L'effet phi de l'amphigouri

(le cinéma de Yórgos Lánthimos)

 

L'amphigouri est une figure de rhétorique connue, le style tarabiscoté à visée parodique, le galimatias censément assumé pour rire des conventions langagières et autres préciosités. L'amphigourique en rajoute, le toujours plus pour dégorger nos cocons et en faire gicler les bestiaires. L'amphigouri a aujourd'hui son effet phi, le réalisateur d'origine grecque Yórgos Lánthimos, qui trousse ses films en comblant tous les écarts comme s'il jouait à saute-mouton.

 

 

 

Sauf que l'amphigouri est toujours mal négocié avec lui. La propension allégorique se retourne sur et contre elle-même, l'outre démiurgique recrachant les leçons mal assimilées de ses maîtres, Luis Buñuel pour les ratés de l'inconscient et Stanley Kubrick pour les tombeaux de la modernité, le mariage de la carpe et du lapin à l'hôtel de la clinique hanekienne. Simulacres et dystopies se tirent ainsi la bourre et bourre et ratatam en coinçant des mondes clos dans de petits bocaux aussi vieillots que les pièces d'Eugène Ionesco. La vieilloterie en monadologie négative.

 

 

 

Tout est bon dans le cochon pour l'amphigourique Yórgos Lánthimos, une animalerie de procédés piqués à droite comme à gauche et dont le plus significatif est l'objectif hypergone, qui loge le monumental dans l'œil vitreux d'un canard étêté. La Grèce des débuts, avec ses blancheurs cliniques et sa propension à la fascisation, a cédé la place depuis à des films world, une cuisine fusion tentée désormais par l'utopisme et un féminisme d'occasion. Mais l'amphigourique ne peut s'en empêcher, il joue à la ferme des animaux, y balance ses poupées, y piège et asphyxie ses souris. Son fétiche est moins l'animal éléphant que cette maladie qu'est l'éléphantiasis.

 

 

 

L'effet phi instruit alors que le cerveau de l'amphigourique est un cocon replet de lui-même, d'abord blanc clinique puis désormais pop acidulé, un globe oculaire qu'entortille son propre nerf optique. Un œuf Kinder avec un jouet inoffensif à l'intérieur dont le rêve est désormais, comme la grenouille continue de se rêver un bœuf, celui du plum-pudding. Même agrémentée de fruits confits, la ménagerie de verre où s'ébroue la cour des favorites sent très fort le poisson mort.

 

 

 

24 janvier 2024

Alps (2011)

Simulacres et discrédit

 

Une société secrète dont le nom s'inspire de la chaîne montagneuse alpine sécrète la discipline nécessaire à ce que chacun des angles du carré de ses membres, deux hommes et deux femmes, puisse vendre à autrui cet insolite service proposant de remplacer pour quelques temps un être cher et disparu en interprétant son rôle. Comme dans Canine (2009), ce démarquage du Château de la pureté (1972) d'Arturo Ripstein qui appliquait la précision chirurgicale du clinicien Michael Haneke, Alps repose la question de ce qui fait tourner rond ou pas une communauté, avec un nouveau monde sphérique et clos qui n'aurait nul autre dehors que son lot ignoré d'impensés.

 

 

 

Règles arbitraires et disciplines autoritaires aideraient en effet à vérifier par l'absurde, sur le mode paradoxal d'une raison poussée dans ses retranchements délirants, de l'importance de l'imaginaire et de la fiction dans les rapports sociaux. Sauf qu'il s'agit désormais d'étendre cette problématique à l'ensemble de la société grecque, jouant d'effets de contagion entre les séquences dont on comprend rapidement qu'elles mettent en scène des clients et des membres de la société secrète, et d'autres dont on peut se demander si elles ne seraient pas réglées selon le même régime de simulation.

 

 

 

C'est que le film de Yórgos Lánthimos, en lecteur supposé de Jean Baudrillard, se veut préoccupé de l'extension de la logique du simulacre (dans des sphères que l'on croyait relativement préserver de cette extension, à l'instar des relations affectives), à l’époque où les cures successives d'austérité ont accru en Grèce le chômage et la pauvreté, et réduit à peau de chagrin salaires et services publics. On ne dira donc pas qu'Alps n'a pas eu du nez, raccord avec les travaux de la sociologue Eva Illouz sur la marchandisation des émotions à l'époque de la modernité tardive et de l'industrie du bonheur.

