage la femme qui témoigne auprès de Raymond Eddé, ravagée par le sort d'inconnus qu'elle essaie d'aider en dépit du pire. La guerre concerne en effet tous ceux qu'elle aura cernés. Non seulement elle immerge le désespoir des uns dans celui des autres, mais de surcroît une conséquence inattendue de l'extrémisation des positions et des distinctions conduit à une sorte d'indifférenciation émotionnelle. Quand, soudain, on se demande si, cette femme, on ne l'aurait pas déjà vue quelque part, on est sûr en effet de la connaître. On la reconnaît enfin, c'est Lina Tabbara, l'actrice qui joue la journaliste Hind, la sœur de la chanteuse dans Nahla (1979) de Farouk Beloufa. On n'oublie pas que Jocelyne Saab est venue à la cinémathèque d'Alger, invitée par Boudjemâ Karèche et Yazid Khodja à montrer ses films devant des spectateurs, parmi lesquels le cinéaste Farouk Beloufa.

 

 

 

La présence lumineuse de Lina Tabbara rappelle à quel point Nahla, l'un des plus beaux films algériens, est plus que redevable du travail de celle qui en aura tourné le making-of.

Rhapsodie libanaise

 

Rhapsodie libanaise. En 1975, le Liban part en morceaux. Il s'agit moins d'accommoder les restes (s'en accommoder tient de la mauvaise cuisine) que de raccommoder les lambeaux (le tissage est une poétique homérique, davantage l'Iliade que l'Odyssée).

 

 

 

Convertir une poétique des ruines à une pédagogie des décombres, c'est préférer à tout romantisme Baudelaire, André Breton et Rossellini. La sensibilité est aux aguets, libre, sauvage, enfantine (filmer dans l'instant et accumuler des choses vues, joujoux comme un trésor de guerre) afin de passer le gué du pire (monter après coup, pour le coup d'après), tel est le dur désir de Jocelyne Saab.

 

 

 

Lire ce qui partout s'écrit mais semble intraduisible, à l'encontre des clichés encombrants d'un Orient compliqué, autres décombres. La lisibilité est une stratégie qui s'oppose à la confessionnalisation, cette confiscation d'une vision politique du conflit - plus d'une guerre, civile et incivile, site proche-oriental de la Guerre Froide dont on comprend qu'il l'est aujourd'hui d'une guerre civile mondiale.

 

 

 

Regarder le désastre sans être sidéré par lui, sans s'y ensevelir d'images pétrifiées. Les images sont des attestations vitales, de petites victoires, précaires et provisoires, sur la mort. Pour cela, Jocelyne Saab n'oublie pas tout ce qu'elle doit au bouclier d'Athéna.

 

 

 

Il y faut de l'enfance, qui est à la fois mobilité (entre les places et les assignations identitaires qu'elles localisent), agilité (tactique quand il faut aller partout et s'entretenir avec tout le monde, un art de négocier autant qu'un dur désir de refuser tout consensus ou neutralité au nom des prises de position dont témoigne la rhapsodie des films, en prises de vue et prises d'écoute) et curiosité (la connaissance est une thérapeutique, une affaire de cure, les images qu'il faut soigner ainsi que ce dont elles assurent la garde).

 

 

 

Jocelyne Saab aime l'Égypte, elle y a tourné plusieurs films, de L'Architecte du Louxor (1986) à Dunia (2005). Elle sait que le Livre des Morts des Anciens Égyptiens s'appelle aussi Le Livre pour sortir au jour. Elle a fait du cinéma pour sortir au jour, et renaître avec un nouveau corps le corpus de tous ses films. L'arche de celle qui a souffert du mal d'archive est une pyramide comme on en a découvert il y a dix ans à Louxor.