 

 

 

Alps s'amuse d'abord de son petit délire communautaire (les sociétés secrètes sont après tout l'apanage de la modernité, qu'on relise Balzac), pour montrer ensuite en quoi il peut terrifier. On verra en effet le chef du groupe malmener l'une de ses membres qui a disjoncté parce qu'elle est en manque de rôles à jouer pour des familles endeuillées qui, elles, sont en manque de leur disparu. Comme c'était déjà le cas avec Canine, le film de Yórgos Lánthimos pourrait aisément s'envisager comme le miroir fictionnel de sa propre réalité méta-cinématographique. En effet, il allégoriserait l'autoritarisme de son dispositif formellement replié sur lui-même. La séquence montrant le chef Mont-Blanc s'apprêter à frapper Mont-Rose avec une quille vérifie ainsi le sadisme d'une mise en scène jouant avec les nerfs du spectateur (frappera ? frappera pas ?), en s'autorisant pareille brutalité au nom de la répression simulée d'acteurs désireux de jouir d'un peu d'autonomie contre leur maître.

 

 

 

Il s'agira toutefois moins d'allégoriser le fait que la crise prolongée que traverse la Grèce, brutalisée par la thérapie de choc économique visant à restaurer la confiance des investisseurs, ouvre un nouvel espace social doublement marqué par de nouveaux champs de valorisation des capitaux (avec la marchandisation des relations affectives frappées par le deuil) comme par la fascisation de ses nouvelles disciplines collectives (qui concernerait toutefois moins la fiction que le film lui-même, allégorisant ou bien simulant d'allégoriser ses propres procédés). À cet effet, il aurait fallu qu'Alps investisse véritablement son désir de fiction, notamment en décrivant par le menu les circulations monétaires à l'œuvre dans les rapports marchands du type qu'il décrit. Un reproche que l'on n'adressera pas à Family Romance, LLC (2019) de Werner Herzog qui, s'il porte exactement sur le même sujet, certes avec un peu plus d'inscription documentaire, échoue autant à intéresser. La force perverse du simulacre tiendrait à captiver la fiction en la retenant dans ses rets pour la dévitaliser, jusqu'à lui blanchir les os. La simulation contamine la fiction en l'évidant de son sang.

 

 

 

À l'exception de la seule mention de la gratuité des premières prestations, rien d'autre ne sera effectivement avancé pour décrire et documenter la production concrète des simulacres relationnels, ce qui n'est vraiment pas godardien alors même que Yórgos Lánthimos s'en réclame. Aussi, la manière très affirmée d'imposer une signature filmique, à force de reléguer en bordure des plans les personnages ou bien de les auréoler de flou afin de mettre en valeur un détail matériel anodin, finit par neutraliser toute possibilité de croyance dans ce qu'ils sont censés incarner, à l'opposé des filles d'Attenberg (2010) d'Athiná-Rachél Tsangári, ce film cousin comme l'est de la même réalisatrice l'inédit Chevalier (2015). Et, parmi celles-ci, on retrouve Ariane Labed, actrice d'Alps et compagne de Yórgos Lánthimos avec qui elle avait monté au théâtre en 2011 le Platonov d'Anton Tchekhov, déjà l'histoire d'un jeune homme simulant la joie de vivre avant que son cynisme ne le discrédite.

 

 

 

Après la blancheur des dents que l'on fracasse jusqu'au sang dans Canine, celle d'Alps voudrait montrer comment le devenir clinique de l'Europe lave plus blanc avec la Troïka des cyniques. Pourtant, le cocon blanc tient de l'œuf Kinder, avec son jouet inoffensif à l'intérieur. Le discrédit qui frappe le film enfonce ainsi le clou d'une crise de la dette dont la Grèce est une expiatoire victime.

The Lobster (2015)

Les deux pinces et les pincettes

 

Canine (2009), Alps (20011) et désormais The Lobster (2015) : avec son cinquième long-métrage (si l'on excepte deux premiers essais, My Best Friend en 2001 et Kinetta en 2005, toujours inédits) récompensé d'un Prix du Jury au Festival de Cannes, Yórgos Lánthimos persiste et signe. Son affaire n'est pas mince mais elle vaudrait peut-être le coup d'en pincer pour elle puisqu'il s'agirait rien de moins que de l'imagination en un sens radical, celui-là même où Cornelius Castoriadis l'aura entendue et conceptualisée. C'est-à-dire le monde d'images, de formes et de significations à l'intérieur duquel vit, évolue et se développe l'être humain, et qui se divise en une part créatrice (l'instituant) et une part réalisée (l'institué). Autrement dit, l'imagination se comprend comme la condition au principe même du possible humain, de ce qui est pensable et représentable, et dont dérivent d'ailleurs toutes les oppositions catégoriques et structurantes de la métaphysique, notamment celles du réel et de l'imaginaire. Le philosophe français d'origine grecque n'aura ainsi jamais cessé de préciser la distinction entre l'imagination radicale en son aspect psychique et individuel et l'imaginaire social instituant sur son versant collectif et anonyme, les deux sphères se coproduisant réciproquement. Ainsi que l'écrit ce dernier : « Ce sont ses significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l'acceptation profonde du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l'humanité – à la vie, à l'activité, au choix, à la mort des humains comme au monde qu'elles créent et dans lequel les individus doivent vivre et mourir » (Les Carrefours du labyrinthe, tome 4 : La Montée de l'insignifiance, éd. Seuil, 1996, p. 223). Rigoureusement dynamique car soucieuse du caractère d'auto-institution des sociétés humaines, cette pensée rappelle aux dogmes essentiels, le Destin ou Dieu, la Nature ou la Race, l'Histoire ou la Nation, l'Économie ou la Mondialisation, qu'ils auront justement été institués, et qu'ils pourraient être destitués dès lors que l'imaginaire social instituant bouleverse et transforme radicalement l'imaginaire social institué.

 

 

 

L'imagination radicale est le transcendantal de la pensée de Cornelius Castoriaris et si elle l'est pour le cinéma de Yórgos Lánthimos, c'est comme une tentation à la fois démiurgique et allégorique.

 

 

 

L'imagination radicale se manifesterait dans la famille de Canine où l'éducation parentale à laquelle sont astreints les enfants est soumise à des principes arbitraires afin de séparer hermétiquement le dedans de la sphère domestique du dehors de la sphère publique. Une allégorie du séparatisme qui est moins l'affaire des prolétaires nomades que des bourgeois blancs. Elle s'attesterait encore dans la société secrète de Alps proposant aux familles endeuillées que ses membres remplacent temporairement les défunts. Une allégorie de la mort refusée au profit de l'industrie de ses simulacres. L'imagination radicale s'accomplirait enfin dans la dystopie proposée par The Lobster où la norme conjugale est instituée de telle manière que les individus échouant à en faire sienne l'injonction sont sanctionnés au bout de 45 jours, condamnés à être transformés en l'animal de leur choix. De la famille à la communauté alternative et de la contre-société à l'ensemble de la société elle-même, le mouvement accompli est, en parallèle du renforcement des financements et du prestige des prix, celui d'une extension toujours plus totalisante des sphères d'application allégorique de l'imagination radicale. Le monde avec ses règles instituées témoignerait ainsi de la force aussi créatrice qu'immotivée de significations dont le pouvoir est indubitablement normatif.

 

 

 

La première conséquence, avec l'embourgeoisement de l'auteur, c'est l'évanouissement progressif de l'existence du dehors, dont les normes instituées diffèrent précisément des règles instituant le dedans. De Canine à The Lobster, le hors-champ s'est tout simplement évanoui. La dystopie avère ainsi l'intégration totale du monde dans un cocon blanc de significations arbitraires, dynamisées par une lutte interne entre la majorité incluse dans le monde tel qu'il est réglé (et dont le précipité nous est ici donné dans les couloirs, chambres et salons d'un hôtel de luxe) et la minorité oppositionnelle des Solitaires qui ont fui l'ordre normatif institué, en vivant ou survivant dans une forêt avoisinante.

 

 

 

Moyennant quoi, Yórgos Lánthimos perd en dialectique (à l'extérieur des mondes filmés comme des fictions auto-instituées, rien d'autre que notre réalité dès lors rappelée à l'ordre des significations immotivées dont elle est tramée), sans pour autant d'être sûr de trouver une compensation sur un versant allégorique, d'emblée rapporté à l'artifice d'un monde qui n'existe pas. Le risque de la dystopie est alors celui de l'aporie, la démiurgie limitée dans ses perversions, l'allégorie mutilée de se replier sur ses abstractions. La limite d'une telle démarche tient à ce que la critique portant sur l'arbitraire de conventions imaginaires, sous prétexte que ce monde ressemblerait de loin ou de près au tissu de règles dans lequel le nôtre est emmailloté, soit brutalement contredite par la critique qui s'exercerait sur les conventions propres caractérisant l'imaginaire fictionnel du film lui-même.

 

 

 

Certes, The Lobster fait quelquefois rire, avec un bon gag comme celui de la jeune femme fière de ses cheveux blonds et transformée en poney à la belle crinière jaune. Mais le dogmatisme de ses principes est rapidement stérilisant, d'un usage rabougri de ralentis en guise de pointes grotesques aux accords bruyants d'Igor Stravinski ou Dimitri Chostakovitch afin de marteler l'importance de ce qui se passe. Quant à l'idée centrale de l'injonction au couple, elle possède une certaine valeur dans le contexte du ménage entendue comme unité économique fondamentale pour la dynamique du capitalisme (comme l'a montré Immanuel Wallerstein dans le sillage de Fernand Braudel et des analyses du « capitalisme historique »). Mais elle semble aujourd'hui, à l'heure de l'individualisme forcené et d'un consumérisme intégralement désintégrant, moins déterminante que l'injonction (qui est une addiction) au sexe décrite avec plus ou moins de réussite dans Shame (2011) de Steve McQueen, Nymphomaniac (2014) de Lars von Trier ou encore Love (2015) de Gaspar Noé.

 

 

 

Yórgos Lánthimos aurait prouvé qu'il a indéniablement de la suite dans les idées en déplaçant sa fiction de la Grèce natale à l'Irlande dont les riches paysages, urbains ou ruraux, n'escamotent en rien le fait qu'il appartient avec ce dernier, en plus du Portugal et de l'Italie, au groupe des pays de l'Union Européenne parmi les plus assujettis au fardeau de la dette. Il en aurait encore en ayant réussi à demander à une brochette de stars internationales (Colin Farrell, John C. Reilly, Ben Whishaw, Rachel Weisz et Léa Seydoux) de jouer des figures inconsistantes, tandis que les actrices grecques interprétant des rôles secondaires (et appartenant à la « famille » du réalisateur, Ariane Labed et Angeliki Papoulia) démontrent un plus grand sens du corps et de l'incarnation. Toutefois, l'allégorie caustique à l'humour à froid du caractère arbitraire des normes sociales instituées, à force de multiplier les procédures modernistes de neutralisation (jeu désaffecté des acteurs, raréfaction des couleurs, longues focales et axes latéraux écrabouillant les personnages sur des fonds abstraits, ambiance clinique généralisée), finit elle-même par être désincarnée. Aucun trouble à l'horizon (les animaux ne passent ici qu'à l'arrière-plan sans intéresser la caméra et l'on ne se demande même plus comment s'opère la transformation des personnes en bêtes). Le monde dépeint est bien trop muré d'irréalité pour convoquer un tant soit peu le nôtre, et ainsi en contaminer le jeu de significations.

 

 

 

Au point où l'on croit reconnaître son caractère quelque peu désuet : The Lobster ressemble furieusement en effet aux pièces typiques d'un genre privilégié durant l'après-guerre, le théâtre de l'absurde. Et davantage celui d'Eugène Ionesco que de Samuel Beckett, le second refusant d'indexer la dramaturgie sur des idées générales illustrées à l'aide des conventions théâtrales dont use le premier. Entre ces deux références, on tomberait sur Arthur Adamov à qui l'on pourrait alors rapprocher Yórgos Lánthimos (même si les séparent l'adhésion au communisme pour l'un et la chute du bloc soviétique et l'attitude postmoderne pour l'autre), sensible à la dimension proto-totalitaire des institutions structurantes des démocraties libérales (la famille, le couple, la société secrète, la communauté). Mais le schématisme est une affaire trop rondement menée quand la contre-société se voit affligée des mêmes tares autoritaires et tendances proto-totalitaires, rivale minoritaire mais mimétique de la société dominante. Le contrechamp n'est qu'une dérivée du champ et si le célibat est prôné comme une obligation, il le sera avec la même vigueur et la même brutalité que le couple.

 

 

 

Que reste-t-il alors à tous ceux qui, passés de la domination à l'opposition, se rendent compte que s'exercent les mêmes effets d'imposition ? Ne resterait que la transgression ultime, l'amour comme ce qui n'est désiré ni par la société dominante (qui ne veut que le couple parfaitement appareillé, hétéro comme homo d'ailleurs, peu lui chaut) ni par la contre-société dominée (qui oppose au dogme du couple celui du célibat). C'est peut-être en suivant les mouvements aberrants de son apparition que The Lobster vraiment surprendrait. Notamment, en prenant plus sérieusement en compte l'influence buñulienne, invoquée comme référence évidente (les héros marchent sur une route déserte comme les bourgeois du Charme discret de la bourgeoisie et les enfants sont maltraités comme ils l'auront toujours été depuis L'Âge d'or), mais souvent incomprise (parce que Luis Buñuel préférait moins l'absurde que le non-sens, jouant de manière autrement plus troublante des plus petites différences ou d'effets de réversibilité depuis le textile de significations où notre monde est corseté). Là où l'influence buñuelienne fait mouche, c'est dans une ellipse (paradoxalement la meilleure scène du film), précisément dans le refus de montrer le personnage interprété par Colin Farrell en train de se crever les yeux en marque d'amour pour celui de Rachel Weisz qui, elle, a perdu les siens après avoir été puni par la chef du groupe jouée par Léa Seydoux.

 

 

 

Assez habilement, Yórgos Lánthimos nous avait préparés à cette séquence. Un homme interprété par Ben Whishaw se casse le nez pour copier le saignement affectant sa future compagne, après les dents cassées de Canine. Le réalisateur prend in fine la sage décision d'en soustraire la représentation, alors qu'une séquence de ce genre ouvrait le premier film de Luis Buñuel coréalisé avec Salvador Dali, Un chien andalou (1929). Ce que l'amoureux peut faire (se crever les yeux pour être aveugle comme la femme aimée), le réalisateur peut ne pas le faire (soustraire cette image, c'est d'une certaine façon aveugler le spectateur qui l'attendait). Cette cécité n'est pas l'objet d'un gag gore mais d'une situation partagée de part et d'autre de l'écran. C'est surtout un secret qui lie non plus des archétypes cendreux mais des personnages potentiels, gardiens d'un trésor que ne désirent ni les sociétés instituées (la grosse pince du homard, celle qui coupe) ni les contre-sociétés en désir d'institution (la petite pince, celle qui broie). L'abus des pincettes, les effets de style appuyés et les renvois de balle mimétiques, n'empêchera pas de pincer pour le film, mais seulement à l'arrachée.

 

Mise à mort du cerf sacré (2017)

Un maître à panzer

 

Mise à mort du cerf sacré conterait-il la répétition d'une tragédie immémoriale ? Non. Mettrait-il alors en scène la farce de l'impossibilité du sentiment tragique dans la vie moderne ? Pas davantage en vérité puisque dans ce film, farce et tragédie coïncident moins qu'ils se neutralisent réciproquement. La tragédie consiste alors en ce que Yórgos Lánthimos simule Stanley Kubrick plutôt qu'il n'en est l'émule ; la farce plus encore qu'avec The Lobster à ce que de tels films, qui simulent Luis Buñuel, paraissent plus vieillots que les antiques pièces à thèse d'Eugène Ionesco.

 


 

La tragédie de l'esprit de sérieux, quand il se met à fusionner ainsi avec l'esprit de système, plombe la parabole catastrophiste d'un paquet d'intentions qui pèse risiblement des tonnes. Campé par Colin Farrell en clone pileux et piteux de Droopy, un grand chirurgien et cardiologue respecté ignore en effet devoir rejouer le destin d'Agamemnon – mais en pire. Le sacrifice laborieusement consenti de son fils cadet, en réparation vertueuse d'un décès que son inconscience professionnelle aura causé, s'impose dans la clinique déserte d'une Amérique post-post-post-moderne (les focales courtes font signe vers les nettoyages d'aquarium de Terrence Malick de l'époque), contre la substitution mythique d'une biche autorisée dans la tragédie d'Euripide par Artémis afin de sauver Iphigénie.

 


 

À la fin d'un scénario qui, au moins, ne fait jamais semblant d'occulter l'arbitraire de ses ficelles, les survivants tirent une gueule grande comme ça d'avoir dû, en dépit de la modernité désenchantée qu'ils figurent de pâle façon, sacrifier au sacrifice en payant un lourd tribut à la comptabilité imputrescible du vieux talion sacré. Euripide, qui avait pour désir le dépassement sublime de la vengeance et du sacrifice, avant le même geste sacrificiel d'Isaac sur Abraham et son substitut symbolique par l'agneau pascal, est autrement plus émancipateur que son réactionnaire suiveur, persuadé non pas que l'on retourne en arrière mais qu'il n'y aurait aucun moyen de faire le contraire.

 


 

Criblé d'effets d'autorité jusqu'à la caricature, avec force travellings-avant rase-motte et zooms-arrière kubrickiens, et autant d'intimidants roulements de timbales bartokiens, Mise à mort du cerf sacré vérifie que son auteur tient à chèrement disputer son fauteuil cannois à ses rivaux mimétiques, les auteurs hautains en hérauts de la vitrification du cinéma contemporain, contents pour rien comme Ruben Östlund, Lynne Ramsay et Jessica Hausner – et leur maître à tous, Michael Haneke. Parfois, quelques inserts dégoûtants (une opération à cœur ouvert, un poisson mort, une plâtrée de spaghettis) ponctuent des dialogues récités avec une précipitation qui, si loin de la célérité des dialogues hawksiens, fait de l'alacrité un vil moyen de s'en débarrasser. Il faut bien que tonnent les grandes orgues pour que sonne la charge du pire censée sanctionner l'insensibilité bourgeoise et sa bêtise, immunisée contre tout désir d'une interruption messianique de sa propension à la barbarie.

 


 

La comédie sociale des inconscients buñueliens comme la monumentale tragédie des catastrophes kubrickiennes ont tristement viré en clownerie festivalière, sous la férule d'un maître à panzer.

 

La Favorite (2018)

La course d'un canard sans tête

 

Premier film en costumes de son auteur, mais le troisième tourné en langue anglaise après The Lobster (2015) et Mise à mort du cerf sacré (2017), La Favorite se paie dans les grandes largeurs la (basse)cour de la reine Anne, ultime héritière de la Maison Stuart. Et lui voler dans les plumes invite à la vilipender en adolescente dodue et gâtée. En ce début de 18ème siècle, l'attention de la reine d'Angleterre de 1702 jusqu'en 1707, puis de Grande-Bretagne jusqu'à sa mort en 1714, vaut de l'or que dilapident la Guerre de Succession d'Espagne et son extension sur le front colonial américain face à l'ennemi français. Rafler le gros lot de l'attention de la reine Anne devient l'enjeu de tensions politiques entre les Tories (l'aristocratie foncière, anglicane et royaliste) et les Whigs (la bourgeoisie marchande, opposée à l'absolutisme royal et favorable au parlementarisme), soumises à la personnification des rivalités mimétiques entre Sara Churchill, Lady Marlborough, et Abigail Marsham, sa cousine désargentée qui a néanmoins réussi à force d'intriguer à devenir la favorite.

 

 

 

Le cinquième long-métrage de Yórgos Lánthimos ressemble à ses premiers prédécesseurs à l'instar de Canine (2009) et Alps (2011), même si le luxe qu'il affiche jusque dans son casting (Olivia Colman, Rachel Weisz et surtout la nouvelle venue Emma Stone) promettait une belle culbute aux Oscars. Il y est donc à nouveau question de petits mondes repliés en vases clos et les bestiaires que ces cocons abritent rappellent aux courtisans qu'ils sont des rivaux de basse-cour, de règles qui en instituent la rondeur sphérique mais dont la fantaisie signe l'arbitraire, ainsi que des courts-circuits de l'inconscient qui poussent la balance des pouvoirs à rendre équivoque règlement et dérèglement.

 

 

 

Le pouvoir est un roi nu, en l'espèce ici une reine dont la nudité, déniée ou reconnue, est un consensus par l'absurde qui méritait bien le mordant d'un regard sarcastique. D'un côté, le privilège filmique des objectifs à courte focale établit la monumentalité formelle d'une société aristocratique (le film a été tourné à Hatfield House, une riche propriété en Hertfordshire construite pour Robert Cecil, 1er comte de Salisbury). De l'autre, l'usage ponctuel de l'objectif hypergone (ou « fish eye ») loge la rondeur sphérique dans l'œil vitreux du canard ou du lapin, ces animaux avec lesquels on joue mais qui sont souverainement indifférents à la bêtise humaine, trop humaine, rien qu'humaine.

 

 

 

On remarque que, pour Yórgos Lánthimos, tout est bon dans le cochon, puisant dans les panoplies des effets de style, tantôt longues focales (Alps) et zooms arrière (Mise à mort du cerf sacré), tantôt courtes focales (La Favorite) et ralentis (The Lobster), pour singer les grandes manières de ses modèles, Stanley Kubrick pour le formalisme et les inserts animaliers de Luis Buñuel. Le roi est nu autant que sa reine et la nuée des favoris qui l'entourent l'habille en toute saison, sauf pour l'hiver.

 

 

 

Le programme est connu et balisé, aussi raide et droit dans ses bottes que les rails de ses travellings à la précision automatique, couru d'avance avec ses spasmes (un lancer d'oranges ou une course de canards entre lords), ses dissonances et autres stridences (une danse aux accents modernistes, des dialogues ciselés faisant crépiter des « fuck » incongrus), ses outrances (les coups au-dessus et en-dessous de la ceinture, jambes pourries par la goutte, automutilation et empoisonnement). Emma Stone fait souvent mouche en sale petite peste, tandis qu'Olivia Colman émeut à la toute fin quand, en perdant l'amour de la seule à lui dire la vérité, ne lui reste plus que l'obséquiosité de sa remplaçante qui, elle, n'a pas d'autre chose à dire pour lui faire plaisir que de lui mentir. Pour le reste, les anachronismes feront toujours sourire, même si l'on doit bien avouer que leur force est ici émoussée (les pouvoirs ont de ces invariants qui, à travers l'Histoire, ne changeraient donc jamais).

 

 

 

Et c'est ainsi que La Favorite voudrait dans l'idéal célébrer en grandes pompes le mariage du canard kubrickien avec le lapin buñuelien. Sauf que l'intérêt premier de se focaliser sur les luttes intestines d'un trio féminin se retourne progressivement contre lui-même. En étant exceptionnellement rapportée aux interactions entre Anne, Sarah et Abigail, la question du pouvoir se voit en effet réduite à une querelle strictement affective. Avec la féminisation circonstanciée du pouvoir monarchique se déduit de façon problématique une dépolitisation des enjeux qui relègue l'opposition des Tories et des Whigs sur le seuil liminal du hors-champ. S'il est juste d'attester la trame affective des rapports de pouvoir, la justesse l'est beaucoup moins quand la politique advient en conséquence, indirecte et masculine, de relations féminines dont l'hystérie est directement le fait du saphisme et de l'infantilisme. La puérilité caractérise seulement à la fin le regard sardonique de Yórgos Lánthimos lui-même qui, aidé par un scénario de Daborah Davis repris par Tony McNamara, croit benoîtement révéler la nudité obscène du pouvoir monarchique quand il cède en vérité à des clichés sexistes éculés, relevés par les historiens de la période comme Maureen Waller.

 

 

 

Cette course aux canards aurait pu séduire ceux qui ne les apprécient que décapités. Mais l'encéphalite est telle que La Favorite souffre au milieu de ses blanches porcelaines d'éléphantiasis.

 

Pauvres créatures (2023)

Le cabinet de curiosités était fermé de l'intérieur

 

À nouveau, Emma Stone joue la favorite dans le nouveau film de Yórgos Lánthimos, Pauvres créatures, qui tient très franchement du plum-pudding. Relisant via un roman d'Alasdair Gray Frankenstein de Mary Shelley dans le sens d'un récit de formation sur papier glacé, Pauvres créatures est un film world (comme on désignait naguère la musique de consommation planétaire), un film fusion (comme on parle d'une certaine tendance de la cuisine d'aujourd'hui). Les fonds verts glacent ainsi les vapeurs du steampunk dans une gelée kitsch, tandis que la cage dorée des décors écroue une caste de stars, Emma Stone et Willem Dafoe, Hanna Schygulla et Mark Ruffalo, otages volontaires des désidératas d'un démiurge visant cette fois-ci l'édifiant souci de l'émancipation.

 

 

 

L'autocritique de l'auteur d'Alps, The Lobster et de La Favorite, qui double la veine dystopique habituelle par la nouveauté supposée d'un féminisme cunnilingué de socialisme, bute cependant sur les mêmes tropismes, accentués par une forme ampoulée, amphigourique à souhait, sans rivalité sinon Le Conte des contes (2015) de Matteo Garrone, d'un budget faramineux de 15 millions de dollars quand celui de Pauvres créatures lui aura rien moins ajouté que vingt millions de plus.

 

 

 

En effet, les collages monstrueux d'un scientisme fin de siècle accouchent d'une femme candide et revancharde, raccord avec les avatars du revenge female movie, et accordée à la science qui l'aura profanée. Le féminisme y est un horizon déclaré mais inaccessible, seulement autorisé au nom des chaînes plus exquises à filmer de vexations et d'humiliations qui l'auront rendu nécessaire, jusqu'à y inclure la prostitution et la nymphomanie comme stations obligatoires à l'érection d'une femme de notre temps, la putain en pasionaria d'une nouvelle ère puritaine. Un néo-victorianisme. Parmi ses victoires, on relèvera la légitimité des suicides (Bella se noie afin d'échapper à un mari qui la veut comme ventre), mais pas des avortements (elle se tue en portant un enfant non désiré). Le montage du cerveau du second dans le corps du premier n'est pas loin de s'apparenter alors au fœtus qui faisait la leçon de morale à sa porteuse, Marilyn Monroe dans Blonde (2022) d'Andrew Dominik.

 

 

 

Affecté des mêmes problèmes proverbiaux qu'un Gaspar Noé, Yórgos Lánthimos s'apparente à la grenouille qui se voudrait un bœuf. Elle enfle, elle enfle, l'outre démiurgique, pour vomir une bisque d'une tiédeur standard, la femme qui s'autonomise de ses pathétiques maîtres masculins, Galatée démontrant par l'idiotie la bêtise de ses Pygmalion successifs ainsi que leur monstrueuse vanité. La nouvelle Eve des temps futurs, « Lady Scotland » qui fait monter du four banal victorien le levain d'un féminisme de science-fiction, n'en reste pas moins une poupée à manipuler, certes gonflée à l'hélium, gonflable à plaisir et gonflante de ne jamais sortir du bourbier des clichés, libération sexuelle et sacrée loi du Talion. Le voisinage avec la Barbie de Greta Gerwig est tout à fait symptomatique d'une certaine tendance du cinéma contemporain, aporétique. Le féminisme surexposé ne déroge pas à ses obligations de repeindre aux couleurs d'un arc-en-ciel pop et acidulé les mêmes conservatismes, les hommes à la manœuvre derrière les femmes puériles et leur hystérie qui les assigne à l'ardeur de leur utérus, ce foyer sans satiété, ce four brûlant le pain des pénis.

 

 

 

Void

 

 

 

Le palais des glaces habituel, arbitraire des normes et bestiaire farfelue, simulacres en pagaille et allégories dystopiques, même s'il a troqué pour l'occasion la vieille clinique hanekienne pour la farandole en sucre et bonbon burtonienne, demeure enfermé volontaire dans une monadologie négative, en dépit du socialisme de l'écrivain écossais Alasdair Gray. Les focales fish-eye accusent toujours la même vision d'aquarium, l'abus de fonds verts abolit tout dehors. Le bocal, aussi agité soit-il, arrondit tellement les angles que rien ne tangue, plus rien n'est bancal. Malgré l'inflationnisme des effets, ces toppings, la vision est considérablement restreinte, coincée dans un cul-de-bouteille. Un gigantesque œuf en chocolat avec un tout petit jouet en plastique à l'intérieur.

 

 

 

Slavoj Žižek a non seulement rappelé que l'œuf de marque Kinder est paradigmatique de toutes ces marchandises qui, promettant toujours plus, déçoivent au moment de la révélation de la pauvreté de leur contenu, mais encore que le terme anglais de void désignait à l'époque de l'Angleterre élisabéthaine une confiserie en forme d'animal avec un vide en son centre. Le philosophe slovène a également rapproché le vide de la marchandise de l'usage axial du zéro avérant avec la modernité l'hégémonie des rapports marchands. On remarquera en passant que la croisière de luxe où est entraînée Bella rate l'arrêt prévu à Athènes. Le réalisateur d'origine grecque serait donc incapable de rentrer chez lui, exorcisant par l'amphigouri l'horreur économique qui a frappé son pays : l'austérité. Une fois déliée la question de la dette publique de sa réalité de produit caractéristique du capitalisme financier, la cure d'austérité possède un sens pertinent, celui d'indiquer que plus par plus ne signifie pas automatiquement le meilleur même si, Voltaire oblige, le mieux peut être aussi l'ennemi du bien.

 

 

 

Yórgos Lánthimos croit célébrer un autre mariage de la carpe et du lapin, Lola Montès et Annette,. Pauvres créatures répond seulement au cinéma de Gaspar Noé quand il plastronne : Enter the Void.

 

 

 

Bella, la favorite nouvelle, s'ajoute ainsi à la série de ses prédécesseurs, canard sans tête et poisson mort. Même en verre agrémenté de fruits confits, le cadavre exquis sent toujours fort la ménagerie. Pauvres créatures promettait un cabinet de curiosités, on le découvre verrouillé, fermé de l'intérieur.